Médecins, infirmières, dentistes... Nouveau rapport à charge de la Cour des comptes sur les ordres de santé

19/03/2021 Par Louise Claereboudt
Déontologie
Les ordres des professions de santé ne contrôlent pas suffisamment les règles déontologiques, et ce, au détriment de l’intérêt des patients, déplore la Cour des comptes dans son rapport annuel publié ce jeudi 18 mars.

  Après la publication en décembre 2019 d’un rapport accablant pointant de “grands désordres comptables et de gestion” de l’Ordre des médecins, les Sages de la rue de Cambon ont décidé, dans leur rapport annuel publié ce jeudi 18 mars, de vérifier si les ordres des chirurgiens-dentistes, des masseurs-kinésithérapeutes, infirmiers, médecins et pharmaciens, ont réalisés des progrès depuis leur contrôle entre 2016 et 2020. “Malgré un rééquilibrage progressif de leur gouvernance, les ordres assurent de manière inégale leurs missions administratives visant au contrôle du respect, par les professionnels, des règles déontologiques ou à l’évaluation de leurs capacités professionnelles, parfois au détriment de l’intérêt des patients”, estime la Cour des comptes qui a analysé les missions de ces cinq ordres jusqu’en 2019.

La tenue des tableaux pointée du doigt Si la Cour des comptes indique que la tenue du tableau d'inscription à l’Ordre, indispensable pour s’assurer de la régularité de l’entrée dans la profession, est “correctement exercée”, l’institution déplore qu’“aucun ordre n’a dématérialisé le processus d’inscription” à ce tableau, ce qui faciliterait pourtant, jugent les Sages, le contrôle des diplômes des praticiens et autres professionnels de santé. Le Conseil national de l'Ordre des médecins a toutefois rendu possible dès l’été 2018 l’inscription en ligne pour les internes uniquement. Les Sages se montrent particulièrement sévères vis-à-vis de l’Ordre des infirmiers, auquel seuls 48% des infirmiers en exercice y seraient inscrits, d’après des chiffres arrêtés au 30 novembre 2019 (335.354 inscrits sur 700.000 professionnels). Cela “constitue un frein au basculement du fichier des infirmiers du répertoire ADELI, aujourd’hui obsolète, vers le répertoire partagé des professions de santé (RPPS) et prive l’ordre de la possibilité de suivre et sanctionner des infirmiers dont la pratique présente un risque pour les patients”, indiquent-ils. “Les outils informatiques déployés [...] n’ont pas été conçus pour recueillir les informations professionnelles susceptibles de mieux préserver la sécurité des patients”, alerte par ailleurs la Cour des comptes. “Aucun des ordres contrôlés n’a enrichi son tableau d’informations relatives aux éventuelles sanctions ou interdictions d’exercer prononcées contre les praticiens.” Cela aurait permis aux instances ordinales de désactiver systématiquement et immédiatement la carte professionnelle du soignant et “d’éviter qu’un praticien, condamné dans une région, ne s’inscrive dans une autre, non informée de sa condamnation”. Des contrôles insuffisants concernant le DPC Au-delà de l’inscription des professionnels de santé aux tableaux de ces cinq ordres, le rapport met en exergue le contrôle “peu répandu” de l’actualisation de leurs compétences dans le cadre du développement professionnel continu (DPC). Ce contrôle, essentiel pour garantir la sécurité des patients, n’est pas considéré comme une priorité pour les ordres, à l’exception de l’Ordre des pharmaciens, note la Cour des comptes. “Aujourd’hui, pour la plupart, ils ne connaissent ni le nombre de praticiens ayant chaque année actualisé leurs connaissances, ni le type de formation suivie, et ne sont donc pas en mesure d’identifier ceux d’entre eux dont l’exercice pourrait représenter un risque pour les patients”, souligne-t-elle.

