Intuber sans sédatifs ou laisser mourir : le cauchemar des médecins brésiliens
“L’épidémie est hors de contrôle. À partir de maintenant, nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes.” Ces mots glaçants sont ceux choisis par le médecin Drauzio Varella dans le quotidien Folha de Sao Paulo pour décrire la situation sanitaire dans laquelle se trouve son pays : le Brésil. On est alors le 27 mars, et les semaines suivantes vont s’avérer encore plus difficiles. Les quelque 212,9 millions d’habitants de ce territoire “de dimension continentale” sont à la merci d’une vague “encore plus grave” que la précédente, attisée par la circulation active du variant P1, observe le comité de lutte contre le Covid du Sinmed-MG.
Les statistiques attestent de l’hécatombe sur le plan humain. Le pays a franchi samedi 25 avril un triste record mensuel de décès, comptabilisant 67 977 morts du Covid-19 depuis le début du mois, dépassant ainsi les 66 000 décès du mois de mars. Le 16 avril dernier, le syndicat faisait état de 368 749 morts depuis le début de la crise, soit “une létalité de 2,7%”. Le 27 avril, nous en étions à 392 000…
Quant au nombre total de contaminés, il donne le vertige : le 16 avril, l’organisation syndicale parlait déjà de “13 832 455 personnes touchées par la pandémie (incidence de 6582,3 cas pour 100 000 habitants)". “C’est plus de 10% du total des cas recensés dans le monde”, met en perspective le Dr Antonio Flores, conseiller médical spécial Covid-19 auprès de l’ONG Médecins sans frontières, chargé du Brésil.
Des médecins à la limite de leurs capacités
Ces dernières semaines, “les hôpitaux de tout le pays ont été submergés” par un “nombre faramineux” de malades, rapporte le Dr Flores. “Dans 21 des 27 Etats fédérés du Brésil, le taux d’occupation des unités de soins intensifs (USI) est supérieur à 90%, détaille-t-il. Cela va même jusqu’à 120% d’occupation”. Parmi les malades, beaucoup de jeunes, plus exposés au virus : “En mars 2021, 58,1% des admissions en USI concernaient des personnes de moins de 40 ans”, signale le comité de lutte contre le Covid du Sinmed-MG, citant une enquête de l’Association brésilienne de soins intensifs (Amib).
Un afflux évidemment pas anodin : les hôpitaux ont dû improviser des lits de réanimation. Et ils se sont retrouvés dans l’incapacité de répondre aux besoins en oxygène et en sédatifs. Les conséquences, décrites par le Dr Flores, sont dramatiques : “Le médecin dont le patient est en détresse respiratoire se retrouve à prendre une décision difficile : soit il intube ce patient sans sédatifs, ce qui équivaut à de la torture, soit il le laisse mourir, parce qu’il n’y a pas de sédatifs.” “Forcément, dans ces conditions, la qualité des soins diminue et la mortalité augmente”, déplore le conseiller médical, pour qui le Brésil traverse "une crise humanitaire” .
“Le fardeau” qui pèse sur les professionnels de santé est lourd, commente-t-il. Sachant que, déjà, la gestion de la pandémie de Covid-19 est “un défi constant pour les médecins, en raison de la nécessité de construire des connaissances, jusque-là inexistantes, tant en matière de prévention, que de traitement, de contrôle de l’infection, de surveillance des variants etc.”, liste le comité de lutte contre le Covid du Sinmed-MG, qui fait remarquer que "les médecins travaillent à la limite de leurs capacités physiques, psychologiques et émotionnelles".
L’absence de coordination en cause
Pour MSF, c’est l’absence d’une réponse de santé publique efficace qui est à l’origine de ce désastre. L’inexistence d’une gestion “centralisée et coordonnée dans le pays”. Le Brésil est en effet “formé d’un district fédéral, de 26 Etats et de 5 568 municipalités”, rappelle le syndicat Sinmed-MG. Or pour MSF, c’est justement le “manque de planification et de coordination entre les autorités sanitaires et leurs homologues étatiques et municipaux [qui] ont des conséquences fatales”. Pour le Dr Flores, “c’est ce qui jette de l’huile sur le feu de cette crise”.
Selon l’ONG, c’est ce qui entrave les approvisionnements. “En l’absence de coordination au niveau central, les gouverneurs et les maires ont été livrés à eux-mêmes pour gérer le système de santé. Les municipalités aujourd’hui sont en concurrence pour s’approvisionner d’un même médicament auprès d’un même fournisseur”, raconte le Dr Flores. Et en bout de ligne, les soignants sont amenés à prendre, au chevet des patients, des décisions aux conséquences dramatiques.
Cette absence de coordination a aussi un impact sur le respect des mesures sanitaires, estime l’organisation humanitaire. “Aujourd’hui, le système de santé n’émet pas de message cohérent, explique le Dr Flores. Il faudrait étendre le dépistage, améliorer les messages sur l’isolement, sur la distanciation sociale, la ventilation, la restriction des activités non essentielles… Mais cela doit être fait de manière coordonnée. Il faut définir les conditions. Donner des indications claires.” Le cas échéant, les mesures resteront insuffisantes, confuses, et seront finalement peu respectées par la population.
