"J'assume cette mesure impopulaire" : le président de la Carmf justifie la décision de ne pas augmenter la retraite des médecins
Egora.fr : Comment le Conseil d'administration en est-il arrivé à prendre cette décision?
Dr Thierry Lardenois : Je pense qu'il est très important de camper le décor... La Carmf gère trois régimes, comme chacun sait. Il a été décidé depuis longtemps de permettre aux médecins d'exercer au-delà de l'âge de la retraite, avec des décalages de cotisations possibles. Il y avait tout un mic-mac qui faisait que certains médecins avaient pris leur retraite de l'hôpital et continuaient à exercer dans le privé. Ça fonctionnait très bien comme ça. Puis le 20 janvier 2014, le Gouvernement a sifflé la fin de la récréation : la loi [la réforme des retraites portée par Marisol Touraine, NDLR] entérine le principe de l'intangibilité de la liquidation des retraites, c'est-à-dire qu'à partir du moment où une retraite est liquidée, la totalité des retraites doivent être liquidées au même moment et dans les mêmes conditions. Si quelqu'un, quel que soit son métier, reprend son activité, il va cotiser sans droits. Ça n'est pas nous qui l'avons voulu ! C'est l'État qui a décidé de cette mesure et c'est le même État qui la remet en cause aujourd'hui… La Carmf a donc appliqué cette mesure mais a trouvé une parade à cette cotisation sans droits – qui pour moi est un impôt : c'est la retraite en temps choisi. Cela permet aux médecins qui prolongent leur activité au-delà de l'âge de départ à taux plein d'acquérir de nouveaux droits. Très récemment, pour favoriser la poursuite d'activité des médecins, on a décidé de supprimer les cotisations vieillesse des médecins en cumul activité-retraite. Premièrement, pourquoi s'orienter vers un avantage sur la cotisation sociale et pas vers un avantage sur l'impôt? Pourquoi ne pas supprimer les cotisations Urssaf, aussi? Il faut bien savoir que les confrères vont continuer à en payer. Et d'ailleurs, du fait de la fin des cotisations sociales, l'assiette fiscale et l'assiette de l'Urssaf vont se trouver très élargies. Une partie de ce que les médecins ne vont plus payer en cotisations Carmf, ils vont le payer en impôts et en Urssaf, il faut bien qu'ils le comprennent. Certains vous reprochent aujourd'hui d'avoir fait reposer l'équilibre du régime complémentaire sur les cotisations des médecins en cumul… Nous n'allions pas utiliser ces cotisations pour planter des pâquerettes ! Cet argent, nous l'avons remis dans la trésorerie de façon à que ces cotisations abondent et soutiennent la valeur du point. Ça a permis d'améliorer la retraite des anciens et ça permettait de limiter les cotisations des actifs. D'ailleurs, il faut savoir que sur les 20 dernières années, les cotisants en secteur 2 ont augmenté leur taux de cotisation de 52% et les secteur 1 de 34%. Les actifs n'ont pas été épargnés… Tandis que la valeur du point des retraités, dans le même temps, n'a baissé que de 9%. Je comprends que les médecins retraités soient aujourd'hui très fâchés de ce qu'il se passe mais quand vous voyez ces chiffres, vous vous dites que ce ne sont pas forcément les retraités les plus malheureux. Donc quand le Gouvernement a décidé de supprimer cette rentrée d'argent, nous avons fait les comptes. Moi là, je ne fais pas de médecine ou de politique, je fais de la comptabilité. Résultat : il nous manque 73 millions d'euros dans la caisse. Comme vous le savez, le régime complémentaire est en déficit technique et utilise ses réserves pour payer la retraite des anciens : 400 millions d'euros cette année, excusez du peu. Donc là ça fera presque 500 millions, c'est 5% de la valeur de notre patrimoine qui va y partir. Comprenez que je sois un peu inquiet. Donc