Faut-il craindre la privatisation de l’offre de soins ?

19/04/2022 Par Fanny Napolier
Les discussions sont en cours : six centres de santé de la Croix-Rouge, en Île-de-France, s’apprêtent à passer aux mains de Ramsay Santé, un groupe privé à but lucratif. Une cession qui choque en coulisse, tant sur le fond que sur la forme. Quel pourrait être l’impact de la privatisation de l’offre de soins sur le système de santé ?

  L'information est tombée un peu avant Noël : le groupe Ramsay Santé s’apprête à prendre les rênes de six centres de santé franciliens de la Croix-Rouge... sans qu’aucune communication officielle n’ait été adressée aux salariés de l’association non lucrative. Ces derniers ont appris la nouvelle en lisant le compte-rendu du conseil d’administration, quelques jours avant la fin de l’année. « Ça a été un vrai choc, raconte une salariée. Quand on s’engage à la Croix-Rouge, on porte des valeurs, on lutte contre l’exclusion, contre les inégalités d’accès aux soins... On a des convictions. Être repris par un groupe privé à but lucratif, qui va naturellement chercher à rapporter de l’argent à ses actionnaires, ce n’est plus le même engagement. » L’offre de Ramsay Santé, n° 1 de l’hospitalisation privée en France, qui a réalisé plus de 2 milliards d’euros de recettes pour le seul second semestre 2021, concernerait deux centres parisiens et ceux de Villeneuve-la-Garenne, Meudon, Boulogne-Billancourt et Antony. Le processus d’information et de consultation des élus devant prendre fin courant mars, la cession pourrait être effective avant l’été.

Avec cette potentielle nouvelle acquisition, la filiale du groupe australien Ramsay Health Care confirme son intention de devenir un acteur des soins primaires. Ainsi, dans son plan pour 2025 dévoilé en fin d’année dernière, l’entreprise ambitionne de «ne plus être seulement un acteur de soins hospitaliers mais de devenir un “orchestrateur de santé”, en accompagnant les patients au quotidien grâce à des services de santé “digi-physiques”» et ajoute vouloir « devenir la référence en matière de soins primaires en utilisant des solutions de consultations physiques et/ou digitales».   Cadre expérimental Ces dernières années, l’entreprise a notamment fait deux acquisitions en ce sens : en 2018, le groupe suédois Capio, qui gère une centaine de centres de soins de premier recours articulés autour de consultations physiques et de téléconsultations, et plus récemment, l’entreprise danoise WeCare, qui possède 32 cliniques de médecine générale. En France, l’arrivée de Ramsay Santé dans le champ des soins primaires a commencé fin 2020 avec l’expérimentation «Primordial», dans le cadre de l’article 51 de la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2018, destiné à accompagner les propositions innovantes. Elle prévoit l’ouverture de cinq maisons de santé avec des généralistes rémunérés au forfait, «dans un cadre expérimental directement inspiré de l’expérience suédoise acquise depuis dix ans sur le mode capitation», écrit Ramsay Santé dans la présentation de son projet, pour «soigner et maintenir en bonne santé la population d’un territoire, en particulier dans des zones caractérisées par une offre de soins insuffisante ou par des difficultés dans l’accès aux soins». Si la première structure devait ouvrir fin 2021 à Pierrelatte, dans la Drôme, il n’en est rien pour le moment, assure la mairie de la commune, qui table plutôt sur un démarrage courant 2022. La région Auvergne-Rhône-Alpes devrait accueillir, pour sa part, deux autres structures, et deux autres sont prévues en Île-de-France.   Solidarité ou business ? D’abord échaudées d’avoir été informées par la presse de cette cession, certaines communes franciliennes concernées par cette reprise des centres de santé ont finalement été convaincues par ce discours, à l’image des élus de Meudon. « Nous avons reçu Ramsay Santé en février. L’exposé de leur projet nous a plutôt rassurés, indique Yvan Tourjansky, conseiller municipal chargé de la santé. Ils veulent changer le modèle économique en s’inspirant du modèle suédois, avec des médecins qui voient surtout les cas complexes, des infirmières en pratique avancée et un pôle de consultations téléphoniques et digitales. Cela semble correspondre aux attentes des jeunes générations de médecins. » Une rencontre qui a permis aux élus de la ville de Meudon, qui connaît une démographie médicale en baisse, d’insister sur la nécessité de maintenir « l’esprit du centre de santé et une offre qui réduit les inégalités de santé » et de renforcer l’offre en médecine générale. Mais si certaines mairies, touchées par la désertification médicale, se laissent séduire par l’arrivée de Ramsay Santé sur leur territoire, l’inquiétude est vive du côté des syndicats et des salariés de la Croix-Rouge. Ramsay Santé, qui n’a pas souhaité répondre à nos demandes d’interview, a garanti aux équipes des centres de santé qu’ils conserveraient les missions assurées aujourd’hui par la Croix-Rouge, et notamment l’accueil des plus précaires. Dans les faits, les centres de santé ne peuvent pratiquer des dépassements d’honoraires, quel que soit leur mode de gestion, et doivent proposer le tiers payant, au moins sur la part obligatoire. En 2018, une ordonnance ayant ouvert leur gestion aux groupes à but lucratif, le groupe Ramsay Santé s’en est saisi… «On est très attentifs à ce qui se passe, indique le DrHélène Colombani, présidente de la Fédération nationale des centres des santé (FNCS). Les médecins avec qui j’ai parlé sont sous le choc. Ramsay Santé va-t-il devenir un acteur de la solidarité et œuvrer en faveur de l’accès de tous à la santé ou va-t-il juste faire du business et se servir de ces centres comme porte d’entrée vers ses cliniques ?»

