Amiens, Rennes, et auparavant Dijon, Avignon, Bourges… Les grèves se sont multipliées cette année dans au moins une dizaine d’hôpitaux psychiatriques à travers la France. Allant parfois même jusqu’à la grève de la faim au cours de l’été, comme à l’hôpital du Rouvray près de Rouen ou au Havre. Dénonçant leurs conditions de travail, les soignants ne demandaient pas d’augmentation de salaire mais des embauches supplémentaires pour "pouvoir prendre en charge dignement les patients". Tout récemment encore, le 10 octobre, des membres du personnel de l’hôpital Philippe-Pinel à Amiens se sont enchaînés aux grilles de l’ARS pour être entendus. Leurs demandes : la réouverture de deux services d’hospitalisation et la création de 60 postes.
En février, c’est le contrôleur général des libertés, Adeline Hazan, qui remettait un rapport accablant sur la psychiatrie au CHU de Saint-Étienne. Lors de sa visite aux urgences, vingt patients étaient en attente de place dans un service de psychiatrie. Parfois sur des brancards. Certains depuis sept jours. Parmi eux, sept patients étaient contentionnés. En cause, le manque de lits disponibles en aval dans les services de psychiatrie. Des centaines de patients sans rendez-vous, des urgences engorgées… Face aux dysfonctionnements multiples, le service de psychiatrie est en grève depuis le 13 septembre. La psychiatrie se retrouve si souvent au coeur de l’actualité qu’on pourrait à loisir multiplier les exemples. Situations critiques, conditions de soins indignes, manque de moyens et de places, délais de consultation qui s’allongent – notamment en pédopsychiatrie – et maillage très hétérogène sur le territoire. "La psychiatrie publique est devenue un enfer", affirmait en titre le psychiatre Daniel Zagury dans une tribune publiée en juin 2018 dans Le Monde. Il faut y voir les symptômes des failles d’un système, d’une spécialité qui doute, de soignants en souffrance avec, au centre, des patients, parmi les plus fragiles, laissés à la dérive.
Plusieurs maux dont souffre la psychiatrie sont intrinsèques à cette discipline. Ouverte sur la société, elle est trop souvent le réceptacle de ses débordements. Elle est en première ligne lorsqu’il s’agit de supporter le poids des maux de l’époque comme le stress, le burn out, les troubles du comportement, les addictions… Trop souvent, la société lui intime de prendre en charge ses travers, comme lorsque l’ex-ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, proposait de mobiliser les psychiatres contre le terrorisme… Autre difficulté, la psychiatrie est divisée en chapelles qui ont parfois du mal à communiquer, ce qui en fait sa richesse mais aussi sa fragilité. Et son objet – la santé mentale– la met trop souvent à l’écart des autres disciplines médicales. "On a la chance d’avoir une discipline très riche : ouverte sur l’homme et son environnement, en lien à la fois avec le psychosocial et les neurosciences. Tout cela doit être reconnu et valorisé, mais pas à l’écart des autres disciplines", rappelle Daniel Sechter, médecin des hôpitaux, spécialiste en psychiatrie et professeur à l’université de Franche-Comté. Il organisait en avril à Besançon un colloque intitulé "La psychiatrie, une discipline médicale comme les autres". "Son histoire, son organisation, son mode de financement, le champ de ses activités mêmes lui confèrent une place encore trop à part au sein de la médecine", rappelait la synthèse de ce colloque. Etat de crise quasi-permanent Même constat dans le livre Psychiatrie : l’état d’urgence. Ici, c’est un cri d’alarme que poussent les Drs Llorca et Leboyer, respectivement professeurs à l’université de Clermont-Ferrand et à Paris-XII. En plus de l’isolement de la psychiatrie, les auteurs y abordent différents problèmes. Notamment les défaillances de l’organisation en secteurs de la psychiatrie et les fermetures de lit. "La psychiatrie a été en avance : au niveau de l’organisation des soins dans les territoires,
au niveau du lien entre la ville et l’hôpital. Mais malheureusement, les secteurs sont restés très psychiatrico-centrés", regrette le Pr Sechter, qui plaide pour une meilleure intégration de la psychiatrie aux autres disciplines médicales, notamment à la médecine générale. "Il faut renforcer les liens entre les centres médico-psychologiques (CMP) et la médecine générale au sein de futures maisons de santé pluridisciplinaires. Cela va dans le même sens que le
projet de lien entre les PTSM (projets territoriaaux de santé mentale) et les CPTS [voir encadré] : il faut que la prise en compte du somatique et du psychique soit effectuée en même temps." Face à l’état de crise quasi permanente de la psychiatrie, la ministre de la Santé a fait de la spécialité un des axes majeurs de ses réformes. Présenté en septembre par le président de la République, le plan "Ma santé 2022" élève la santé mentale au rang de priorité, et 8 de ses 54 mesures concernent la psychiatrie [voir encadré]. Notamment les projets territoriaux de santé mentale, censés mieux intégrer la psychiatrie aux autres disciplines, et l’augmentation du nombre de stages en santé mentale pendant les études de médecine générale. Deux mesures allant dans le sens d’une meilleure intégration de la psychiatrie aux autres disciplines médicales.
