#MeToo à l'hôpital : "J'ai vécu dans la terreur d'être seule avec lui dans les couloirs"
Ces derniers jours, des centaines de professionnelles et étudiantes en santé témoignent des violences sexistes et sexuelles vécues à l'hôpital. Cette libération de la parole, déjà amorcée par de précédentes initiatives et enquêtes, fait suite aux accusations de "harcèlement moral et sexuel" de la Pre Karine Lacombe à l'encontre du Dr Patrick Pelloux dans Paris Match. Quelques heures plus tôt, une gynécologue-obstétricienne appelait également sur ses réseaux sociaux à lever l'omerta sur ces comportements qui semblent persister dans l'ensemble du monde médical.
Après "Paye ta Blouse" en 2017, la parution du livre-enquête Silence sous la blouse en 2019 et la publication ces dernières années de plusieurs enquêtes sur les violences sexistes et sexuelles à l'hôpital et en médecine, une nouvelle vague de témoignages ébranle le milieu médical. En quelques jours, des centaines de soignantes – qu'elles soient médecins, étudiantes, infirmières, aides-soignantes… - ont dénoncé les remarques sexistes et agressions sexuelles qu'elles subissent au quotidien. Ces prises de parole font suite aux révélations de la Pre Karine Lacombe, mercredi 10 avril dans Paris Match, sur le Dr Patrick Pelloux. La cheffe du service des maladies infectieuses de l'hôpital Saint-Antoine, à Paris, y accuse l'urgentiste de "harcèlement sexuel et moral". Des accusations fermement démenties par ce dernier qui y voit des propos diffamatoires.
Quelques heures avant ces révélations et sans avoir "aucune idée" de l'article en préparation par Paris Match, la gynécologue-obstétricienne "Juju la gygy"* – qui compte plus de 86 000 abonnés sur Instagram – postait une vidéo suivie d'une photo appelant à libérer la parole. Elle racontait dans la première une agression sexuelle vécue durant son internat. Et écrivait, sur la seconde : "#Metoomédecine, #Metoohôpital : il est temps que la honte change de camp."
"Je n'étais pas au courant de la publication de l'article sur Patrick Pelloux. J'ai voulu remettre ce sujet [des violences sexistes et sexuelles, NDLR] sur le tapis pour ancrer les choses, pour que les personnes qui voudraient agresser se sentent regardées et qu'elles ne le fassent pas", explique la médecin, dont les posts ont été motivés par les récentes prises de parole de l'actrice Judith Godrèche sur le harcèlement et les comportements sexuels commis dans le milieu du cinéma. "Je suis retournée voir l'une de ses publications sur les réseaux sociaux et je me suis dit que j'allais moi aussi me lancer, que j'allais balancer les histoires sur ce qui se passent en médecine", raconte la gynécologue, qui exerce dans une petite maternité des Pays de la Loire.
Il s'est permis de reboutonner ma blouse après m'avoir 'caressé' le torse
En quelques heures, des centaines de témoignages se sont amassés sous ses deux publications. Des femmes y racontent les remarques sexistes ou agressions sexuelles dont elles ont été témoins ou victimes. "Lors de mon premier bloc en tant qu'externe, en chirurgie orthopédique […], j'ai eu droit à des réflexions sur ma poitrine et à une 'blague' comme quoi ils [le chirurgien, l'interne et l'infirmier de bloc opératoire présents avec elle, NDLR] n'avaient qu'à me mettre dans une cave et faire une tournante", se souvient Marine, désormais médecin généraliste. "Choquée, je n'ai rien su dire. Par contre, hors de question de rire ou de sourire à ce genre de choses" et "je n'y suis pas retournée", précise-t-elle.
Il y a une dizaine d'années, alors qu'elle était en stage de chirurgie durant sa quatrième année de médecine, Laure** explique, elle, avoir été bloquée par un médecin senior. En pleine visite professorale, entouré par une quinzaine de personnes, il s'est permis "de reboutonner ma blouse – j'étais en pull en-dessous - après m'avoir 'caressé' le torse, en me disant 'c'est un peu trop ouvert ça' d'une voix bien suave, bien dégueulasse". Il a fait ça "devant tout le monde, à l'exception de son chef qui était sorti, et personne n'a moufté", assure celle qui est devenue généraliste : "C'était mon premier jour dans le service."
Les médecins et apprenties médecins ne sont pas les seules concernées par ces violences. Adélaïde**, alors étudiante en psychologie, se rappelle s'être vue "strictement interdit de rester seule avec le chef de pôle" lors d'un stage en psychiatrie en 2014. Le praticien était "connu pour 'apprécier les jolies blondes'", glisse-t-elle. "J'ai vécu dans la terreur de finir tard et d'être seule avec lui dans les couloirs", poursuit la professionnelle, qui assure que ces faits étaient "connu[s] et su[s] de tout le service et même au-delà".
