Linus Pauling, Luc Montagnier, James Watson ou encore Nikolaas Tinbergen… Tous ces chercheurs ont reçu la plus prestigieuse des récompenses scientifiques mais tous ont aussi été amenés à adhérer, un jour, à des théories douteuses ou à dériver des fondements de la science. Certains disent qu’ils sont atteints d’un étrange syndrome : la “maladie du Nobel”. Mais quelle est cette “pathologie” ? Comment expliquer que ces éminents experts en chimie, médecine, ou encore physique, élevés au rang de génie, en soient atteints ? Explications avec Sebastian Dieguez, chercheur en neurosciences au Laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l'Université de Fribourg, en Suisse. C’est en quelque sorte le Saint Graal aux yeux des chercheurs du monde entier. Depuis sa première édition, en 1901, le prix Nobel, créé par Albert Nobel, est devenu le prix le plus convoité par les experts en physiologie/médecine, physique, chimie, mais aussi les auteurs ou encore les acteurs de paix. Du jour au lendemain, cette récompense leur confère une notoriété d’ordre international. Et les projecteurs se braquent alors sur leurs travaux ou leurs œuvres. En plus d’un siècle d’existence, le Nobel a permis de mettre en avant des centaines de chercheurs mais aussi des institutions, comme le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (qui a reçu le Nobel de la paix en 1954 et 1981), le Dr Ivan Pavlov, pour ses recherches sur la physiologie de la digestion, ou encore Marie Curie, qui a remporté deux prix Nobel : l’un en physique en 1903 avec son mari Pierre et le physicien Becquerel pour leurs travaux sur la radioactivité, et l’autre en chimie, en 1911, pour ses recherches sur le radium. En France, si l’on s’illustre particulièrement dans la catégorie littérature, quelques scientifiques se sont vu remettre ce prix en médecine, physique ou chimie. A l'image du Pr Jean-Pierre Sauvage. Ce dernier a été primé en 2016, avec ses deux collègues, le Britannique James Fraser Stoddart et le Néerlandais Bernard Lucas Feringa, pour leurs recherches sur la conception et la synthèse de machines moléculaires.
Ce passage, pour certains, de l’ombre à la lumière peut être déroutant, le travail quotidien en laboratoire n’étant pas exposé à tout bout de champ dans les médias ou la sphère publique. “Après le prix Nobel, je n’avais plus une minute pour respirer”, confie le Pr Sauvage, contacté par Egora. Primé il y a quatre ans, le chimiste se rappelle de ce moment : “Je l’ai appris par un coup de téléphone du président du comité Nobel le jour-même, trois quarts d'heure avant l’annonce officielle sur le web. Je n’y croyais pas.” Du jus d’orange pour des bonnes notes Si la majorité des lauréats poursuivent ensuite leurs activités à l’écart des caméras et des micros tendus, ou arrêtent leurs recherches (l’âge moyen des Nobel étant d’environ 70 ans), certains utilisent leur nouvelle notoriété pour se faire l'écho d’idées scientifiquement controversées, de théories farfelues voire complotistes. C’est ce que l’on nomme la “maladie du Nobel”. Le dictionnaire sceptique (The Skeptic's Dictionary, de Robert Todd Carroll) définit la maladie du Nobel comme étant une “affliction de certains lauréats du prix Nobel qui les amène à embrasser des idées étranges ou scientifiquement mal fondées, généralement plus tard dans leur vie”. Parmi les adeptes des théories polémiques, on peut citer par exemple le chimiste et physicien américain Linus Pauling qui reçut deux prix Nobel (prix Nobel de chimie en 1954 et prix Nobel de la paix en 1962). Ce dernier n’a pas hésité à affirmer que des doses élevées de vitamine C pouvaient être efficaces contre le cancer ou le rhume, ou encore à émettre l’hypothèse que les notes des élèves s'amélioraient après avoir bu du jus d’orange pendant plusieurs mois, rapporte l’étude de cas “La maladie Nobel : Quand l’intelligence ne protège pas contre l’irrationalité”.
