"Nous avons tenu face au Covid, mais à quel prix?" : le réquisitoire du Pr Juvin face au satisfecit du Gouvernement
Chef du service des urgences de l’Hôpital européen Georges-Pompidou (AP-HP), le Pr Philippe Juvin a été l’un des premiers médecins de France à avoir été confronté à un cas de Covid. Devenu l’une des voix de la crise, l’urgentiste a échangé dans l’ombre avec Emmanuel Macron, tentant d’infléchir la stratégie du Gouvernement. Dans son journal de bord de la première vague, publié le 7 janvier, il raconte sa lutte contre le virus, en tant que médecin mais aussi en tant que maire (LR) de la Garenne-Colombes (92). A l’opposé de l’auto-satisfaction gouvernementale, il y pointe la “déroute” du système de santé français, ankylosé par la bureaucratie, et dénonce la confiance trahie. Egora.fr : Dans votre ouvrage, vous multipliez les références à L'Etrange défaite, de l'historien Marc Bloch. Pour vous, comme en 1940, la France qui se croit supérieure a été mise en "déroute" par l'épidémie. Le système de santé n'a-t-il pas tenu ? Pr Philippe Juvin : Il a tenu, à un prix extrêmement coûteux. On n'a pas soigné des tas de pathologies qui n'étaient pas le Covid, qu'on a abandonnées sur le bord du chemin avec une mortalité probablement importante - que nos voisins commencent à évaluer. Des gens qui, n'étant pas malades du Covid, ont été victimes d'une désorganisation du système. On a tenu au prix d'une limitation des libertés et de l'activité. Et enfin, on a tenu parce qu'un certain nombre des personnes les plus âgées n'ont pas pu accéder à la réanimation. Quand j'entends aujourd'hui qu'il n'y a pas eu de question avec les personnes âgées, ce n'est pas vrai, c'est une méconnaissance ; je donne des chiffres et j'en tire des conclusions. Ce qui est certain, c'est qu'aucune personne sensée ne pourra affirmer qu'une personne âgée avait autant de chances d'aller en réanimation dans cette période que d'ordinaire.
Dans ce journal de bord, on lit vos tâtonnements, notamment sur la question du confinement. Vous pensez à un confinement local, avant d'appeler publiquement à un confinement national. Puis vous vous demandez à un moment si l'on en fait trop. Regrettez-vous certains de vos actes ou certaines de vos déclarations publiques ? Je regrette essentiellement ce jour où je croise [sur un plateau TV, NDLR] Madame Buzyn, qui m'assure que nous avons tout ce qu'il faut en matière de masques et que ce qu'il faut, surtout, c'est se laver les mains. Je le répète, car je fais confiance. Ça s’est révélé faux. Je me suis précipité, relayant une information que je n'étais pas capable de confirmer. Je lui en ai voulu mais je ne l'ai jamais recroisée.
Gabriel Attal, porte-parole du Gouvernement, vous a accusé de réécrire l'histoire à votre avantage dans ce journal. Que répondez-vous? C'est évidemment faux. Il a pris des petits morceaux du livre, des petits morceaux d'interviews, il a mélangé et a dit "regardez, ça ne colle pas". Avec ce procédé de citations partielles, on arrive toujours à faire dire n'importe quoi. Ce n'est pas très honnête. Durant l'épidémie, les gens comme moi sont soumis à deux éclairages...
les informations officielles et ce que l'on voit sur le terrain, au même moment. Ce livre, c'est mon journal, que j'ai repris et réécrit. Il est l'expression de ces contradictions, que j'assume, car elles sont celles de quelqu'un qui vivait une période par essence contradictoire. Vous vous montrez très critique vis-à-vis de l'administration centrale, ces "sous-chefs apeurés qui ne veulent assumer aucune responsabilité", ce "mammouth ankylosé". A un moment, quand vous appelez à la mise en place de trains sanitaires, vous vous demandez "qui décide dans ce pays?". Avez-vous la réponse? C'est l'une des questions centrales. Je ne sais pas qui décide. Je me suis demandé à un moment si les décisions prises ne s'embourbaient pas dans le marécage des administrations. J'ai critiqué à la fois la clarté des décisions politiques, mais aussi l'application de ces décisions, qui ont toutes les raisons de s'engluer compte-tenu des strates multiples. Vous plaidez pour un plan d'amaigrissement de l’administration… Les dépenses de santé sont considérables en France, mais on a l'impression qu'on n'en a pas pour notre argent. L'argent ne va pas suffisamment aux soins, d’ailleurs on se demande où il va parfois. L'amaigrissement vise à faire du muscle plutôt que de la graisse. Muscler le soin et se débarrasser de la graisse de la bureaucratie.
