"Pendant trop longtemps j'ai sacrifié ma vie personnelle : pourquoi je démissionne de mon poste hospitalo-universitaire"

02/11/2021 Par Dr Thibaut Jacques
Témoignage
Projets hospitaliers à développer, activités de soin de recours, étudiants à encadrer, direction de recherches, publications, gardes de nuit, congrès… Pour le Dr Thibaut Jacques, le rêve de devenir un "super médecin enseignant chercheur" se heurte à la réalité : "impossible", à moins d'y consacrer "plus de 80 heures par semaine" et d'y sacrifier sa vie familiale. Dans un long message publié sur Twitter qu'Egora reproduit avec son accord, ce radiologue de 33 ans témoigne du mal-être des jeunes hospitalo-universitaires dans un système à bout de souffle, et annonce sa démission de son poste de maitre de conférences. Retour sur son "parcours du combattant".

 

Pourquoi cette décision, alors que j’ai tout juste 33 ans, investi là-dedans depuis ma deuxième année de médecine, une voie tracée vers un poste de PU-PH, un parcours souvent jugé "sans faute" (certains me connaissent dans la vie réelle) et une grosse motivation ? Les maux du système sont profonds. Pour les non-initiés, les « hospitalo-universitaires » (HU) sont des praticiens ayant théoriquement une triple mission : soin, enseignement, recherche. Le rêve si vous voulez devenir un super médecin-enseignant-chercheur. Sauf que ce n'est pas jouable si ces trois missions se dégradent. On est face à un système qui ne peut plus assurer ses ambitions, et qui n'a comme seule solution que de compter sur les sacrifices individuels de ceux qui le composent. Au prix de leur vie personnelle, leur santé et leurs rêves, tant que la barque continue d'avancer en apparence.   "La charge mentale et les responsabilités sont étouffantes" La situation est encore plus marquée pour les jeunes hospitalo-universitaires, car nous arrivons dans un moment clé où l’on doit difficilement colmater les déficits des trois mondes avec des objectifs de performance toujours plus élevés, malgré des moyens humains et matériels restreints. On demande aux jeunes HU: projets hospitaliers à développer, activités de soin de recours, étudiants à encadrer, master 2/thèse/habilitation à diriger des recherches, publications/Sigaps* à engranger, demandes de financements de recherche, gardes de nuit infâmes, enseignements au gré des réformes, congrès, mobilité… Ça reste jouable si vous y consacrez plus de 80 heures par semaine. Pendant plusieurs années - au début - ça se fait bien, quand on sacrifie une grosse partie de sa vie personnelle et ses nuits pour y arriver. Je l’ai fait pendant (trop) longtemps, pour essayer d’être au top partout. Ajoutez à ça une volonté de bien faire toutes ces innombrables tâches aux limites floues, et voilà un cocktail détonnant : devoir faire l’impossible, et vite. Si possible 7j/7. La charge mentale et les responsabilités sont étouffantes, et les compensations rares ou inexistantes. Aujourd’hui, il faut dire les choses clairement : exceller dans cette triple valence est devenu impossible. Une illusion. D’ailleurs personne ne défend ça hors de France. Si on pouvait accepter que c’est déjà difficile d’être bon dans deux valences sur trois, ce serait un bon début. Même en étant efficace et motivé, on a toujours l'impression d'en faire moins en soin que les collègues (dont certains aiment à le faire remarquer pour se mettre en avant) Le regard des non-HU est souvent assez corrosif sur l'engagement HU. Les absences pour cause d'enseignement ou de recherche sont souvent mal comprises, voire vues comme des lubies, alors qu'il s'agit de missions à part entière. Alors oui, il faut arriver à les faire valoir, mais c’est usant et culpabilisant de devoir en permanence se justifier, alors même qu’au final on bosse trop. Vous trouverez toujours des HU pour vous dire que tout va bien, qui n’oseront jamais avouer que c’est infernal pour eux aussi. Ce parcours sélectionne des profils particuliers avec une peur panique de l’échec, et les administrations jouent là-dessus pour être maltraitantes. Pour commencer : l’hôpital. Ses qualités et ses défauts. Le principal défaut étant l'acceptation permanente de travailler dans des conditions matérielles et humaines de plus en plus dégradées. Rien que sur mon expérience de 14 ans dans les couloirs, j'ai vu les choses se déliter. Aujourd'hui pour espérer que quelque chose bouge, il faut être dans un axe prioritaire de la direction et que les étoiles s’alignent. Les caisses sont vides, et j'ai honte quand je vois certains équipements sur lesquels je travaille, comparés à ce qui se fait de mieux sur le marché. Par exemple un scanner des urgences qui a plus de 10 ans et a tout au plus bénéficié de quelques patchs, alors qu’il tourne 24 heures 7 jours sur 7, 365 jours par an. Quand je fais un bodyscanner à un enfant AVP, j'en suis à croiser les doigts pour la qualité d’image, alors qu’il y a eu des sauts technologiques