Sur le plan idéologique et politique, James Watson, prix Nobel de médecine en 1962 pour leur découverte de la structure de l’ADN en 1953 avec son collègue Maurice Wilkins, a tenu à plusieurs reprises des propos racistes, assurant par exemple que les noirs sont intrinsèquement moins intelligents que les blancs. Après une énième prise de parole à ce sujet dans un documentaire PBS, son institution d’origine, Cold Spring Harbor Laboratory, avait condamné fermement cette “utilisation de la science pour justifier un préjugé” et finit par le relever de ses fonctions administratives puis de ses titres honorifiques. Le CSHL avait déclaré ne pas accepter “le détournement de la science pour justifier des préjugés”. “Médecine bafouée” En France, le Pr Luc Montagnier, co-lauréat du prix Nobel de médecine en 2008, pour la découverte du VIH 25 ans auparavant, s’est lui aussi laissé aller à des théories douteuses. Il a notamment défendu l'efficacité des antibiotiques dans la prise en charge de l'autisme. Plus tard, en 2017, il s’est joint au Pr Joyeux au sujet des vaccins et a qualifié de "dictature vaccinale" l'extension de l'obligation vaccinale pédiatrique. "Nous risquons, avec une bonne volonté au départ, d'empoisonner petit à petit toute la population", lançait-il alors. Une vingtaine de membres de l’Académie de médecine, qu’il a rejointe en 1989, avaient dénoncé ses propos dans une tribune. “Luc Montagnier accumule les impostures scientifiques et médicales à force de se prononcer dans des domaines où il n'est pas compétent : l'extrait de Papaye fermentée fourni au Pape Jean-Paul II contre la maladie de Parkinson, le test diagnostique de la maladie de Lyme supposé détecter la bactérie dans le sang à partir des ondes électromagnétiques, de prétendues preuves de la réalité de la mémoire de l'eau sans la moindre publication”. Les signataires déploraient une “médecine bafouée”, des “patients mystifiés” et des “concitoyens abusés”. Plus récemment, le biologiste virologue a de nouveau suscité la polémique en pleine épidémie de Covid-19. Dans un entretien accordé au site Pourquoi Docteur, le Pr Montagnier a en effet affirmé que le Sars-CoV-2 était issu d’une tentative de fabrication d’un vaccin contre le virus du sida par un laboratoire de Wuhan. “Personnalisation à outrance du chef” Pour Sebastian Dieguez, chercheur en neurosciences au Laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l'Université de Fribourg (Suisse), ces “errements des prix Nobel” peuvent avoir des conséquences très graves et notamment “brouiller” les pistes et les messages scientifiques. “Linus Pauling va vendre, par exemple, des remèdes contre le cancer à base de vitamine C sur la base de son génie”, explique-t-il.
Mais comment expliquer que ces brillants scientifiques finissent par adhérer à ce genre de théories ? Cela peut s’expliquer par une “volonté délibérée d’aller au plus étrange, au plus tabou, au plus choquant pour faire un pied de nez, embêter la communauté scientifique, signaler sa différence, son audace, son ouverture d’esprit… Bref sa grandeur”, indique Sebastian Dieguez, qui précise “qu’il y a des gens qui pensent qu’ils ont toujours raison et que, même s’ils ont tort, ils ont le droit de proposer des choses provocantes, inhabituelles". Pour le chercheur, le prix Nobel est une récompense “néfaste”, “désuète”, qui mériterait d’être réformée. “A travers le Nobel, on récompense des personnes et on glorifie des individualités, des personnalités pour leur génie. Mais la science, ce n’est pas ça. La science est une activité sociale, presque industrielle. On a souvent de grandes équipes, des collaborations, déplore-t-il. Ce prix, c’est une personnalisation à outrance du chef qui remporte la palme à lui tout seul, alors qu’à lui tout seul, pour ce qui est de la science moderne, il ne pouvait rien faire.” Un mode d’attribution perpétuerait “le mythe du génie créateur”, et avec lui, le fait qu’une découverte n’est pas le fruit d’un travail mais d’un éclair de lumière qui vous a frappé comme ça. “Le prix Nobel même devient synonyme non pas d’un bon chercheur qui a découvert des choses intéressantes, mais d’un sage”, estime-t-il, regrettant que cette idée du divin éloigne beaucoup de personnes de la science. Selon Sebastian Dieguez, ce sont aussi souvent des personnalités “fortes, hors du commun, narcissiques, téméraires, qui ont une folle