dès le 21 octobre, j'écris aux ministres du Travail, Olivier Dussopt, et de la Santé, François Braun : "allez-vous, comme la loi (article 131-7 du code de la Sécurité sociale) vous l'impose, compenser ce manque?" Je leur ai laissé du temps, tout de même… Entre temps, l'un de nos administrateurs rencontre M. Dussopt lors d'une interview donnée à La Provence et lui repose la question. Le ministre, assez évasif, lui dit qu'il y aura "quelque chose". Mais rien d'écrit, ni d'officiel. Le 22 novembre, n'ayant toujours aucune garantie, et voyant que dans le texte du Gouvernement adopté par 49.3 la compensation n'est plus précisée noir sur blanc, j'interroge le Conseil d'administration sur ce manque à gagner de 73 millions. 73 millions, c'est exactement l'augmentation de 4.8% que nous voulions donner à nos retraités… A l'assemblée générale, souvenez-vous, j'avais dit entre 4.5% et 5,5%. Mais entre temps, on m'a retiré cette rentrée d'argent. Je n'ai plus la trésorerie donc il a fallu que je trouve une solution comptable. Aviez-vous d'autres options? Augmenter les cotisations ? Qui sont les bénéficiaires de cette mesure d'exonération ? Les retraités. Donc je ne vais surement pas faire payer la mesure à nos actifs ! Ils ont déjà été punis par un an de Covid, ils sont punis par les différents frais qui les assaillent tous les jours, par la crise énergétique qui arrive, ils sont punis par l'activité professionnelle, et ils n'ont pas eu un centime d'augmentation depuis cinq ans. Nous avons étudié l'évolution des revenus des professions médicales, libérales, sur les 20 dernières années : nous constatons en euros constants qu'elles ont été augmentées de 3%, alors que pour les Français, sur la même période, elle est de 9% (Insee). Les médecins ont été augmentés trois fois moins que la population française… Était-il possible dans ces conditions-là de punir plus encore qu'ils ne le sont nos actifs? A partir de là, j'ai pris une décision impopulaire, que je déplore énormément, parce que le Gouvernement n'a pas fait cet engagement. Je me suis dit naïvement, "tu as peut-être un peu excessif, Thierry", ils vont peut-être appliquer la loi… Justement, on vous reproche une décision "prématurée", avant le vote définitif du PLFSS et sans connaître le plafond de ressources qui sera fixé par décret... Quand je vois la réponse du Gouvernement qui dit noir sur blanc qu'il n'y aura pas de compensation sur le régime complémentaire, qu'il n'a qu'à se débrouiller… Mais il y aura une compensation pour le régime de base, c'est quand même fort ! On est un régime en trois parties, on compense une partie mais pas les autres… Et je vais vous dire pourquoi ils compensent le régime de base… Je leur ai dit qu'en tant que président de la CNAVPL*, c'était moi qui gérais le régime de base et que s'ils ne compensaient pas, nous les attaquerions devant le Conseil d'État. Savez-vous ce qui sera décidé pour l'ASV? On a eu lundi, chez les syndicats, un petit texte indiquant qu'il allait y avoir une augmentation et qu'il allait falloir remodeler l'ASV… En français, ça veut dire qu'on fera payer cette augmentation aux cotisants, en redéfinissant les périmètres. En ce qui me concerne, en tant que président de la Carmf, je n'ai aucun regret d'avoir pris des mesures conservatoires, afin d'éviter de mettre notre régime en péril. N'était-il pas possible de piocher dans les réserves, comme le demande la CSMF dans un communiqué daté du 30 novembre? Ils n'ont aucune notion de gestion comptable ! On pioche dans les réserves et après on paie comment les retraités? Ça c'est la cigale et la fourmi ! Je le répète à l'envi : ce ne sont pas des réserves, c'est de l'argent déjà attribué ! Chez un banquier, on appellerait ça...
