"Un médecin ne peut pas être remplacé" : l'Ordre éteint l'incendie du partage d'actes
Egora : Comprenez-vous cette fronde des médecins à la suite de vos travaux du Clio ?
Dr François Arnault : Je comprends le besoin de pédagogie. Cette incompréhension se nourrit de la situation d'injustice que vivent les médecins. Si j'ai participé au Clio, c'est pour essayer de venir en aide à tous les praticiens, qu'ils soient médecins traitants libéraux, spécialistes libéraux de second recours, hospitaliers, salariés… Ils sont tous en difficulté et ils ont tous l'impression qu'ils se donnent à fond dans leur exercice professionnel. Ils sont toute la journée au service des patients et, in fine, comme ils ne sont pas assez nombreux -et ça n'est pas leur faute -, on leur annonce que d'autres professionnels de santé feront leur travail.
Je ne sous-estime pas les autres professions de santé, mais un médecin ne peut pas être remplacé dans son activité, son savoir, ses compétences. D'un seul coup, alors qu'ils ne sont plus assez nombreux, on demanderait à d'autres de faire leur travail. Je crois qu'ils vivent cela comme une injustice, au terme de nombreuses années où ils ont été peu considérés par les pouvoirs successifs. Je pense qu'il est temps qu'il y ait un coup d'arrêt à la dégradation de leurs conditions de travail, dans tous les sens du terme, et que l'on vienne à leur secours. Les médecins ont besoin qu'on les revalorise dans tous les sens du terme. Voilà mon état d'esprit.
Lorsque je suis intervenu au sein du Clio, j'avais deux solutions… Soit je ne participais pas et c'était déserter devant la difficulté de mes confrères - or je ne suis pas là pour ça mais bien pour le contraire. Soit je participais, avec le risque que mon action ne soit pas comprise. Nous avons communiqué régulièrement vers les médecins, mais là encore notre message n'était pas suffisamment apaisant pour eux. Je veux qu'ils comprennent que je suis, en tant que président de l'Ordre des médecins, au service de leur cause et de leur rôle dans la société.
Quand MG France vous reproche de nier les fonctions et les compétences du généraliste, de vendre les missions du médecin traitant à la découpe, que leur répondez-vous ?
D'abord je suis surpris parce que j'ai longuement échangé avec MG France auparavant. Je comprends que leur position implique certaines prises de parole mais on ne peut pas non plus renier ce que l'on a dit. L'exercice de soin en équipe coordonnée, c'est la marque de fabrique de MG France, et je ne dis pas autre chose. Donc je ne comprends pas. Ils ont toujours prôné cet exercice en équipe de soins primaires. C'est eux qui ont inventé le terme en plus ! Je ne veux donc pas polémiquer. Il y a un mécontentement, c'est le jeu des responsabilités au niveau national. Il faut l'accepter.
L'Ordre des médecins propose que l'équipe de soins coordonnée se fasse autour du médecin, et uniquement s'il le souhaite. C'est le médecin qui décide s'il rentre dans un processus de délégation de tâches avec d'autres professionnels de santé. Il est libre, territoire par territoire. C'est très précis dans nos écrits. Le médecin n'est pas obligé de s'engager dans cette démarche. Il peut rester comme il est.
Quand on voit qu'il y a des zones où il n'y a pas de médecin traitant, il faut que l'on trouve le moyen, avec eux, de gagner du temps médical pour qu'on ne puisse pas dire à quelqu'un "je ne peux pas vous prendre en charge". L'enjeu est là. Il est vers les Français. Tout Français a le droit de voir un médecin s'il est malade.
En tant que président de l'Ordre, je ne peux pas imaginer un système qui contourne le médecin. Le médecin est fondamental. C'est lui qui a les compétences et la formation pour faire le diagnostic. On ne peut pas demander à un autre professionnel de faire ça, ça n'est pas possible.
Dans un des courriers que vous avez envoyé aux médecins après la publication de vos travaux, vous avez dit que "les analyses faites par la presse ne reflétaient pas l'accord conclu". Qu'est-ce qui a été mal compris ?
Dans un article d'un grand quotidien, les infirmiers annonçaient l'accès direct. J'ai fait de la chirurgie et j'ai travaillé avec des infirmiers toute ma vie. Ça n'est pour moi qu'un bon souvenir. Cette coopération du médecin avec l'infirmier est...
quelque chose de naturel et d'ancien, qui ne mérite pas que cela soit jeté en pâture entre les professions au moment d'un PLFSS.