Ce n'est pas la première fois que le sujet des violences sexistes et sexuelles dans le milieu médical est abordé. En 2019, une enquête*** menée auprès de 3 100 praticiens hospitaliers avait notamment révélé que 15% des femmes exerçant de ce milieu avaient déjà été victimes de harcèlement sexuel ; 18% en avaient été témoins. Malgré ces chiffres – mis en avant par d'autres sondages, dont un plus récent sur les femmes médecins à l'hôpital – et les prises de parole, ces violences semblent persister à l'hôpital, comme dans l'ensemble du monde médical.
Les mises en avant de ce sujet n'ont jusqu'alors "pas [suffisamment] pris", considère "Juju la gygy". "Je pense que les personnes qui dirigent nos professions et nos spécialités ne veulent pas voir le problème en face et ne s'en emparent pas. Je crois, par exemple, que l'on n'a jamais vu un chef de service ou un doyen se prononcer publiquement en disant que le sexisme doit prendre fin. Ceux qui prennent la parole aujourd'hui le font sur les réseaux sociaux, mais ce n'est pas forcément ceux qui font les services ou les doyens des facs", détaille la gynécologue-obstétricienne.
Côté étudiants, de tels comportements sexistes et sexuels semblent aussi persister. La médecine souffre encore "d'une culture carabine" qui "banalise le sexe pendant les études" et "expose à un humour sexiste", a en effet indiqué Florie Sullerot, présidente de l'Intersyndicale nationale des internes de médecine générale (ISNAR- IMG), à l'AFP.
Le sexisme et les violences n'ont pas leur place à l'hôpital
De plus, "le changement sur ces sujets est plutôt long et dépend d'énormément de facteurs. Il y a toujours les mêmes problèmes, dont le fait que les signalements qui sont faits n'ont pas toujours de suite", ajoute Jérémy Darenne, président de l'Association nationale des étudiants en médecine de France (Anemf), interrogé par Egora. "Il y a donc peu de personnes qui signalent ces faits et peu de condamnations : c'est un cercle vicieux." D'autant que ces violences sont régulièrement commises par les supérieurs hiérarchiques de ces étudiants qui, par crainte pour la suite de leur carrière, préfèrent se taire.
En 2021, une enquête de l'Anemf avait montré l'omniprésence de ces violences en études de médecine. En effet, 38,4% des apprenties médecins disaient avoir subi du harcèlement sexuel pendant leurs stages hospitaliers, 49,7% des "remarques sexistes" et 6% des "gestes déplacés" (mains aux fesses, attouchements…). Mais seule une minorité avait signalé ces faits.
Dans ce contexte, Jérémy Darenne appelle, entre autres, à une meilleure "mise en sécurité" des victimes. "Quand elles font un signalement [durant un stage], il faut notamment qu'elles puissent partir de ce stage", estime le président de l'Anemf : "Il faut aussi qu'il y ait plus de transparence sur l'avancées des procédures" en cas de signalement. En juin dernier, l'association a ainsi publié un guide "contre les violences sexistes et sexuelles au sein des études de médecine" afin de sensibiliser et aider les étudiants qui souhaiteraient dénoncer de tels actes.
Les récents témoignages de victimes semblent toutefois avoir décidé le ministère de la Santé à instaurer des mesures pour protéger les étudiantes et autres soignantes. "Le sexisme et les violences sexuelles n'ont pas leur place à l'hôpital", a insisté Frédéric Valletoux sur le réseau social X, précisant qu'"aucun écart ne doit être toléré".
Le sexisme et les violences sexuelles n’ont pas leur place à l’#Hôpital.
Je réunis bientôt associations, employeurs et professionnels de #santé, afin d’amplifier les actions déjà menées et travailler sur une réponse globale et ferme.
Aucun écart ne doit être toléré ! #MeToo— Frédéric Valletoux (@fredvalletoux) April 12, 2024
Le ministre délégué chargé de la Santé et de la Prévention a également assuré dimanche 14 avril, dans La Tribune Dimanche, vouloir réunir "d'ici la fin du mois les associations d'étudiants en santé, les syndicats, les fédérations d'employeurs et les autres représentants des hospitaliers pour engager un travail de fond et amplifier nos réponses pour mieux prévenir et être côté des victimes".
*La praticienne souhaite rester anonyme.
**Le prénom a été modifié.
***Enquête réalisée par Actions praticiens hôpital et Jeunes médecins, et destinée à tous les médecins et pharmaciens hospitaliers (hommes et femmes).
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