"C'est illégal mais c'est humain" : médecin, il a pratiqué pendant des années des euthanasies clandestines

11/10/2023 Par Mathilde Gendron
Ethique

Le Dr Denis Labayle, gastro-entérologue à la retraite, reconnaît avoir, dans sa carrière, bravé la légalité pour “répondre aux besoins” de ses patients en pratiquant de manière “occasionnelle” des euthanasies clandestines. Aujourd’hui, il appelle à l’adoption d’une loi légalisant l’aide active à mourir. Il expose ses arguments à Egora, quelques jours après la remise du projet de loi sur la fin de vie à Emmanuel Macron. 

 

“Dans la vie, il faut parfois prendre des risques quand on estime que les valeurs morales que l’on défend sont supérieures à la loi”, se défend le Dr Denis Labayle, gastro-entérologue. Aujourd’hui à la retraite, il confesse avoir déjà contourné la loi Claeys-Leonetti (et la loi Leonetti avant elle), avec plusieurs de ses patients. Le médecin, qui a exercé en tant que chef de service au centre hospitalier sud francilien à Corbeil-Essonnes (Essonne), reconnaît avoir réalisé de manière “occasionnelle” des euthanasies dites clandestines, car illégales.

Ces pratiques consistent à provoquer la mort du patient, à sa demande, en injectant une forte dose de sédatif et de morphine. “Tous les services où je suis passés pratiquaient l’euthanasie, mais on n’ose pas le dire, c'est une gigantesque hypocrisie, je n’ai rien inventé. Aujourd’hui, c’est comme si on avait oublié”, pose-t-il. “Contrairement à ce que l’on raconte, les patients ne se précipitent pas vers les soins palliatifs. Ce n’est pas la joie de leur dire 'vous allez partir dans un service où il n’y a que des personnes qui vont mourir, et vous allez mourir avec eux'”, explique le médecin. Alors à ceux qui voulaient en finir, le médecin proposait de “répondre à leur besoin” tout en suivant un protocole établi et un processus de décision collégiale. 

Tout le monde ne pouvait pas être euthanasié par Denis Labayle. Il fallait répondre à plusieurs critères. Le patient devait avoir émis à plusieurs reprises le fait de vouloir mourir. “Ça ne se fait pas sur un coup de tête”, fait valoir le médecin, qui indique que cela pouvait prendre “15 jours, trois semaines, un mois…”. Il demandait également aux patients d’écrire leurs volontés (au début les directives anticipées n’existaient pas*), car “le fait d’écrire engage”, souligne-il. 

Étant gastro-entérologue, Denis Labayle précise également qu’il n’a jamais côtoyé de patients atteints de maladies neurodégénératives. Tous ses patients étaient donc à même d’exprimer leur propre volonté. Certains venaient le consulter en lui disant : “Ecoutez, ça suffit. J’ai bien réfléchi et j’ai envie de partir, et je vous demande de me faire partir”, se remémore-t-il. Il leur répondait : “Réfléchissez bien, je vais vous suivre et on va voir comment on peut améliorer les choses.” Certains patients finissaient par changer d’avis, d’autres restaient sur leur première volonté. Pour cela, il faut beaucoup écouter le patient jusqu’à ce qu’une relation particulière se crée. C’est cette "alliance" qui permet de comprendre le véritable “désir du patient, qui peut changer dans un sens comme dans l’autre”, rappelle le médecin. Car si un patient ne souhaite plus aller au bout du protocole, le gastro-entérologue est catégorique : “On écoute le patient”. 

 

“C’était dur émotionnellement”  

En plus d’émettre sa volonté de mourir à plusieurs reprises, le patient devait également être atteint d’une “maladie grave et incurable” (par exemple : un cancer de stade évolué) et être majeur. Si la majorité des personnes qui lui demandaient une euthanasie n’étaient pas de “jeunes adultes”, il se souvient du cas d’une patiente âgée de 25 ans, atteinte d’une tumeur rare du péritoine, qu’il a accompagnée jusqu’à la fin. “C’était une des plus jeunes que j’avais eue”, se souvient-t-il. Les médecins ne parvenaient pas à la soulager. “C’était complètement chimio-résistant. Elle en avait par-dessus la tête, c’était absolument dramatique”, se remémore-t-il.