Selon les Sages, ce sont “souvent” les mêmes praticiens qui se forment chaque année, une “majorité” n’effectuant pas ses obligations de DPC. “13% des chirurgiens-dentistes justifiaient d’une attestation de DPC en 2016, au sein de l’Ordre des médecins, 10% des praticiens en Mayenne et 15% dans les Alpes Maritimes ont justifié d’une attestation DPC au cours de la période 2014 à 2017 ; chez les infirmiers, les 3.457 déclarations reçues entre 2017 et 2019 attestent d’un taux de formation de 1,23 %, particulièrement faible”. Plus alarmant, le rapport souligne que le suivi de l’incapacité professionnelle n’est pas suffisamment efficace. Or “il s’agit ainsi d’évaluer et, le cas échéant, d’empêcher d’exercer ceux des praticiens qui pourraient mettre en danger la santé ou la vie des patients”. “L’impossibilité, pour un ordre, en l’état actuel des textes, de prononcer une incapacité partielle d’exercer à l’encontre d’un praticien dont l’état pathologique ou l’infirmité rend dangereux l’exercice de sa profession. Dans ce cas, la suspension est totale ou n’est pas.” Ainsi, certains continuent d’exercer “alors qu’une restriction du champ de leur activité serait nécessaire pour la sécurité des patients”. Seules trois suspensions ont été prononcées par l’Ordre des pharmaciens en 2018, et 37 par le Cnom. Relation avec l’industrie pharmaceutique et manque d’impartialité Les ordres pêchent également sur le contrôle des relations entre les professionnels de santé et l’industrie pharmaceutique, avertit la Cour des comptes qui juge que ces derniers “ne se sont pas donné les moyens de contrôler la conformité des conventions ni le cumul, par praticien, des conventions conclues avec les fournisseurs de médicaments ou dispositifs médicaux”. En analysant la base Transparence Santé du ministère de la Santé, la Cour a identifié que “trois pharmaciens ont conclu entre 194 et 254 conventions chacun et 25 autres en ont conclu plus de 100” entre 2012 et 2019. “L’un d’eux a perçu sur la période, au titre de prestations de recherche, d’expertise ou de conseil, une rémunération atteignant 169 000 euros.” Les Sages se désolent également de l’absence d’une “parfaite impartialité”, “en raison d’une confusion récurrente entre rôle ordinal et rôle syndical et d’une insuffisante prévention des conflits d’intérêts auxquels sont exposés leurs membres”. Même si une “amélioration se dessine”, la Cour des comptes constate que “trop souvent, certains ordres sortent de leur champ de compétence pour défendre des intérêts catégoriels”. Elle rappelle que ces institutions ne doivent pas prendre parti sur des sujets politiques ni “entraver la concurrence entre acteurs de santé”. En 2014, lorsque l’Ordre des  chirurgiens-dentistes a apporté un soutien financier important à un syndicat dentaire pour organiser une manifestation à Paris, en 2014, ce dernier “outrepasse son rôle”, estime-t-elle. De même lorsqu’il “met en œuvre des mesures de boycott des réseaux de soins dentaires”. Conflits d’intérêts Si l’Ordre des médecins a imposé à ses conseillers nationaux, dès 2016, de remplir une déclaration d’intérêts, publiées depuis octobre dernier, la Cour des comptes remarque qu’“aucun ordre n’avait pourtant considéré comme un impératif déontologique le fait, en cas de plainte contre un élu ordinal, de délocaliser la conciliation dans un autre conseil territorial que celui auprès duquel est inscrit le conseiller incriminé”. Pourtant, estime-t-elle, il appartient à ces institutions de dresser des “garde-fous” pour prévenir les conflits d’intérêts lorsqu’un conseiller ordinal est mis en cause. Elle recommande de fait à celles-ci de se doter de règles spécifiques de déport ou délocalisation” afin d’éviter qu’un conseiller ordinal “ne bénéficie d’un traitement plus favorable qu’un non élu lors de l’examen par l’ordre de ses contrats ou des avantages qui lui ont été consentis par une entreprise”. La Cour soulève à ce sujet un autre problème : la surreprésentation des inactifs, la sous-représentation des femmes et la longévité des dirigeants nationaux à leur poste et le fréquent cumul de mandats à différents échelons territoriaux. “Le défaut de renouvellement et l’insuffisante représentativité des instances dirigeantes [...] ont constitué un terrain favorable à un exercice insuffisamment soucieux d’impartialité de certaines missions”. Les Sages réintroduisent ainsi l’idée, déjà formulée lors de précédents rapports, d’inclure “non-professionnels dans la gouvernance des ordres”, aujourd’hui “trop fermés sur eux-mêmes”. Sanctions peu dissuasives et encore trop clémentes Si la justice disciplinaire rendue par les ordres a été récemment rénovée, la Cour des comptes pointe toujours de nombreux dysfonctionnements, à commencer par la distinction infondée entre plaintes et doléances, “qui aboutit à ne pas donner suite à une bonne partie des signalements, considérés, parfois abusivement, comme de simples doléances”, peut-on lire dans le rapport. “Envisagée initialement comme un levier pour désengorger les juridictions ordinales, cette distinction entre doléances et plaintes aboutit en réalité à un détournement de procédure, précise la Cour. Il n’appartient pas aux conseils territoriaux de l’ordre [...] de procéder à un tri des plaintes en préjugeant de leur recevabilité, de la qualification et de la gravité des faits allégués, de surcroît sur des fondements non prévus par le législateur, éminemment subjectifs et différents d’un conseil à l’autre.”

