"Je vais au cabinet la boule au ventre" : confronté à la violence des patients, un jeune généraliste passe du "rêve" au cauchemar
"Depuis mon jeune âge, j'ai toujours voulu devenir généraliste et m'installer dans ma ville natale, à Audincourt (Doubs).
J'ai fait mes études de médecine à la faculté de médecine de Besançon. Durant mon internat j'étais en périphérie, à l'hôpital de Trévenans, entre Belfort et Montbéliard.
J'ai remplacé dès que j'ai eu ma licence. Pendant un an et demi, régulièrement le samedi matin, je prenais des gardes à la maison médicale… J'ai remplacé dès que je pouvais, pour préparer mon installation.
En parallèle, j'ai passé pas mal de diplômes universitaires : de pédiatrie, de diabétologie… J'ai une capacité de médecine du sport et un diplôme de médecine esthétique. J'essaie de me former au maximum pour ma pratique quotidienne et pour me diversifier un peu et ne pas tomber dans une routine.
"J'étais fier d'avoir réussi à réaliser ce rêve"
Je me suis installé il y a environ un an et demi, à 5 minutes à pied du centre-ville d'Audincourt, dans une zone qui n'est pas réputée difficile ; ce n'est pas un quartier défavorisé. Trois médecins venaient de partir d'Audincourt. J'ai récupéré une très grosse patientèle d'environ 2 000 patients médecin traitant, et une file active de 3 500 à 4 000 patients… A Audincourt, nous sommes 4-5 médecins pour 15 000 habitants. J'étais fier d'avoir réussi à réaliser ce rêve.
Les premiers mois ont été un peu difficiles. J'ai vite posé des règles. Il a fallu que je m'impose face à cette patientèle, qui avait pris des habitudes avec mon prédécesseur. J'ai imposé des consultations sur rendez-vous. Il a fallu que j'apprenne à dire non à des arrêts de travail ou à des prescriptions de traitement que j'estimais non justifiées. Ça a été difficile physiquement, avec la fatigue qui s'installe, et moralement aussi. Je rentrais tard le soir, tous les jours.
Puis j'ai réussi à prendre mon rythme de croisière, à trouver un équilibre en vie professionnelle et vie personnelle. C'était satisfaisant de faire ce métier que j'aime.
"Il est entré avec un couteau dans la main"
Je me suis installé en février et le premier incident a eu lieu un soir de juillet. Ma secrétaire, qui travaille jusqu'à 16 heures, était partie et j'étais seul au cabinet. Un patient que je ne connaissais pas est arrivé, après 19 heures, alors que j'étais en consultation. Il a frappé à ma porte, mais je n'ai pas ouvert. Il insistait… Quand j'ai fini ma consultation, dès que j'ai ouvert la porte, il est entré avec un couteau dans la main. Il m'a demandé une prescription de traitement substitutif aux opiacés. J'ai dit 'non, ça ne se passe pas comme ça' et j'ai essayé de calmer un peu le jeu… Mais il était agressif et entre délivrer une ordonnance et me prendre un coup de couteau, le choix est vite fait ! J'ai fait la prescription, le patient est parti, j'ai fermé le cabinet et j'ai déposé plainte. Je n'ai pas eu de retour, je ne sais pas si la plainte a été classée sans suite ou autre.
Le patient est revenu une semaine plus tard pour la même raison, en pleine journée, alors qu'il y avait du monde en salle d'attente. On a réussi à appeler la police, qui l'a emmené en garde à vue. Il ne s'est rien passé. Plus tard, j'ai appris qu'il avait agressé violemment un pharmacien près du cabinet et là, il aurait eu de la prison ferme. Ce que j'ai retenu de cette histoire, c'est qu'il faut vraiment se faire agresser, être blessé, pour qu'il se passe quelque chose…
"Deux agressions et il ne se passe rien"
Quelques mois après, c'était un autre patient, qui venait régulièrement en consultation. A chaque fois, il n'avait pas d'argent pour régler. J'ai été arrangeant car je sais que c'est un peu difficile pour tout le monde. Mais bon, au bout de 3-4 fois… On a quand même des charges à payer. Donc cette fois-ci, j'ai refusé de lui faire son ordonnance car il n'avait pas d'argent sur lui. Quand il est ressorti, il a été agressif envers ma secrétaire, qui était enceinte à l'époque : il lui a mis un coup de coude. Elle a porté plainte et là encore, on n'a pas eu de retour.