une caution. Tout ça c'est du baratin politique de gens irresponsables totalement déconnectés de la réalité de la situation financière. Moi je comprends que la médecine aille aussi mal que ça en France quand je vois comment les uns et les autres gèrent et pensent la situation… J'ai quand même bon espoir quand je vois les jeunes générations se réveiller. Dans son communiqué, la CSMF souligne que la prochaine convention apportera "une revalorisation des actes médicaux, ce qui mécaniquement entraînera une hausse des recettes de cette caisse"… Vous ne croyez pas que je suis en train de les aider pour les négociations, là? Que l'État ne va pas être obligé de lâcher un peu de lest? C'est facile de me taper dessus mais je leur ai rendu un fier service ! Bien sûr, si la masse augmente, on pourra financer plus mais comme disait mon papa, "demain, on rase gratis"… On vous reproche une "prise en otage" des médecins retraités, une annonce qui vise à faire pression sur le Gouvernement… la décision est-t-elle ferme et définitive ou y a-t-il un espoir du côté de l'exécutif ? Je suis pragmatique. On me donne une situation X le 15 octobre : je dis que je peux faire entre 4.5 et 5.5% de hausse. On me donne une situation Y le 22 novembre : je dis pas d'augmentation. Si on me donne une situation Z au 1er janvier et qu'on me double le tarif de la consultation, je mets 10% d'augmentation chez les retraités ! Je fais de la comptabilité, pas de la politique. Le dialogue est-il encore ouvert avec le Gouvernement ? Olivier Dussopt ne m'appelle pas. J'ai également demandé par les voies officielles une entrevue avec François Braun, qui se trouve être un vieil ami, comme je l'avais déjà fait. Mais visiblement, son cabinet ne souhaite pas qu'on s'entretienne, ils craignent sans doute qu'on soit d'accord sur ces sujets si je lui expose correctement… On a travesti la réalité. On dit que la mesure sera temporaire, mais c'est écrit nulle part. François Braun a évoqué une exonération des cotisations 2023 en attendant de rouvrir le dossier avec la réforme des retraites… La technique du "ils n'ont pas compris", je la connais. Évidemment, ils ne vont pas dire qu'ils avaient prévu de faire une mesure pérenne et ils ne vont pas dire qu'ils n'avaient pas prévu de compenser… Mais tant qu'on ne montre pas les dents, ils ne se passent rien. Je conçois bien que je les ennuie, mais il est dans mon attribution d'obtenir pour ma profession des garanties. C'est sûr que ça fâche… mais je n'ai pas été élu pour le decorum, mais pour amener la caisse à un certain niveau. J'ai fait ce que je devais faire. Mais pourquoi François Braun ne prend pas son téléphone pour m'appeler ? Le 28 novembre, le cabinet de M. Dussopt contacte M. Chaffiotte [directeur de la Carmf, NLDR] pour lui demander : "pourquoi vous nous avez pas appelé avant?" Je vous rappelle que je leur ai écrit le 21 octobre ! L'inversion de preuves, c'est une vieille technique qu'on leur apprend à l'ENA… Ils ont fini par confirmer qu'il n'y aura de compensation… Sauf sur le régime de base, alors que c'est la loi. Allons plus loin : pourquoi n'exonère-t-on de cotisations pas la totalité des Français en cumul emploi-retraite? Ces pauvres électriciens de la centrale de Saint-Avold qu'on a remis au travail, ils sont en train de payer des cotisations sans droits. L'article 6 de la Constitution établit que les Français sont égaux en droits. A partir du moment où on supprime les cotisations sans droits des médecins français, il faut les supprimer pour tous les Français. Ces électriciens, qui font tourner cette centrale au charbon, ne sont-ils pas aussi utiles au pays? Ils décident d'une mesure contraire à la Constitution et c'est moi, qui cherche une solution pour financer cette mesure, qui suit le vilain petit canard? C'est ubuesque ! La Carmf