Le médecin reconnaît “s'être beaucoup donné pour [ses] malades". Car bien qu’il défende encore aujourd’hui les euthanasies clandestines, il confie que “c’était dur émotionnellement et loin d’être une partie de plaisir. Heureusement, ce n’était pas tous les jours”. Mais, “le plus important c’est de répondre aux besoins du patient”, affirme celui qui estime avoir été un “bon soignant”. D’ailleurs, le gastro-entérologue assure avoir toujours en mémoire les lettres de remerciements des proches des patients qu’il a accompagnés jusqu’au bout. “Ce sont les plus belles lettres que j’ai reçues.” 

 

“L’avis du malade prime” 

Et qu’en est-il des proches du patient ? Pour le gastro-entérologue, il est évident que “l’avis du malade prime sur tout”, même s’il confie avoir déjà rencontré les familles de ses patients. “Parfois c’est simple, parce qu’elles partagent l’avis du patient. D’autres fois, c’est plus compliqué, parce qu’elles se disputent”, note le médecin. Dans ces cas-là, il se réfère en premier lieu au patient, puis aux réunions hebdomadaires tenues avec l’équipe de soin. Ces réunions comprenaient les autres médecins, les infirmières de jour et de nuit, les aides soignantes et les psychologues.

Elles permettaient d’analyser “chaque cas, malade par malade, parmi ceux qui allaient bien, ceux qui n’allaient pas bien, et ceux qui allaient mourir”, se rappelle-t-il. C’est également à cette occasion qu’ils décidaient d’accepter ou non la volonté du patient. Ce sont notamment les infirmières et plus particulièrement celles exerçant la nuit qui étaient d’une grande aide pour le gastro-entérologue. “Elles sont souvent extrêmement au courant des décisions du malade, parce que la nuit, c’est là qu’ils ont le maximum d’angoisse. Donc c’était essentiel de pouvoir les écouter”, explique-t-il. Si ensemble, ils pouvaient échanger, et exprimer leur point de vue, à la fin “la décision est prise par le prescripteur”, précise Denis Labayle.  

Une fois l’avis rendu par le médecin, Denis Labayle pouvait passer à la pratique. À l’hôpital, les médecins avaient l’habitude d’utiliser une association de deux sédatifs (prométhazine et chlorpromazine) ainsi...

qu’un morphinique (péthidine). Puis, le midazolam a remplacé les deux sédatifs utilisés précédemment. “Ça se trouvait partout, on en avait à l’hôpital, on s’en servait pour faire les endoscopies”, assure-t-il. Le médecin confie ne “jamais avoir eu de problèmes” avec l’équipe médicale avec laquelle il travaillait. “On s’est toujours mis au diapason. Les infirmières, les aides soignantes venaient m’aider et ensemble, on posait la perfusion, préparait les produits, mettait les sédatifs et la morphine à forte dose…”   

S’il est convaincu d’avoir aidé ses patients, Denis Labayle reconnaît avoir eu “peur” des sanctions judiciaires et ordinales, à l’instar du Dr Nicolas Bonnemaison, condamné à 2 ans de prison en 2015 et radié définitivement de l’Ordre des médecins en 2019, pour avoir provoqué la mort d’une patiente de 86 ans en fin de vie. “J’ai une famille, du jour au lendemain, l'Ordre pouvait me suspendre. Mais, mon éthique me dit que le plus important, c’est l’humain qui est malade. Et les euthanasies clandestines, c’est illégal, mais c’est humain”, affirme-t-il. 

Denis Labayle a néanmoins eu maille à partir avec l'Ordre, pour avoir lancé, en 2007, un manifeste signé par 2 000 soignants en faveur de l’euthanasie.“Il a eu un succès énorme”, se souvient le médecin. Mais sa démarche lui vaut des plaintes, on demande sa suspension de l’Ordre des médecins. Lors de sa convocation, le gastro-entérologue fait face à trois personnes, pendant trois heures. “J’ai pu m’expliquer et à la fin ils m’ont dit : ‘Oui, c’est peut-être vous qui avez raison, mais la société n’est pas prête’. Je leur ai répondu : ‘Mais si, c’est vous qui n’êtes pas prêts’, se souvient le médecin. Selon lui, la fin de vie est encore un sujet tabou au sein des professions médicales. “On n’en parle pas”, se désole-t-il. 

