"Les généralistes ont parfois du mal à refuser un arrêt de travail" : faut-il avoir peur du médecin contrôleur missionné par le patron ?
"Je suis des deux côtés de la barrière." A 80 ans, le Dr Jean-Yves Ollivier partage son temps entre son cabinet de médecine générale, situé à deux pas de la Promenade des Anglais à Nice, et son activité… de médecin contrôleur des arrêts de travail. "Ça fait une dizaine d'années que je fais du contrôle, selon mes disponibilités. Il y a des jours où j'en fais trois ou quatre, des jours où je n'en fais pas. Ça me permet de varier mon activité", confie-t-il à Egora. "Il arrive que les arrêts maladie, on les mette un peu la main forcée parce qu'on connaît les patients, qu'on a du mal à leur refuser un arrêt… Donc je vérifie que les arrêts ne sont pas trop abusifs. C'est nécessaire : s'il n'y a pas de contrôle, il y a forcément des abus", considère-t-il.
"Dès qu'ils sont fatigués, les gens considèrent qu'il est normal de s'arrêter"
Un constat partagé par la Cnam et le Gouvernement, qui déplorent l'envolée des dépenses d'indemnités journalières ces dernières années (+2.9% en moyenne pour les IJ maladie depuis 2010, +3.2% pour les IJ liées aux accidents du travail et aux maladies professionnelles). En 2022, hors arrêts dérogatoires du Covid, l'Assurance maladie a déboursé 16,3 milliards d'euros, soit 8.2% de plus qu'en 2021 et 44.4% de plus qu'en 2010. Une croissance qui ne s'explique pas seulement par le vieillissement et l'augmentation de la population active ou encore par la hausse du Smic : le taux de recours aux arrêts de travail est en hausse de 14%, pointe la Cnam dans son dernier rapport charges et produits. "Il est vrai que depuis la crise, les gens sont un peu plus stressés, commente Jean-Yves Ollivier. Mais j'ai l'impression qu'aujourd'hui, les gens se posent moins la question de s'arrêter de travailler. Dès qu'ils sont fatigués, ils considèrent que c'est normal de s'arrêter."
Pour limiter les abus, les pouvoirs publics prônent un renforcement des contrôles dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour 2024. Contrôles des médecins sur-prescripteurs, via les campagnes de mise sous objectifs/mise sous accord préalable. Et contrôles des patients sur-consommateurs, via le développement des contre-visites médicales diligentées par les employeurs. Ce droit, encadré par le code du travail (article L. 1126-1), est la contrepartie de l'obligation qui est faite à certains employeurs de maintenir le salaire en versant un complément à l'employé absent pour maladie ou accident de travail.
Suspension des indemnités journalières : ce qui va changer
Mais le dispositif n'a, pour l'heure, qu'"un impact marginal" sur les IJ, qui représentent 50% du salaire de base, pointe le Gouvernement dans son étude d'impact du PLFSS. Sur les 2300 dossiers reçus en 2019 par les CPAM, seuls 430 respectaient les conditions fixées pour une suspension des IJ consécutive à un contrôle employeur : que le médecin contrôleur ait procédé à un examen médical (ce n'était pas le cas dans 1500 dossiers) et qu'il ait fait parvenir son rapport à la caisse dans un délai de 48 heures.
Si la suspension des IJ est rare, un contrôle sur deux débouche sur l'arrêt du versement du complément de salaire employeur, signale Franck Charpentier, directeur de la société Médivérif, qui se présente comme le "leader du contrôle médical patronal contre les arrêts de travail abusifs", avec 7000 contrôles à son actif en 2022. D'après les statistiques tenues "en temps réél" par cet intermédiaire des entreprises, si 48% des arrêts sont déclarés justifiés à l'issue du contrôle, "aucune pathologie" n'a été retrouvée chez 16% des patients visités et dans le reste des cas, le contrôle n'a pas pu être réalisé : le salarié était absent de son domicile lors du contrôle (21%), il a refusé de s'y plier (10%) ou son adresse était erronée (5%). "Quand un employeur a refusé une semaine de congés à son employé, et que bizarrement cette même semaine il tombe malade mais qu'il n'est pas chez lui lors du contrôle… souvent, c'est qu'il est en vacances", pointe Franck Charpentier. Mais la "problématique numéro 1" des employeurs qui font appel à Médivérif, "c'est l'arrêt de travail suite à un refus de rupture conventionnelle de l'employeur", déclare le dirigeant.