Seules les chambres disciplinaires peuvent juger de la recevabilité d’une plainte, rappelle-t-elle, précisant que “22% seulement des courriers de patients signalant un problème avec leur médecin ont été traités comme des plaintes”. Par ailleurs, lorsque des sanctions sont prononcées, elles sont jugées trop clémentes par la Cour qui montre que pour des mêmes faits en matière de suspension ou d’interdiction d’exercer, “les décisions des juridictions ordinales sont souvent moins lourdes que celles prononcées par les juridictions pénales”. Lorsqu’une action pénale est enclenchée à l’encontre de praticiens pour des faits graves, incompatibles avec leur code de déontologie, certains ordres s’abstiennent de saisir la justice disciplinaire, ajoutent les Sages qui déplorent par ailleurs que malgré le caractère public, “les décisions des chambres disciplinaires ne sont pas connues des patients”. Afin de garantir la sécurité des patients, le rapport préconise de rendre obligatoire la publication des mesures nominatives de radiation ou de suspension d’exercer.  

La réponse du président de l’Ordre des médecins
Les présidents des cinq ordres de santé dont les missions ont été examinées par la Cour des comptes ont été invités à faire part de leurs observations concernant les conclusions et recommandations des Sages. Le président de l’Ordre des médecins déplore la méthode de “regrouper dans un unique chapitre les critiques formulées à l’encontre de cinq des Ordres des professions de santé” estimant que cela rend la compréhension “difficile” pour le lecteur et contribue à établir un rapport à charge qui ne tient pas compte de certaines propositions d’amélioration déjà mises en œuvre par l’Ordre des médecins. Sur les critiques concernant le contrôle peu répandu de l’actualisation des compétences, le président affirme qu’il a fallu attendre le 11 décembre 2020 pour que l’ANDPC ouvre “un espace dédié DPC document de traçabilité avec l’activation du compte par le médecin”.
Sur les critiques effectuées à l’encontre de la justice disciplinaire, le président de l’Ordre des médecins déplore que “la Cour, sortant de son rôle et de sa compétence, procède une nouvelle fois par pure affirmation lorsqu’elle avance que les décisions des chambres disciplinaires de l’ordre sont moins lourdes que celles prononcées par les juridictions pénales alors que la démonstration du contraire lui a déjà été faite à plusieurs reprises”.

             

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