confiance en elles” qui sont choisies. “Après avoir reçu le prix, vous pouvez développer une sorte de vision romantique de la science qui repose sur, non pas l’obéissance et le respect des normes de rationalité et de raisonnement, mais plutôt une habilité à vous placer sur un plan intuitif, peut être un peu irrationnel, en tout cas d’oser poser les questions interdites ou tabous.” “Des personnes qui se sentent obligées de tout connaître" Y aurait-il d’autre part une forme de “pression” qui pousserait les lauréats à s’exprimer sur des sujets éloignés de leur champ de compétences ? Pour le chercheur en neurosciences, le prix Nobel étant une des récompenses les plus prestigieuses et les plus connues au monde, cela peut également conduire certains lauréats à se sentir “habités d’une certaine responsabilité”. Ce dernier définit par ailleurs la personne souffrant de la “maladie du Nobel” comme “quelqu’un qui va s’exprimer au nom de son prix dans un domaine particulier et prendre la parole sur tout et n’importe quoi”. S’il assure être loin de tout cela, le chimiste Jean-Pierre Sauvage confirme qu’il y a vraisemblablement “des personnes qui se sentent obligées de tout connaître, qui s’imaginent que quand on les interroge, elles n’ont pas le droit de dire ‘je ne sais pas’, ‘ce n’est pas mon domaine’, ou encore ‘je n’ai pas de compétences’”. Le prix Nobel 2016 affirme que “cela peut conduire à des comportements bizarres”. Condamnant les prises de parole inappropriées, le Pr Sauvage évoque également la responsabilité de ceux qui sollicitent certains scientifiques qui n’ont pas de compétences sur un sujet. “Je me souviens d’un ami chimiste qui a eu le prix Nobel il y a quelques années. Des gens lui demandaient ce qu’il pensait du Sida, raconte-t-il. La personne qui pose ces questions porte une part de responsabilité aussi : il n’y a pas à poser une question de physique nucléaire à un médecin et on n’interroge pas un physicien sur la médecine.” Une "image personnalisée et héroïque de la science" Ce phénomène de surmédiatisation et de brouillage du message scientifique est particulièrement visible depuis le début de la pandémie de Covid. Pour Sebastian Dieguez, ce “concours de circonstances”, ce “virus nouveau”, a en effet provoqué une vague d’opportunisme. “Il y a de la place pour beaucoup de monde pour découvrir quelque chose et il y a une demande politique et sociale très urgente. Par opportunisme, on va profiter de la situation, peut-être un peu par hasard, les projecteurs vont être braqués sur vous. Une fois que vous avez mis un pied là-dedans, vous pouvez choisir de faire machine arrière, mais si vous n’avez pas ce tempérament, vous pouvez avoir tendance à vous installer dans une sorte de fuite en avant où vous allez vous positionner comme un héros, mais aussi une victime, car vous allez vous faire attaquer.”
Le chercheur de Fribourg met par ailleurs en avant une nouveauté dans cette période, celle de la rapidité de la politisation des questions scientifiques. “Il suffit de dire quelque chose contre les experts officiels, du Gouvernement, pour rameuter autour et derrière vous une frange de la population qui va contribuer à politiser ce débat, estime-t-il. Tout le monde se fout de la chloroquine, ça me paraît évident, c’est devenu un mot qui fédère autour de positions idéologiques, plutôt que véritablement scientifiques. C’est une chose étonnante.” Une instrumentalisation des propos scientifiques qui, assure Sebastian Dieguez, “n’aurait pas eu lieu, s’il n’y avait pas encore cette image personnalisée et héroïque de la science”, cette image “hollywoodienne” de la science, qu’il voit notamment en des personnalités comme celle du Pr Raoult, fervent défenseur de l’hydroxychloroquine. Alors quelle place doit prendre le scientifique ? Comment doit-il s’exprimer ? A l’heure où l’obscurantisme et les fake news déferlent dans certaines tranches de la population, le Pr Sauvage maintient : “le scientifique, qu’il ait le prix Nobel ou pas, doit rester à sa place. Il est essentiel d’être écouté. Et pour être écouté, il faut dire les choses vraies.”
La sélection de la rédaction
Les complémentaires santé doivent-elles arrêter de rembourser l'ostéopathie ?
Stéphanie Beaujouan
Non
Je vois beaucoup d'agressivité et de contre vérités dans les réponses pour une pratique qui existe depuis 1,5 siècle . La formatio... Lire plus