S’il en est venu à réaliser des euthanasies clandestines, c’est que, pour lui, la législation sur la fin de vie, et notamment la loi Claeys-Leonetti (voir encadré ci-dessous) instituée le 6 février 2016, est “inacceptable, inhumaine et douloureuse”. Le texte stipule qu’“à la demande du patient”, soit mise en place “une sédation profonde et continue (...) maintenue jusqu'au décès". “Contrairement à ce que raconte l'intitulé de la loi actuelle, dans la pratique cela ne se passe pas comme ça”, s’exclame le gastro-entérologue retraité.

Le praticien dénonce principalement les termes de “sédation profonde et continue” qu’il associe, lui, à un “système où la sédation est fluctuante”. Il explique : “Au début, les patients s’endorment et ensuite ils se réveillent puisque le midazolam n’agit pas très longtemps. Et lorsqu’ils se réveillent, ils retrouvent leurs douleurs intolérables, alors on leur remet une dose.”Pour une personne qui n’est plus consciente, je n’en vois pas l’intérêt, si ce n’est de la faire souffrir”, s’emporte-t-il. Selon lui, c’est la trop faible quantité de molécules administrées qui provoque “une mort lente et une agonie prolongée”

Si le patient souffre, c’est principalement à cause des sédatifs et de la déshydratation, avance le médecin. “L’idée purement idéologique de cette loi est de dire qu'on va créer une mort naturelle avec une insuffisance rénale, c’est un raisonnement complètement stupéfiant”, dénonce-t-il, évoquant un “protocole anti-éthique et anti-humain". Lors de la “sédation profonde et continue”, “la nutrition et l'hydratation artificielles constituent des traitements qui peuvent être arrêtés”, indique la loi. À ce stade, les patients ne mangent déjà plus beaucoup, précise Denis Labayle. Lorsque les médecins suppriment l’eau, une “sensation de soif très douloureuse” apparaît, pointe le spécialiste. Les patients ne la ressentent pas lorsqu’ils sont sédatés, mais “dès qu’ils se réveillent, oui”, assure le médecin. “C’est une souffrance inutile.”  

La loi est, de plus, “extrêmement difficile à appliquer”. L’ajout d’une nouvelle dose de produit ne peut se faire que par un soignant, “mais encore faut-il qu’il soit présent”, remarque Denis Labayle. “Il est prévu dans le protocole de la Haute Autorité de santé (HAS) qu’en ville, les médecins passent deux fois par jour à domicile et trois fois en Ehpad. Il faut arrêter de rêver”, alerte le médecin, qui estime que c’est irréalisable dans la pratique. Dans ce même texte, il est écrit que le midazolam est le “médicament de première intention”. Mais, “entre 2016 et 2022, il n’y avait aucune possibilité de se procurer du midazolam en ville, il n’est disponible que depuis septembre 2022 en ville, c’est quand même extraordinaire six ans après avoir voté la loi”. À la place, les praticiens utilisaient du “clonazépam, ou d’autres sédatifs”.  

 

Une réforme “qualitative” des soins palliatifs 

Pour répondre aux enjeux actuels sur la fin de vie, Denis Labayle propose de modifier trois points essentiels du système français. Si développer l’offre de soins palliatifs fait partie du plan national sur la fin de vie 2021-2024, pour le Dr Labayle, “il faut aller au fond du problème et ne pas augmenter seulement là où il y a des manques”. Selon lui, une réforme de ces soins palliatifs de manière “qualitative” est nécessaire. Le praticien propose également de former les médecins aux soins palliatifs car “aujourd’hui, il n’y a pas de formation, les médecins sont perdus. Il faut qu’ils soient formés à la fin de vie.”  

 

Le praticien appelle aussi à modifier de manière “magistrale et fondamentale la loi Claeys-Leonetti”. “Il faut arrêter avec cette supercherie”, s’indigne celui qui veut offrir le “choix” aux malades. Une éducation est également à faire au sujet des directives anticipées. “S’il y avait un ministère de la Santé qui se préoccupait de ce problème- là, il ferait une campagne pour que les Français les remplissent. Seulement 13% les ont remplies et il n’y a jamais eu de campagne ministérielle”, peste-t-il.  