est un organisme de droit privé avec exercice de service public, l'équilibre technique s'impose à nous. En ce qui me concerne, je respecte la loi. Dans le fond, l'exonération des cotisations vieillesse pour les médecins en cumul emploi-retraite est-elle une bonne mesure? Je continue à penser qu'une cotisation sans droits est un impôt. Il faut qu'en face, il y ait quelque chose. Nous l'avons fait avec le temps choisi. D'ailleurs nous avons actuellement 1 2597 médecins en cumul emploi-retraite et 10394 en temps choisi. Il y a quand même des confrères qui choisissent de travailler sans prendre leur retraite et qui bénéficient de compléments de retraite plus tard. Ce qui d'ailleurs risque de nous poser problème : rien ne me dit que les 10 000 médecins en temps choisi ne vont pas passer du jour au lendemain au cumul emploi-retraite, voyant l'aubaine, et au lieu de me retrouver avec 73 millions d'euros de déficit, je vais me trouver avec 140 ! On aurait pu augmenter un peu les retraites dit-on, mais il faut que j'assume le risque que ce déficit puisse doubler… Les médecins proches de la retraite pourraient aussi franchir le cap plus rapidement… On a regardé les chiffres. On a un petit peu plus de 23 000 médecins au-delà de 65 ans qui sont en activité, sur 125 000 médecins qui exercent. Et on a 75 000 retraités. Le problème de cette mesure c'est qu'on va donner un avantage à ceux qui sont déjà en place. L'idée est d'attirer certains des 75 000 retraités à reprendre mais nous, on pense que s'il y en a 1000 qui reprennent une activité, c'est le bout du monde. Je ne crois pas que la mesure le vaut. Car quand un médecin cesse son activité, il résilie sa protection juridique, il ferme son cabinet, il licencie sa secrétaire… Et s'il reprend pour faire du salariat, ça ne nous concerne pas. Et le plus ubuesque, c'est que s'il fait du cumul dans le cadre du salariat, il va continuer à cotiser sans droits à l'Agic-Arco… Dans votre communiqué mardi, vous évoquiez un souci d'"harmonie intergénérationnelle", c'est-à-dire? Dans toutes les décisions qui ont été prises, que ce soit sous Gérard Maudrux ou sous mon mandat, la Carmf a toujours veillé à ce que lorsque l'un a un effort à faire, l'autre le fasse aussi. Quand il fallait augmenter les revenus des retraités, on augmentait un petit peu les cotisations. On aurait très bien pu augmenter un peu les cotisations pour compenser cette exonération, mais cette mesure ne profite qu'aux retraités et encore, qu'à une partie d'entre eux ! Pour favoriser une niche, quelques-uns, on allait punir la totalité de la profession? Ce n'est pas concevable. Il faut que les gens assument : s'ils veulent cumuler emploi-retraite, il y a des conséquences. Certains lecteurs d'Egora, qui sont déjà en cumul, s'estiment victimes d'une "double peine" : ils ont cotisé sans droits durant des années et seront privés de la hausse de leur pension… C'est ridicule… Rendez-vous compte que ceux qui sont en retraite maintenant ont, pour une bonne partie, cotisé 52% de moins que ceux qui cotisent aujourd'hui. Ceux qui subissent une double peine, ce sont les jeunes médecins. Et si on veut qu'il y ait des jeunes qui rentrent dans la profession, il faut arrêter de les punir, et arrêter de leur coller des cotisations qu'ils ne comprennent pas. Nos anciens (et j'en suis), à continuer à pleurnicher comme ça, ils vont finir par avoir des jeunes qui ne paieront plus. Ils ont vécu l'âge d'or de la médecine, avec des consultations régulièrement revalorisées; ils avaient des rapports avec l'État où ils arrivaient à imposer des tonnes de choses, ce n'est plus le cas aujourd'hui. Il faut arrêter d'inverser les choses. Ça ne marche pas chez moi. *Caisse nationale d'assurance vieillesse des professions libérales
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