"La baisse d'activité peut aller jusqu’à 98 %" : les spécialistes libéraux tirent la sonnette d’alarme
Quel est le point commun entre une pizzeria de centre-ville et un cabinet de cardiologie installé au rez-de-chaussée d’un immeuble haussmannien ? Ce sont deux entreprises dont l’activité a été gravement touchée par le confinement, et qui ont été contraintes de revoir leur fonctionnement – vente à emporter pour les pizzaiolos, téléconsultation pour les médecins –, avec pour conséquence une chute drastique de leurs revenus. En revanche, pour le cabinet de cardiologie, ce problème économique se double d’un grave problème sanitaire. "Certains Français respectent avec minutie les règles de confinement, au point de parfois mettre leur santé en danger, alerte le Dr Franck Devulder, président des Spécialistes CSMF. Notre message est donc clair : si vous avez une douleur thoracique importante, si vous avez des traitements importants à effectuer pour une maladie chronique, faites-vous soigner ! " Le Dr Patrick Gasser, président du syndicat Avenir Spé, abonde dans ce sens. "Nos confrères italiens nous disent que le Covid-19 est dramatique en lui-même, mais qu’il l’est aussi par ses effets collatéraux, et notamment par la non-prise en charge des patients chroniques qui sont restés à la maison", prévient-il.
Le Dr Delphine Saada, dermatologue dans le 17e arrondissement de Paris, a singulièrement réduit la voilure depuis que l’entrée en confinement – "On tourne à 15 % de l’activité, estime-t-elle, essentiellement en téléconsultation" – et a conservé une demi-journée de consultation physique, "pour ce qui semble urgent", mais cette plage "ne se remplit pas vraiment". Les consultations en présentiel font, elles, l’objet de précautions toutes particulières. "Je suis seule dans le cabinet, il n’y a plus de magazine dans la salle d’attente, on désinfecte tout (chaises, etc.) une fois que c’est fini…", énumère-t-elle. Pour ce qui est des téléconsultations, Delphine Saada estime qu’on peut faire beaucoup de choses à distance en dermatologie, même s’il y a certaines limites. "Pour les lésions pigmentaires, on ne va pas se mouiller, reconnaît-elle. S’il y a besoin de voir la personne, je la vois."
Reste que l’organisation au quotidien n’est pas des plus évidente. Le mari de Delphine Saada étant ophtalmo, le couple aurait pu profiter de la garde d’enfant réservée aux soignants. " Mais nous avons préféré ne pas le faire." Et les choses ne sont pas simples sur le plan économique non plus. " Nous avons eu la chance de pouvoir bloquer nos échéances de charges sociales, et de pouvoir reporter certains crédits professionnels et personnels, détaille-t-elle. Par ailleurs, ma secrétaire est actuellement en arrêt maladie, et nous réfléchissons au chômage partiel pour la suite." Le cabinet tient bon, " mais ça fait mal" .
Une fois n’est pas coutume, les deux représentants de la médecine spécialisée parlent d’une même voix, et préconisent les mêmes outils pour faire face à la crise. "Je dis aux patients : n’annulez pas vos rendez-vous au risque de vous mettre en danger, vous avez la téléconsultation qui permet à votre médecin d’apprécier si vous devez ou non sortir de chez vous", lance Franck Devulder. "Nous préconisons une préconsultation par télémédecine, ce qui permet de... sélectionner les patients urgents, les patients semi-urgents et ceux qui peuvent attendre deux ou trois mois pour voir un médecin", détaille Patrick Gasser. Éviter le naufrage économique Une unanimité sur la question sanitaire qui se retrouve également sur le plan économique. "Il est difficile de chiffrer la baisse de l’activité que nous constatons, mais elle peut aller jusqu’à 98 % en fonction des spécialités et des modes d’exercice", estime Patrick Gasser. "Beaucoup ont des baisses d’activité de 90 à 95 %, car ils ont purement et simplement supprimé toutes les activités qui peuvent l’être sans perte de chance pour le patient", explique, pour sa part, Franck Devulder. Et tous deux soulignent que plusieurs spécialistes ont effectué des investissements lourds et qu’ils emploient de nombreuses personnes. Ainsi, sans aide extérieure, le naufrage n’est pas impossible pour certaines des TPE et PME qui constituent le tissu de la médecine libérale française.
Pourtant, on ne peut pas dire que rien n’est fait pour les médecins libéraux. "On peut saluer les efforts de certains, et notamment ceux de la Carmf", reconnaît le président des Spécialistes CSMF, car la caisse de retraite a décidé de financer les indemnités journalières sans délai de carence pour les libéraux touchés par le coronavirus, et a renvoyé le paiement des cotisations pour les mois d’avril et de mai. "Mais cela ne suffira pas, ajoute Franck Devulder. J’espère que si on reste sur un différé, le paiement sera reporté à l’exercice 2021, car la sortie de crise sera très difficile. J’estime d’ailleurs que la Carmf a des réserves, et qu’on peut peut-être envisager autre chose qu’un différé." Si Patrick Gasser reconnaît aussi cet effort de la Carmf, il fait remarquer que les mesures prises se limitent au plan individuel, celui du médecin, "alors que nous avons beaucoup de collaborateurs qui sont avec nous". Le président d’Avenir Spé attend également un geste de la part de l’Assurance maladie, mais dit regretter un certain flou du côté des autorités : "Il y a eu des annonces de la part du gouvernement, mais on ne sait pas quelles seront les entreprises ou professions libérales qui auront droit à tel ou tel type de prise en charge. Or il est important de savoir comment les spécialistes libéraux, qui sont en première ligne, pourront être accompagnés." Savoir si le cabinet de cardiologie sera mangé à la même sauce que la pizzeria, en quelque sorte.
Le Dr Eric Baronet est ophtalmologue aux Ulis (Essonne). Le 17 mars dernier, à son arrivée au cabinet, trois patients l’attendaient pour des ordonnances de lunettes. "Je n’avais qu’une dizaine de masques donnés par un voisin dentiste. Sur les trois patients, deux ont compris assez vite que les conditions sanitaires ne permettaient pas la consultation et sont repartis. Le troisième, diabétique, a eu droit à un simulacre d'examen masqué, et est reparti avec son ordonnance et sa lettre au généraliste. Au cours de la matinée, mon voisin dentiste a fermé, alors qu’il disait être prêt à rester dans la tranchée jusqu'au bout", explique-t-il.
À 68 ans, vu l'absence de masques et l'impossibilité de mettre en place des protections en plexiglas – comme conseillé par le Syndicat national des ophtalmologistes de France (Snof) – en raison de la fermeture des magasins de bricolage, et ayant comme seule aide, son épouse, « qui a déjà eu plus que sa part de problèmes de santé », il a fallu vite fermer boutique. "On a passé l'après-midi à annuler les rendez-vous de la semaine. Depuis, je confine chez moi. Mon activité médicale s'est limitée à fournir une dizaine de masques à la boulangère de mon quartier, dont le mari est diabétique."
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