C'est devenu assez angoissant… Deux agressions et il ne se passe rien. Ça m'a conduit à remettre en question l'organisation du cabinet. Je faisais encore beaucoup de consultations sans rendez-vous, tous les matins, pour vraiment essayer de dépanner la population. Mais j'ai remarqué que c'était sur ces créneaux que ça se passait mal. J'ai revu l'organisation et désormais je ne fais que des consultations sur rendez-vous, à l'exception des lundi et vendredi matin.
A la suite de cette réorganisation, les choses se sont améliorées. Je me sentais mieux moralement et physiquement, quand j'allais me coucher. Et le matin quand j'allais au boulot, je n'avais plus la boule au ventre. Jusqu'à la semaine dernière…
"Comme un boxeur, il serrait les poings"
Une patiente, qui avait rendez-vous pour un suivi de contrôle -rien d'urgent- est arrivée en retard, accompagnée d'un homme d'une soixantaine d'années, que je ne connaissais pas. Moi j'ai mis des règles donc la secrétaire l'a informée que je ne pourrais pas la recevoir ce jour-là car elle était en retard et qu'on lui redonnerait un rendez-vous. Là j'ai entendu l'homme crier, il semblait très agressif : 'il est où son bureau?! Je vais rentrer!' Je suis tout de suite sorti, inquiet pour ma secrétaire. Je lui ai dit tout de suite de ne pas s'énerver pour un retard, que ce n'était pas urgent, qu'on allait redonner un rendez-vous, que ça ne servait à rien de se mettre dans tous ses états pour ça. Je suis retourné en consultation… et je suis revenu quelques minutes après, car il continuait de crier. Quand je suis sorti, je suis tombé nez à nez avec lui. Il était en position d'affrontement, comme un boxeur : il serrait les poings. Il me disait : 'Viens, qu'est-ce que tu vas me faire?'. Quand je me suis approché pour essayer de le calmer, lui dire de ne pas se mettre dans cet état-là, il m'a pris le bras et m'a fait tomber par terre. Il était sur moi.
J'étais vraiment sous le choc. On ne s'attend pas à se faire agresser dans son cabinet, alors qu'on est ici pour soigner.
On a réussi à le retenir sur place, le temps d'appeler la police. Ils sont arrivés dans les 5 minutes. Ils ont relevé son identité et demandé ce qu'il s'était passé. Mais... ils ne l'ont pas embarqué, ce qui m'a un peu étonné. Ils l'ont laissé partir.
Après cela, j'ai été consulté aux urgences de Trévenans. J'avais mal à la hanche et au genou, je boitais. On m'a prescrit deux jours d'arrêt de travail et délivré un jour d'ITT, qui a été rallongé à 8 jours, surtout pour l'aspect psychologique.
"Agresser un médecin et qu'il ne se passe rien derrière, c'est la porte ouverte"
En sortant de l'hôpital, j'ai directement été porter plainte. Puis j'ai contacté le maire de la ville pour l'informer de ces agressions à répétition, et le prévenir que je risquais d'arrêter la médecine générale si cette fois-ci rien n'était fait. Agresser un médecin et qu'il ne se passe rien derrière, c'est la porte ouverte. On vient au cabinet, on demande une ordonnance de doliprane et on se fait taper dessus si on dit non ?