Une situation très familière et "délicate" pour le Dr Jean-Yves Ollivier, l'un des 3000 médecins libéraux membres du réseau de Médivérif. "Avec l'expérience que j'ai, je vois si un arrêt pour raisons psychologiques est justifié. Malheureusement, assez régulièrement, cela découle d'un conflit avec l'employeur", déplore le généraliste. "La personne est en état de burn out, de pseudo-dépression, parce qu'elle est en conflit avec son employeur, parfois depuis des mois, et qu'aucune solution n'est trouvée. Moi je n'appelle pas ça des dépressions. Une dépression, c'est une maladie qui n'a pas de cause", estime le généraliste.
Face à un salarié visiblement "psychologiquement perturbé" par ces tensions, le praticien confesse se sentir parfois "obligé de déclarer l'arrêt justifié". D'ailleurs, il estime que...
seuls 1 à 2 cas sur 10 lui semblent réellement "discutables". "Il ne faut pas être trop rigoureux", déclare le médecin contrôleur. "Mais si j'ai l'impression que la personne tire au flanc, je mets non justifié", assume le généraliste. Toutefois, pour Jean-Yves Ollivier, cette situation, qui pèse sur les généralistes, "n'est pas normale". "C'est la raison pour laquelle j'ai écrit au ministère du Travail pour demander la mise en place de médiations, comme au Canada. En France, on ne sait pas régler les problèmes en discutant. Ce serait simple de mettre l'employé et le patron face à une personne neutre et de poser le problème pour chercher une solution."
Médecin du salarié contre "médecin du patron"
Le PLFSS, en cours d'examen à l'Assemblée nationale, opte pour une solution plus radicale : il permet de suspendre de façon quasi-automatique les IJ en cas d'arrêt de travail jugé non justifié à l'issue du contrôle effectué par le médecin à la demande de l'employeur. Destinataire du rapport de ce dernier, qui devra être envoyé dans les 72 heures (contre 48 heures actuellement), le service de contrôle médical de la CPAM pourra décider de procéder à un nouvel examen médical, auquel cas les IJ ne seront pas suspendues tant que le service n'aura pas "statué". Lorsque le rapport du contrôleur fait état de l’impossibilité de procéder à l’examen de l’assuré, le service du contrôle médical ne pourra d'ailleurs "demander la suspension du versement des indemnités journalières qu’après un nouvel examen de la situation de l’assuré", précise le texte. En cas de suspension des IJ, l'assuré pourra saisir le médecin-conseil dans un délai de 10 jours.
Malgré ces garde-fous, la mesure divise aussi bien les médecins que les parlementaires. Dans un communiqué diffusé fin septembre, MG France a dénoncé une "censure de la prescription du médecin traitant". Alors que "le médecin contrôleur aura le pouvoir d'interrompre l'arrêt de travail séance tenante", "les droits de recours du patient auprès de l'Assurance maladie, eux, ne seraient pas immédiats", pointe le syndicat de généralistes. "Les délais administratifs et les difficultés de certains de nos patients à les mobiliser priveront d'indemnités journalières les plus fragiles d'entre eux", alerte MG France.
"Il y a une inversion de la charge de la preuve avec l'employeur comme vérificateur ultime", a critiqué le député socialiste Jérôme Guedj, lors de l'examen du PLFSS en commission des Affaires sociales jeudi dernier. Pour la députée Les Écologistes Sandrine Rousseau, c'est une "dérive inacceptable vers une privatisation des contrôles de l'Assurance maladie", qui "risque de fragiliser des employés". "Depuis la fin de l'abandon de poste [qui vaut désormais démission, sans droits au chômage, NDLR] que reste-t-il donc pour les salariés en souffrance au travail ?", a-t-elle pointé. "Vous donnez raison aux médecins des employeurs contre les médecins des salariés", a quant à lui lancé le communiste Pierre Dharréville.