Denis Labayle insiste sur un dernier point, celui de l’aide active à mourir. “Il faut qu’il y ait une loi avec les deux volets : une aide médicale comme en Belgique, et une forme de mort assistée volontaire comme en Suisse." Mais, le gastro-entérologue confie avoir peur que “le Gouvernement propose une loi sur l’aide active à mourir, essentiellement sur le suicide assisté. Et après ? Est-ce que ça répondra aux malades qui ont des maladies neurodégénératives, dont l’évolution est progressive et dont la mort n'est pas au bout de trois mois ou six mois. On laissera ces patients sur le bord de la route ?” Même si l’euthanasie est légale en Belgique, cela représente seulement 2,5% des décès en 2022 (contre 2,4% en 2021), “c’est très faible”, assure-t-il. Pourtant, selon l’association Le choix ils seraient 80% à voter pour le maintien de l’aide médicale active à mourir, “parce qu’elle désangoisse”, souligne le médecin français. 

 

Une différence de conception du mot “soin” 

Convaincu qu’une réforme intégrale du modèle de fin de vie français est nécessaire, le médecin est pourtant conscient que de nombreux soignants ne sont pas de son avis. À ceux qui affirment que leur rôle n’est pas de tuer, Denis Labayle explique qu’ils n’ont pas la même “conception du mot ‘soin’”. Cette notion a “changé avec le temps”, explique-t-il. “Il y a des gestes qui ont été considérés comme des soins et qui ne le sont plus aujourd’hui. Par exemple, il fallait soigner jusqu’au dernier instant, jusqu’au moment où le législateur a dit ‘non, c’est de l’acharnement thérapeutique ce n’est plus un soin’”. Pour Denis Labayle, la “sédation profonde et continue telle qu’elle est proposée aujourd’hui” dans le cadre de la loi Claeys-Leonetti “n’est pas un soin. La notion de soin varie en fonction du regard de la société sur elle-même, des médecins et de leur expérience”, affirme-il.  


Ce que prévoit la loi Claeys-Leonetti 
Indiquant que “toute personne a le droit d'avoir une fin de vie digne et accompagnée du meilleur apaisement possible de la souffrance”, la loi Claeys-Leonetti propose “à la demande du patient d’éviter toute souffrance et de ne pas subir d'obstination déraisonnable, une sédation profonde et continue provoquant une altération de la conscience maintenue jusqu'au décès, associée à une analgésie et à l'arrêt de l'ensemble des traitements de maintien en vie”. Les patients peuvent la demander à conditions de respecter l’un de ces trois critères :
- Être “atteint d'une affection grave et incurable et dont le pronostic vital est engagé à court terme présente une souffrance réfractaire aux traitements”;
- Être atteint d'une “affection grave et incurable” et avoir décidé “d’arrêter un traitement” qui “engage le pronostic vital à court terme et est susceptible d'entraîner une souffrance insupportable”;
- Être en incapacité d’exprimer sa volonté, et qu’“au titre du refus de l'obstination déraisonnable”, un “médecin arrête un traitement de maintien en vie”.

 

*Les directives anticipées ont vu le jour sous la loi Leonetti de 2005, à cette date elles étaient valables pendant trois ans puis à renouveler. Depuis la loi Claeys-Leonetti, en date du 2 février 2016, la période de validité a été supprimée. 

 

 

11 commentaires
Photo de profil de Michel Rivoal
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Débatteur Passionné
Anesthésie-réanimation
il y a 1 an
C’est sans doute courageux de parler à la première personne de cette pratique qui a (eu) lieu (longtemps) dans la clandestinité, mais ici dans des conditions humaines et responsables après réflexion e
Photo de profil de M A G
3,2 k points
Débatteur Passionné
Médecins (CNOM)
il y a 1 an
“Dans la vie, il faut parfois prendre des risques quand on estime que les valeurs morales que l’on défend sont supérieures à la loi” Parfaitement d'accord. Mais est-ce qu' on serait prêt à dire la m
Photo de profil de Beaudry Prevost
652 points
Débatteur Renommé
Gastro-entérologie et hépatologie
il y a 1 an
Enfin un confrère qui fait une analyse claire nette et précise de la situation sans aucune ambiguïté ou tour de passe passe. Tout comme moi il a suivi des cancers digestifs multi métastatiques avec d
 
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