Oui pour travailler avec les infirmiers, bien sûr, mais remplacer un médecin par un infirmier, ce n'est juste pas possible. Ça n'est pas leur rendre service. C'est une responsabilité énorme. C'est cela qui a été mal compris. Ce qui doit être très clair, c'est que nous pensons que le médecin est le passage obligé dans le soin. Il faut trouver des solutions et le parcours de soins coordonnés avec des délégations de tâches en est une, mais il faut aussi trouver du temps médical.
Il y a un autre pilier de notre contribution, tout aussi fondamental, bien que je m'avance un peu sur les terres syndicales, c'est la revalorisation de l'acte. Il n'est pas possible, que les médecins quels qu'ils soient, continuent à assumer leurs responsabilités et leur quantité de travail, notamment depuis la pandémie. Les niveaux de rémunération ne sont pas acceptables.
C'est nouveau de la part de l'Ordre des médecins de s'avancer sur ce terrain qui ne fait pas partie de vos prérogatives…
C'est tout à fait vrai. Je dis simplement que si on veut comprendre pourquoi ça n'est pas attractif pour les jeunes, il faut s'interroger sur ce point précis. Je fais tout à fait confiance aux syndicats qui portent le même discours. Je ne veux pas les gêner, bien au contraire. Je leur viens en soutien. Il faut reconnaître le rôle du médecin dans la société, qui n'est pas assez pris en compte et cela ne sera possible qu'avec l'autre pilier qui est celui de la rémunération.
Après les travaux du Clio, le président de l'Ordre des infirmiers a dit : "Je me félicite que le principe des transferts de compétences et du premier recours aux professionnels paramédicaux, que nous demandons depuis des années, soit désormais acté. C’est une reconnaissance du rôle essentiel que jouent les infirmiers pour l’accès aux soins partout dans les territoires." Est-ce que les différents métiers du Clio se comprennent bien ?
Non. Je n'ai pas signé ça. J'ai signé le parcours de soins coordonnés par le médecin.
Le communiqué du Gouvernement sur vos travaux dit que les autres professionnels de santé pourraient avoir une "une mission d’orientation et de prise en charge de première intention". Qu'est-ce que cela signifie ?
Pour l'Ordre des médecins, cela veut dire qu'il s'agit d'une délégation d'orientation. Si un patient se retrouve sans médecin traitant, il peut s'adresser à un professionnel de santé quel qu'il soit. Ce professionnel doit l'orienter tout de suite vers un système de soin qui peut être soit un service d'accès aux soins, une CPTS… Le rôle de ce soignant, c'est d'aider un patient en difficulté pour trouver les moyens de contacter un médecin. Voilà ce que j'ai signé.
Il s'agit aussi de reconnaître les professions signataires du Clio, comme faisant partie du premier recours, avec une possibilité de recours direct…
Il y a certaines professions de santé qui ont déjà un accès direct : les sages-femmes, les kinés pour certaines pathologies, les podologues pour d'autres pathologies … Les infirmiers n'en n'ont pas parce qu'ils ont une approche générale de la pathologie. Ils ont un rôle essentiel auprès du patient. Mais en cas de symptômes, c'est le médecin qui doit faire le diagnostic. Même si on admet des délégations de tâches et des compétences spécifiques que nous reconnaissons, il reste un problème de compétences. On ne peut transférer des tâches qu'en fonction des compétences acquises. Pourquoi ? Pour qu'il n'y ait pas de perte de chance. C'est notre ligne rouge. Tout cela dans le respect le plus total des autres professionnels de santé. On dit simplement, qui sait faire quoi ? Nous voulons que le médecin soit remis à sa place et qu'on ne pense pas pouvoir le remplacer sans problème. Ça n'est pas possible de le remplacer dans ses compétences.
Plutôt que de le remplacer, ne faudrait-il pas l'épauler, notamment pour certains actes simples ?
Dans la situation actuelle, je pense que les médecins doivent faire le choix de...
l'équipe de soins coordonnée avec d'autres professionnels, et leur demander de prendre en charge certaines tâches. Mais le médecin reste le référent du choix thérapeutique.
La profession médicale est en souffrance depuis de nombreuses années, pourquoi avoir attendu si longtemps pour prôner la délégation de tâches et l'exercice coordonné ? Les médecins sont-ils prêts à l'entendre ?
Je ne sais pas si les médecins sont prêts à l'entendre. Je pense qu'il faut être très clair, les accompagner et les rassurer. Les médecins sont très inquiets. Ils sont excédés et épuisés. Ils supportent tout. Ils ne sont pas assez nombreux et ça n'est pas de leur faute. Depuis 25 ou 30 ans, on prend des décisions dont on savait qu'elles allaient aboutir à cette situation.