Le maire a été réactif et a contacté la police municipale pour voir ce que l'on pouvait mettre en place. Il a également contacté le procureur et le commissariat et cette fois-ci, les choses ont bougé [voir l'encadré]. Mais j'étais quand même un peu déçu qu'il ne se soit rien passé le jour où c'est arrivé…
J'ai également contacté l'Ordre des médecins pour demander la procédure à suivre en cas d'agression physique car en tant que médecin, on attend à la fois un soutien et une orientation de leur part. Les deux fois précédentes, on m'avait renvoyé un document à remplir pour décrire les agressions, avec les numéros à contacter. Cette fois-ci, quelques jours plus tard [ce mercredi 7 février, NDLR], l'Ordre m'a rappelé pour voir quelles suites on pouvait donner ensemble, s'ils allaient se porter partie civil ou pas.
J'ai rouvert mon cabinet cette semaine, après l'avoir fermé quelques jours. J'ai repris sans doute plus rapidement que je ne l'aurais dû car sinon, les patients ne sont pas soignés. Mais psychologiquement, c'est difficile de gérer toutes les consultations… Il y a eu des oublis sur les ordonnances. J'ai essayé de prendre un rythme plus tranquille pour accuser le coup.
"Je dors difficilement la nuit, j'ai des angoisses"
J'étais content d'aller bosser, de faire mes 10-12 heures par jour. Mais maintenant, quand je me réveille, je n'ai plus envie d'y aller. J'y vais la boule au ventre. J'arrive au cabinet en me disant 'vivement que la journée se termine et que je rentre chez moi'. Je dors difficilement la nuit, j'ai des angoisses. Mon épouse, elle, est inquiète. Je suis médecin, pas gendarme. Je ne suis pas formé pour gérer ces agressions. C'est très anxiogène de retourner au cabinet… J'y vais pour les patients, mais ça devient compliqué.
J'adore la médecine générale, j'ai toujours voulu faire ça, être au contact des patients. Mais se faire agresser en permanence, non. J'envisage de changer mon activité… De partir sur de la médecine du sport, ou prendre un poste de salarié à l'hôpital. Ce n'est pas possible de continuer dans ces conditions. Quelle tristesse d'en arriver-là… Ce qui dégoûte le plus, c'est qu'il n'y ait pas de réactions derrière. Même si cette fois-ci les choses ont l'air de bouger, les deux premières fois il ne s'est rien passé.
"Plein de médecins n'osent pas en parler"
J'ai eu la chance de recevoir plein de courriers de mes patients, de mes confrères, des appels, des SMS de soutien. Mais quand rien n'est fait au niveau judiciaire, on se dit qu'il y a un problème.
J'essaie de médiatiser au maximum. Il faut en parler. Car je me suis rendu compte que plein de médecins n'osent pas en parler. J'ai des confrères et consœurs qui m'ont appelé pour me dire qu'eux aussi avaient été agressés mais n'avaient rien dit. Qu'ils étaient en dépression, que c'était devenu difficile d'aller travailler… Mais il faut en parler pour essayer de trouver une solution."
L'agresseur présumé du Dr Baris Cecen, âgé de 68 ans, a été placé en garde à vue mercredi 7 février. L'homme n'a pas reconnu sa culpabilité, assurant s'être "senti agressé par le médecin et avoir voulu se défendre", a précisé le procureur de la République de Montbéliard à la presse locale. Une audience de comparution immédiate s'est tenue dans l'après-midi du jeudi 8 février. Le sexagénaire a demandé du temps pour préparer sa défense. Son procès se tiendra le 27 février prochain, nous informe le Dr Baris Cecen, qui précise qu'un placement sous contrôle judiciaire a été décidé. "Il a interdiction de m'approcher et d'entrer en contact avec moi."
Le bureau de l'association gérant la PDSA du Pays de Montbéliard appelle les médecins volontaires à fermer leur cabinet et à se réunir devant le tribunal à 14 heures, le 27 février, en soutien à leur confrère et afin "de sensibiliser" la patientèle à la problématique de la violence.
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