depuis. C'est pas normal, certes, mais la logique est que tant que ça peut tenir, on doit tenir, jusqu'à la panne qui finira par provoquer un déblocage magique de budget. Ce jour-là, il y aura un article dans la presse locale pour souligner le progrès, puis 10-15 ans de déclin progressif. Idem pour les ressources humaines : tant que ça tient à peu près, inutile de chercher des solutions. Peu importe si les gens font du bon travail mais sont au bout du rouleau, ou font le minimum en essayant de passer entre les mailles en profitant du surinvestissement des autres. Et les quelques-uns qui s’investiront à fond dans l’hôpital ou l’université et développeront des projets, finiront essorés par les obstacles administratifs et/ou verront leur projet phagocyté par la structure. Projets qui s’effondreront quelques temps plus tard faute de porteur. Et vous aurez beau faire toujours plus, on considèrera que c’est « normal ». Tout juste s’il faut pas dire merci. La seule reconnaissance que vous aurez ce sera après votre infarctus à 45 ans, dans un mail global pour dire que « c’est triste, c’était vraiment quelqu’un de super ».   "Je n'ai pas envie d'attendre qu'ils aient 25 ans pour offrir des belles vacances à mes enfants ou passer du temps avec eux" Ajoutez à ça des aberrations dans le statut HU (cotisations retraite que sur la moitié du salaire, moins de congés, pas de RTT ou de temps additionnel, grille salariale décalée vers le bas par rapport aux praticiens hospitaliers, pas de repos universitaire après une garde de nuit, pas de temps partiel). Sans compter des discussions lunaires quand on aborde ça avec des membres de direction hospitalière qui partent du principe que, certes, un HU c’est précieux mais trop investi pour oser partir, donc pas la peine de réfléchir à des solutions (« les textes, rien que les textes ! »). Et des petits détails croustillants comme quand on m’a refusé un mois de congé parental (sans solde) parce que ce n’était pas écrit spécifiquement dans mes statuts HU (mais j’y aurais eu droit en tant que PH ou assistant). « Vous avez qu’à poser tous vos CA » (lol). La problématique de la parentalité dans les carrières HU : ça aurait dû être résolu hier, car c'est aujourd'hui que les gens se découragent. Pour les hommes, on imagine implicitement que, comme il y a 30 ans, ils accepteront joyeusement de ne pas s'occuper de leurs enfants. Ce qui finit par être inévitable quand on fait la somme des congrès de week ends et réunions de soirée. Naturellement non indemnisés, pour le plaisir de la famille. S’y ajoute le principe des grilles hospitalières: honnêtement je m’en fiche d’avoir un 18eme échelon à 68 ans. Le sacrifice familial de temps et de santé que je fournis c’est maintenant et j’ai pas spécialement envie d’attendre qu’ils aient 25 ans pour offrir des belles vacances à mes enfants ou passer du temps avec eux. Tout ça c’est voué à décourager les jeunes parents de la carrière HU. Sans compter les injonctions permanentes à tout « accepter », parce que « c’est comme ça dans cette carrière », vous comprendrez que les jeunes HU, leur expertise et leurs idées vont progressivement quitter le bateau, surtout à l’aube d’un avenir qui s’annonce de pire en pire. Je pensais naïvement pouvoir faire mieux que les autres. Arriver à changer le système pour un mieux. C'est tout bonnement impossible. Même une fois en poste, vous comprenez que rien ne bougera même si vous y épuisez toute votre énergie. Et j’ai mieux à faire de cette énergie. Je suis motivé comme jamais, et je préfère partir maintenant plutôt qu’à 45 ans, épuisé J’ai fait médecine pour bien m’occuper des patients et enseigner aux autres. J’y suis arrivé jusque maintenant, et il est hors de question que je me tue pour un système qui n’en a que faire. Ce que je veux maintenant, c'est me recentrer sur les choses importantes : soigner les gens du mieux possible, travailler efficacement, avoir des beaux projets professionnels, prendre soin de ma famille et de moi, cultiver ma passion pour la médecine en essayant de la transmettre (d’ailleurs si vous cherchez un radiologue sympa avec plusieurs domaines d’expertise, qui aime développer des trucs et qui s’entend bien avec les correspondants, mes DM sont ouverts). Et surtout, beaucoup de courage à ceux qui restent à bord du navire : je vous quitte pour le moment mais on se recroisera surement le long du fleuve (ou sur les rives !). J’espère que les choses changeront rapidement, en mieux, pour vous, mais pour l’instant je n’y crois plus.   *Système d’interrogation de gestion, d’analyse des publications scientifiques.

Limiter la durée de remplacement peut-il favoriser l'installation des médecins ?

François Pl

François Pl

Non

Toute "tracasserie administrative" ajoutée ne fera que dissuader de s'installer dans les zones peu desservies (et moins rentables)... Lire plus

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