De son côté, le Dr Éric May, médecin généraliste et vice-président de l’Union syndicale des médecins de centres de santé (USMCS), a un avis plus tranché : «Ramsay Santé est une multinationale de la santé, une entreprise lucrative qui doit faire des bénéfices. Nous ne pouvons pas soutenir ce type de structuration des soins primaires. Qui va organiser le maillage ? Avec quels intérêts ? Ce que nous redoutons, c’est la mise en place d’une filialisation qui ne dit pas son nom. Il faut regarder l’implantation des centres, ils sont tous à proximité d’un établissement Ramsay Santé. S’ils se servent des centres pour orienter les patients vers leurs cliniques, la question de l’information éclairée du patient et de l’indépendance des professionnels de santé va se poser…»   Le constat d’un renoncement Pourtant, «tout se passe sans bruit, ajoute Hélène Colombani. Je suis étonnée du manque de réactions». Interpellé sur cette cession au Sénat par Émilienne Poumirol, sénatrice de Haute-Garonne, Olivier Véran s’est montré plutôt mesuré : « Le public a de l’avenir dans les secteurs de la santé et du médico-social, le privé non lucratif également. Le privé lucratif a évidemment sa place dans notre offre de soins. Prenons garde toutefois à conserver les équilibres et veillons à donner envie aux secteurs public et associatif de continuer à se déployer dans les territoires, a indiqué le ministre de la Santé en février dernier. Je rappelle que la possibilité pour un acteur privé d’en racheter un autre relève du lien contractuel entre eux. L’État n’a pas à intervenir. Même si je voulais empêcher cette vente ou ce rachat, je n’aurais pas la possibilité juridique de le faire. » Deux sujets méritent l’attention, estime Éric May: «D’une part, Ramsay Santé n’a aucune expertise sur les soins primaires, ce qui nous inquiète. Ne soyons pas naïfs, les centres de santé ne dégagent pas des bénéfices qui vont satisfaire les actionnaires du groupe privé. D’autre part, la Croix-Rouge se débarrasse de ces centres de santé au moment où l’offre de soins est en baisse. C’est le constat d’un renoncement. La Croix-Rouge abandonne ses activités médico-sociales et sanitaires. Quelle déception !» Officiellement, l’association fondée par Henry Dunant, humaniste et Prix Nobel de la paix, met en avant ses difficultés économiques : «La Croix-Rouge n’a pas su ramener à l’équilibre ces structures, indiquait l’association au Parisien le 27 décembre dernier. La reprise par un acteur qui a construit un véritable projet, y compris au-delà des centres d’Île-de-France, permet d’envisager un avenir plus serein et pérenne.» Un discours à cent lieues de celui des professionnels des centres de santé concernés, chez qui la sérénité a disparu depuis des semaines. «Plusieurs collègues ont déjà annoncé leur démission, certains vont prendre leur retraite anticipée… Un récent audit social relève un taux d’absentéisme important depuis l’annonce de cette cession, témoigne, au bord des larmes, une salariée engagée à la Croix-Rouge depuis plusieurs années, elle-même en arrêt maladie. C’est un vrai désengagement de la Croix-Rouge de ses activités médico-sociales dans un moment où on a besoin de lutter pour l’accès aux soins de tous. La direction dit que nous sommes déjà chanceux d’avoir un repreneur. Autrement dit, on nous menace de plan social. Mais on ne sait pas où on va. On nous demande de recruter, mais quel est le projet ? On se questionne tous sur le sens de notre travail. Les équipes s’étaient investies pour redresser les structures, nous avons fait des efforts. Le Covid nous a freinés, mais l’engagement des équipes ne peut pas être mis en cause. Et là, on se sent abandonnés. Brutalement.»  

Structures de proximité privées : Elsan et Livi le font aussi

Sur un modèle similaire à celui de Ramsay Santé, Elsan, groupe d’hospitalisation privée, et Livi, site de téléconsultation, ont annoncé en juillet dernier leur partenariat dans la création d’une «nouvelle offre de soins primaires» alliant une «relation physique et digitale entre les patients et les médecins». Concrètement, l’ouverture d’au moins deux structures est prévue d’ici à la fin de l’année, à proximité de Valenciennes (Nord) et à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). Comme pour Ramsay Santé, Elsan choisit de situer ces centres à proximité de ses établissements: le groupe possède les Hôpitaux privés du Hainaut, dans le département du Nord, soit trois établissements à Valenciennes et à Saint-Saulve, et la clinique de l’Estrée, à Stains, commune voisine de Saint-Denis. Un positionnement stratégique qu’Elsan assume et met en avant dans ses offres d’emploi: des centres «adossés aux établissements de santé» et donc facilitant «les parcours de soins coordonnés des patients».