La ministre de la Santé, Agnès Buzyn, l’a elle-même reconnu : la psychiatrie "depuis des dizaines d’années, c’est le parent pauvre de la médecine". Au niveau des financements aussi, la psychiatrie est à part : elle bénéficie d’une dotation annuelle de fonctionnement (DAF) quand tous les autres soins sont majoritairement à la tarification à l’activité (T2A). "Les mesures annoncées dans le plan 'Ma santé 2022' me paraissent très positives, mais pour que ce soit réaliste, il faut qu’il y ait des moyens financiers, explique le Pr Sechter. Il serait temps de ne plus laisser le financement de la psychiatrie en dehors des autres spécialités. En parallèle, la T2A, qui a montré ses limites et ses erreurs, doit aussi évoluer. Lorsque la T2A a été mise en place, il était prévu, comme dans les pays nordiques, qu’elle ne corresponde qu’à 50 % du budget et que les cinquante autres pour cent soient liés à des aspects géopopulationnels. Il faudrait que l’on s’achemine vers cela en psychiatrie. Cela permettrait de revaloriser ce qui s’est traduit par une perte pour la psychiatrie puisque chaque année la DAF n’a été revalorisée que de 1,5 % seulement quand le budget des hôpitaux non psychiatriques l’était de 2,5 %. Cela a entraîné un net décalage."
En plus de la réorganisation des soins et du financement, l’une des problématiques majeures évoquées par les Prs Llorca et Leboyer dans leur livre Psychiatrie : l’état d’urgence est la déstigmatisation. Cité aussi comme un objectif du plan "Ma santé 2022", ce point est malheureusement encore l’une des spécificités de la discipline qui entraîne trop souvent des retards diagnostiques, une exclusion des patients, voire un arrêt du suivi et des rechutes.
"La santé mentale est dans le même état que la cancérologie avant les premiers plans", estime le Pr Llorca dans le Huffington Post. Les soins sont de qualité très variable, les difficultés d’organisation sont nombreuses et les bonnes pratiques ne sont pas toujours respectées", conclut-il. Avant de demander un plan pour la psychiatrie, comme il y eut un plan cancer, afin de dynamiser la recherche, de changer les stéréotypes et aussi d’harmoniser les pratiques. Même constat pour le Pr Sechter. "Pour lutter contre la stigmatisation et participer à l’information du grand public, la psychiatrie doit être considérée comme une discipline médicale comme les autres. Par exemple, jusque dans les années 1970 et 1980, il y avait des pavillons des cancéreux et des sanatoriums qui ont été complètement réintégrés par la suite." Y a-t-il alors besoin d’un plan psychiatrie comme il y eut un plan cancer ? "Si l’on arrive à ces aspects de reconnaissance, de réintégration, de coordination, de lien entre ville et hôpital, de lien entre la psychiatrie, les soins primaires et l’ensemble des disciplines médicales et évidemment que l’on obtienne les moyens financiers qui y sont afférents : peu importe à ce moment-là qu’il y ait un plan ou pas, ce qui est important c’est la volonté politique." Les mesures annoncées dans le plan "Ma santé 2022" seront-elles suffisantes ? "Ce plan va dans la bonne direction", selon le Pr Sechter. Le Pr Llorca, lui, craint les effets d’annonce et "le décalage entre le discours tenu par Agnès Buzyn sur la psychiatrie qui doit être dotée comme les autres disciplines, et puis une mise en oeuvre sur laquelle on peut s’interroger", a-t-il expliqué sur Europe 1 après la présentation du plan Macron. Plusieurs collectifs et associations – dont l’Unafam, l’association de familles de patients – ont salué dans un communiqué commun ces annonces qui sont "des bonnes orientations" pour les acteurs et usagers de la santé mentale. Mais "elles attendent que ces intentions se traduisent sans ambiguïté par des moyens nouveaux qui leur seraient affectés, pour que la notion de priorité ne reste pas lettre morte". De fait et à condition qu’elles soient mises en place, on peut néanmoins se demander si ces mesures seront suffisantes pour sortir de l’ornière, sur le long terme, une spécialité qui y a été remisée depuis tant d’années.
- Mise en oeuvre des projets territoriaux de santé mentale (PTSM) organisant le lien avec les soins de premier recours via le réseau territorial de proximité porté par les communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) et les hôpitaux de proximité.
- Augmentation du nombre de stages en santé mentale pendant les études de médecine générale.
- Développement renforcé de la réhabilitation psychosociale.
- Extension des formations d’infirmiers de pratiques avancées.
- Création d’un fonds d’innovation organisationnelle.
- Priorité donnée à la psychiatrie dans les plans régionaux d’investissement.
- Favoriser l’accès à la pédopsychiatrie par la priorisation des postes hospitaliers et universitaires et le développement de la recherche en pédopsychiatrie.
- Informer plus largement le grand public sur la santé mentale pour lutter contre la stigmatisation.
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