“Vous pouvez deviner l’orientation politique d’un médecin en regardant ses prescriptions"
La polarisation des débats est aussi un frein à l’endiguement de la pandémie, estime MSF. “Rarement dans l’histoire, il y a eu autant de traitements testés, autant de discussions sur les mesures à prendre pour contenir la maladie, note aussi le syndicat de médecins brésiliens. Comme on pouvait s’y attendre dans un tel moment d’effervescence, l’échauffement des esprits a fait surgir des critiques et des défenseurs des différentes propositions.” Parmi la population, mais aussi parmi les professionnels de santé. C’est le cas au Brésil, et partout ailleurs.
Sauf qu’au Brésil, le premier homme du pays, Jair Bolsonaro, a depuis le début de la crise choisi le camp des corona-sceptiques, de ceux hostiles à la science. Entraînant dans son sillage les réticents au port généralisé du masque, aux mesures de confinement, aux restrictions décrétées au niveau local par certains maires et gouverneurs. Pour MSF, l’instrumentalisation des problématiques de santé publique par le pouvoir politique une conséquence indéniable : “Les mesures sanitaires à adopter et qui devraient être basées sur des faits scientifiques sont davantage associées à des positions politiques, au lieu de servir de cadre pour protéger les individus et leurs communautés.”
C’est le même phénomène concernant les traitements, analyse l’ONG. Si l’hydroxychloroquine a suscité un certain espoir au début de la crise sanitaire, cela n’a plus lieu d’être aujourd’hui pour le Dr Flores : “Plusieurs études montrent que ça ne marche pas, donc il n’y a plus de débat à avoir.” “La société brésilienne des maladies infectieuses, suivie par plusieurs entités scientifiques, ne reconnaît à ce jour aucune efficacité d’un traitement avec l’hydroxychloroquine ou l’ivermectine, abonde le syndicat. Le Gouvernement a institué un protocole pour traitement précoce, mais reconnaît le manque de preuves solides pour son utilisation.”
Le flou est néanmoins entretenu par le Conseil fédéral de médecine, juge le Dr Flores, car si celui-ci “ne promeut pas directement l’hydroxychloroquine et l’ivermectine, qu’il dit de se fier aux preuves, il dit aussi que les médecins ont l’autonomie de prescrire ce qui leur semble le mieux pour leurs patients”. Au final, pour le conseiller médical, le sujet est aujourd’hui très partisan : “Vous pouvez deviner l’orientation politique d’un médecin en regardant sa prescription : s’il prescrit de l’hydroxychloroquine, de l’ivermectine, c’est qu’il est pro-Bolsonaro. S’il ne le fait pas, c’est qu’il est anti-Bolsonaro.”
La vaccination, la solution ?
D’où viendra le salut pour le Brésil ? “L’immunisation est désormais la principale stratégie brésilienne de contrôle de la maladie”, avance le comité de lutte contre le Covid du syndicat de médecins de Minas Gerais (Sinmed-MG). La vaccination aurait dû être du gâteau pour le Brésil, qui a quelques réussites en la matière à son actif : “En 2009, les autorités avaient réussi à vacciner 92 millions de personnes contre le virus H1N1 en seulement trois mois”, rappelle le Dr Flores. Or le 16 avril, seules “25 777 943 personnes ont reçu la première dose, note le Sinmed, soit 12,17% de la population brésilienne. La deuxième dose a, elle, été injectée à 9 134 959 personnes (4,31% de la population) dans tous les Etats et le District fédéral.” “Le déploiement des vaccins est très lent et la couverture bien inférieure à ce que le Brésil pourrait atteindre”, juge le conseiller spécial de MSF.
Pourtant, des ingrédients importants sont là. L’acceptation de la vaccination, déjà, “d’environ 71%, un niveau supérieur à la plupart des pays, y compris la France”, explique le Sindmed MG. La logistique est aussi à la hauteur, pour acheter en grandes quantités et vacciner rapidement, partout : “Nous disposons d’un réseau très capillaire, qui s’étend des zones fortement urbanisées aux populations riveraines de l’Amazonie.” Alors qu’est-ce qui manque ? “Le vaccin à appliquer”, regrette le syndicat.
L’organisation l’explique par la pénurie mondiale de doses, en soulignant notamment que “l’offre mondiale de vaccins dont l’efficacité est supérieure à 90% est limitée et a fait l’objet d’embargos de la part des pays producteurs comme les Etats-Unis”. De son côté, MSF estime que la cause essentielle se trouve du côté de l’action du gouvernement de Bolsonaro, anti-vaccin notoire, qui a refusé pendant des mois en 2020 de négocier des accords commerciaux avec la plupart des firmes pharmaceutiques.
S’il faut accélérer la vaccination - d’autant plus que le Brésil est aujourd’hui décrit comme une grande usine à variants mettant en péril la lutte contre l’épidémie - les deux organisations s’accordent à dire que ça ne doit pas être le seul levier. Pour le comité de lutte contre le Covid du syndicat, en l’absence d’un “traitement curatif contre le Covid-19, qui réduise ou éteigne la mortalité, à un coût abordable, disponible en qualité et en quantité pour tous”, il faut non seulement une vaccination de masse mais aussi “l’application de mesures palliatives pour contenir la propagation”. “C’est une combinaison, acquiesce le Dr Flores, il n’y a pas une seule carte à jouer.” Pour lui une chose est néanmoins certaine : “Le Brésil doit changer de cap, sinon les prochaines semaines seront sombres.”
La sélection de la rédaction
Limiter la durée de remplacement peut-il favoriser l'installation des médecins ?
François Pl
Non
Toute "tracasserie administrative" ajoutée ne fera que dissuader de s'installer dans les zones peu desservies (et moins rentables)... Lire plus