 

« On peut s'attendre à des changements en termes d’orientation des patients »

3 questions à Laura Alles, spécialiste en économie de la santé

Dans quel but un groupe privé lucratif reprend-il des centres de santé dont les finances sont dans le rouge depuis des années ? Selon Laura Alles, doctorante au sein du Centre d’économie de l’université Paris-13 et spécialiste en économie de la santé, c’est une captation et un fléchage des patients vers les établissements du groupe qui se dessinent.

Le système de santé français tend-il aujourd’hui à se privatiser ?

On peut distinguer deux modes de privatisation : une privatisation externe, c’est la privatisation classique, le passage du secteur public au secteur privé à but lucratif, et une privatisation interne, c’est-à-dire l’adoption de pratiques marchandes en raison de conditions économiques similaires. C’est le phénomène qu’on observe le plus, notamment avec la tarification à l’activité. Elle met en place un système concurrentiel entre les établissements pour produire du soin et détenir le plus de parts de marché possible.

Quel intérêt pour Ramsay Santé de reprendre des centres de santé déficitaires ?
Les centres de santé ont été une réponse pour démarchandiser la santé. Le fait qu’ils soient rachetés par un groupe à but lucratif vient les réinsérer dans ce mécanisme marchand. Ensuite, ce changement de propriétaire peut entraîner une sélection des activités, voire une fermeture si les centres ne s’avéraient pas rentables. Mais je ne pense pas que cela soit l’intérêt de Ramsay Santé. Plutôt qu’une fermeture ou une transformation des pratiques, on peut s’attendre à des changements en termes d’orientation des patients.
Ces centres de santé sont positionnés à proximité des centres hospitaliers du groupe privé. Le centre d’Antony est à cinq minutes de l’hôpital Jacques-Cartier de Massy, et à quinze minutes de l’hôpital privé d’Antony, qui appartiennent à Ramsay Santé. Celui de Boulogne-Billancourt est à trois minutes de la clinique Marcel-Sembat.
La stratégie qui semble adoptée par Ramsay Santé, c’est la création d’un réseau et d’un fléchage des patients vers leurs établissements et une captation de la patientèle des soins primaires vers les soins hospitaliers. Ces centres sont une porte d’entrée vers leurs établissements, et même s’ils sont déficitaires au niveau local, ils peuvent permettre au groupe d’augmenter ses bénéfices au niveau global. D’autant qu’il est possible que les médecins se voient demander d’orienter leurs patients vers les établissements du groupe en prenant en compte leur niveau de couverture complémentaire santé. Ceux disposant d’une couverture prenant en charge les dépassements d’honoraires pourraient être envoyés vers des confrères spécialistes exerçant en libéral dans les hôpitaux Ramsay Santé, les autres vers des confrères d’établissements avec lesquels Ramsay Santé est en concurrence. Je ne dis pas que cette pratique sera adoptée par le groupe, mais c’est une possibilité. Et je ne pense pas que la localisation des centres de santé soit choisie au hasard.
La logique est la même concernant les cinq structures en expérimentation dans le cadre de l’article 51. Ramsay Santé annonce participer à la lutte contre les déserts médicaux là où le groupe possède des établissements. S’il décide en effet de s’installer dans des déserts médicaux, c’est certes un moyen de répondre aux besoins de santé de la population, mais cela peut aussi être vu sous un angle plus critique, comme une utilisation stratégique de ces déserts médicaux. L’implantation dans des zones désertifiées situées à proximité des établissements de santé du groupe permet de capter plus de population que dans des territoires où la concurrence en soins primaires est forte.

Quelles peuvent être les conséquences d’une privatisation des soins primaires ?
Les pouvoirs publics, par leur absence d’intervention sur le secteur de la santé primaire et hospitalier, ont constitué le terreau fertile à l’installation de centres de santé détenus par des établissements à but lucratif pouvant se parer des habits du non-marchand et de l’action sociale. En termes d’enjeux politiques, on peut s’interroger : qui va définir la politique de santé ? Va-t-on laisser au capitalisme le soin d’organiser le maillage territorial et l’offre de soins ? On s’offusque souvent des fermetures de maternités publiques. Mais on a les mêmes problématiques au niveau de l’offre de soins privée où des établissements peuvent fermer ou arrêter une activité pour des raisons qui relèvent plus de la rentabilité que de la qualité des soins.
Le marché est inégalitaire de fait, mais des mécanismes cherchent à gommer ces inégalités, comme les couvertures santé publiques ou privées. Un système de santé privé, c’est un système de santé inégalitaire avec un inégal accès aux soins en l’absence de mécanismes de correction. Un tel développement ne ferait qu’accentuer les inégalités en termes d’accès aux soins et participe d’une logique de concurrence avec les établissements de santé publics. Des inégalités non au regard de la qualité des soins mais au regard notamment des files d’attente du secteur public pour certaines pathologies.

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