Et pourquoi maintenant ? Parce que la situation dans le pays est extrêmement délétère et tendue par rapport à la population. Je reviens à la situation des malades. Le devoir de l'Ordre est de ne pas rester inerte devant cette situation. Nous devons proposer une solution.
L'Ordre des médecins a encore du mal à avoir bonne presse auprès des médecins, souvent accusé de conservatisme ou d'immobilisme. Est-ce que le conservatisme n'est pas en train de changer de camp ?
Je ne vais pas parler des autres mais moi je ne suis pas conservateur. L'Ordre vient au secours de la situation des malades et des médecins. Mon objectif est de faire en sorte qu'il y ait des mesures très claires, y compris de coordination avec d'autres professionnels de santé, pour soutenir les médecins à prendre en charge les patients. C'est pour cela que je m'engage dans cette direction.
Le Pr Guy Vallancien indiquait récemment que "le temps du médecin prééminent, qui ordonne et qui délègue, est totalement révolu…. Les IDE doivent prendre le relais des généralistes, condamnés à disparaître. Sentinelles des soins primaires, les IDE travailleront en binôme avec des médecins de plus en plus spécialisés" (Pharmaceutiques, octobre 2022, page 89). Comment réagissez-vous à cette phrase ?
Je suis en opposition totale et frontale avec ces propos-là du Pr Vallancien. Ça me surprend qu'il ait dit ça.
Il faut selon vous rester sur une vision centrée autour du médecin ?
On peut présenter les choses comme ça. Je dis que devant un symptôme, il faut un diagnostic. C'est comme ça pour tout le monde, y compris pour le Pr Vallancien. Je ne dis rien de méchant ni de méprisant pour les autres professionnels. J'ai une grande considération pour les autres professionnels de santé. Ils ont leur métier, que je ne sais pas faire.
Après on peut parler des IPA de spécialité qui est un autre problème. La médecine de deuxième recours est complétement ignorée dans les réformes envisagées. Il y a certains spécialistes dont l'accès direct est interdit. On pourrait commencer par supprimer ce verrou-là. Cela permettrait de désengorger les médecins traitants.
A cause d'une réforme de 1982, il y a moins de spécialistes de deuxième recours, notamment dans les villes moyennes. Moi j'ai été ORL, si j'avais eu avec moi une infirmière en pratique avancée spécialisée en ORL, cela aurait été pertinent. Je ne parle pas d'accès direct mais de partenariat avec un médecin dans le cadre d'un exercice coordonné.
Pour revenir sur certains amendements au PLFSS, que pensez-vous de celui qui propose de donner la possibilité aux IPA de prescrire ?
Je ne suis pas d'accord, sauf en cas de parcours coordonné avec un médecin, et qu'un protocole entre eux l'autorise.
Un autre amendement propose d'étendre la permanence des soins aux infirmières, sages-femmes et dentistes, qu'en pensez-vous ?
Avant de me prononcer, j'aimerais savoir comment est montée cette usine à gaz. Je ne l'imagine pas dans le fonctionnement. En revanche, je ne dis pas que ce ne soit pas une idée à creuser.
Plusieurs amendements ont été déposés pour confier une nouvelle mission à l'Ordre, qui serait l'organisation de consultations de médecins généralistes ou spécialistes dans les zones à faible densité médicale. Il s'agirait d'une expérimentation sur trois ans. Y êtes-vous favorable ?
Je trouve que c'est un amendement intéressant. Je n'y ai pas fait d'opposition. C'est une mission que nous pourrions accepter. Il ne s'agit pas de coercition mais plutôt d'un rôle d'accompagnateur. J'ai fait cela toute ma vie. J'ai été ORL dans une sous-préfecture et avec mes collègues du cabinet, nous allions toutes les semaines consulter une journée dans une zone sous dense, à l'hôpital de Loudun, pour être précis. Je trouve donc que ce dispositif est très pertinent. Cela permet une consultation spécialisée de deuxième recours dans un endroit où il n'y en aura jamais. J'ai fait cela pendant 25 ans et j'ai constaté qu'il y a de nombreux patients qui ne se seraient pas mobilisés pour aller 50 kilomètres plus loin. C'est ce qui est terrible. Ils venaient parce que nous étions dans le petit hôpital du coin. Sur le plan de la perte de chance, c'est un énorme avantage que de déplacer cette consultation et de venir aider la population, mais aussi les médecins traitants. Une des grosses difficultés des généralistes, c'est de ne pas avoir de spécialistes pour les aider dans leur diagnostic. C'est donc une mesure qui me plaît.
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