Le médecin contrôleur est-il vraiment le "médecin du patron", comme le clame également l'insoumis François Ruffin ? "Je suis totalement indépendant vis-à-vis des employeurs, dément Jean-Yves Ollivier. Je ne les connais pas, je n'ai jamais affaire à eux. Et en tant que médecin généraliste de la vieille école, je suis très soucieux de mon indépendance. Il ne s'agirait pas que le patron m'appelle, je l'enverrais promener !" Le code de déontologie précise par ailleurs que "le médecin chargé du contrôle est tenu au secret envers l'administration ou l'organisme qui fait appel à ses services. Il ne peut et ne doit lui fournir que ses conclusions sur le plan administratif, sans indiquer les raisons d'ordre médical qui les motivent".
Un gaspillage de temps médical ?
Et en cas de "désaccord" entre le prescripteur et le contrôleur, "comment l'arbitrage sera-t-il rendu ?", interpelle Yannick Neuder, député Les Républicains. "Jamais un médecin prescripteur ne m'a contacté, et moi je ne cherche pas à les contacter non plus", rétorque Jean-Yves Ollivier. Si le code de déontologie interdit au médecin contrôleur de "s'immiscer dans le traitement", il lui impose toutefois de signaler au médecin traitant du patient son désaccord sur le diagnostic, le pronostic ou tout "élément important et utile à la conduite du traitement".
Pour Yannick Neuder, cardiologue de profession, se pose néanmoins la question du temps médical. "Un arrêt maladie consomme beaucoup de temps médical, tant pour le prescrire que pour le contrôler. Ne pourrait-on renforcer les moyens de la médecine du travail plutôt que de mobiliser un médecin pour contrôler ?" "Le contrôle est différent d'une consultation médicale, souligne pour sa part Jean-Yves Ollivier. Le médecin qui a donné l'arrêt a déjà fait tout le travail et a donné le diagnostic. On a les résultats des examens, les ordonnances. On a tous les éléments à disposition pour statuer rapidement."
Reste que les médecins contrôleurs se font aussi rares que les médecins prescripteurs, aux dires de Franck Charpentier. "Là j'ai trois généralistes qui sont partis à la retraite au 1er octobre. Le réseau bouge sans cesse", pointe le dirigeant de Médivérif, dont le gros de l'activité est constitué par l'expertise médicale pour le compte des assureurs. Au sein du réseau, les généralistes installés y côtoient des retraités, et des "médecins encore en cabinet qui auraient dû partir à la retraite depuis longtemps", souligne le directeur. Tous sont rémunérés à l'acte (entre 40 et 60 euros selon la mission, contrôle ou expertise), auquel s'ajoute l'indemnisation des frais de déplacement. Pour Jean-Yves Ollivier, l'activité représente un complément de revenus d'environ 500 euros par mois. Et malgré une violente agression par un patient en août dernier [lire ci-dessous], il n'envisage pas de s'arrêter pour l'instant.
"Les gens ne sont pas toujours très heureux de me voir, mais la plupart du temps, ils sont corrects. Parfois, je suis même très bien accueilli." Mais en ce samedi 12 août, alors qu'il effectuait un contrôle, à Nice, pour le compte d'un employeur, le Dr Ollivier a été "très mal reçu" dès son arrivée au domicile du salarié. Ce dernier "a refusé que je rentre chez lui et a commencé à insulter son employeur. Très rapidement, il m'a mis dans le lot… alors que son employeur, je ne le connais pas", raconte-t-il. "J'ai vu que son problème, c'était sa colère avec son employeur donc j'ai tenté de lui expliquer que ce n'était pas un motif d'arrêt de travail." Alors que le médecin contrôleur écrit noir sur blanc que l'arrêt est "non justifié" et s'apprête à faire signer le document au salarié, l'homme explose. "Il a éclaté. Il m'a arraché la feuille des mains, l'a déchirée et m'a mis un coup de poing dans la figure. Je ne m'attendais pas à ça… Je me suis écarté et je suis parti le plus vite possible mais il m'a poursuivi jusque dans la rue." L'agresseur s'acharne sur l'octogénaire… Le généraliste ne doit son salut qu'à l'intervention d'un passant, qui s'interpose. Jean-Yves Ollivier a porté plainte, l'affaire sera jugée en février prochain. Echaudé par cette violente agression, le médecin contrôleur prend désormais ses "précautions" : "Maintenant, je ne donnerai plus mes conclusions à l'issue du contrôle. Je prends les informations et je m'en vais sans donner mon avis."
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