Vous avez échangé en off avec Emmanuel Macron durant la crise du printemps… Comme il le fait avec beaucoup de monde. Avez-vous l'impression qu'il a suivi vos préconisations ? Ce serait présomptueux de ma part de le prétendre. J'ai toujours eu...
la même attitude vis-à-vis de tous les décideurs politiques, qu'ils soient dans ma famille politique ou pas : quand on me demande mon avis, je le donne. Quand j'avais l'impression de comprendre des choses qui n'étaient pas comprises, je l'expliquais. Mais je ne réservais pas les informations à une partie de la classe politique, ce qui m'importe c'est la France.
Etrangement, vous êtes plus indulgent envers votre confrère Olivier Véran. Pour quelles raisons? Olivier Véran est arrivé dans cette crise au mois de février, reprenant une armée qui était déjà en déroute, non équipée. Ça aurait été malhonnête de lui imputer la désorganisation logistique qui nous a valu tant de désillusions au début. Il a essayé de faire comme il pouvait. Après, il y a eu la suite, qui n'est pas dans le livre [le journal s’arrête au 11 mai, NDLR]. J'ai une attitude plus critique vis-à-vis de la vaccination et de l'impréparation totale. Autant c'était compréhensible qu'on puisse être insuffisamment préparé, y compris psychologiquement, à la vague du mois de mars, autant le vaccin, c'était écrit qu'il allait arriver. Il suffit de regarder comment les autres vaccinent et comment nous vaccinons... Ils disent avoir pris le temps d'instaurer la confiance… La blague... Ils n’ont même pas fait le travail de construire des vaccinodromes pour être prêts. En parallèle, il fallait aller chercher la confiance. Dès lors que les études sont publiées dans les revues en décembre, qui dit que les vaccins sont efficaces et qu’il faut se faire vacciner? C’est nous, les médecins. Il n’y a pas eu une seule campagne officielle pour expliquer ça, ni pourquoi il faut se faire vacciner, montrer les courbes. La confiance n’est pas innée, elle se gagne. Cette même confiance qu'ils ont trahie selon vous, en mentant sur les masques. Est-ce rattrapable? La confiance, c’est un phénomène complexe, mais il n’est jamais trop tard pour la rétablir. Il faut dire les choses telles qu’elles sont, ce que vous savez, ce que vous savez pas, que vous vous êtes trompés. Mais quand vous dites...
sans arrêt que tout va bien et que vous vous êtes jamais trompés, il y a peu de chances que les gens vous jugent honnêtes.
Dans votre ouvrage, abordant le risque d’une deuxième vague, vous appelez à la vaccination obligatoire des soignants contre la grippe. Qu’en est-il de la vaccination contre le Covid? On sait que les taux de refus sont importants en Ehpad… Je m’y oppose. C’est un vaccin récent pour lequel on n’a pas le recul qu’on a avec celui de la grippe. Il y a une vraie méfiance. Pour la grippe, les gens ne se vaccinent pas par nonchalance, considérant que ce n’est pas une maladie grave, ça n’a rien à voir. Je crois que pour la grippe, on a tellement de recul qu’il faudrait le rendre obligatoire, ça protégerait les personnes âgées : en Ehpad, seules 28% des aides-soignantes se vaccinent, c’est très faible. Si on rend obligatoire le vaccin Covid, d’abord on aura du mal à l’appliquer. Quelle sanction? On a déjà pas assez de personnels, on ne va pas leur dire de ne pas venir travailler… Et ce serait la meilleure solution pour rendre tout le monde méfiant. Je pense que plus on va avoir des gens médiatisés qui se vaccinent, qui donnent l’exemple, plus on va se dire “moi aussi, il me le faut”. Olivier Véran ou Jean Castex devraient se faire vacciner publiquement.
Ils craignent qu’on les accuse de bénéficier d’un passe-droit s’ils ne respectent pas les recommandations. Je comprends. Mais la Commission européenne a dit que parmi les personnes prioritaires, il pouvait y avoir les personnes chargées de la conduite des affaires d’Etat. Que le Premier ministre d’un pays comme la France soit protégé me paraît logique. Il a bien des gardes du corps ! Avec mes impôts je paie les gardes du corps du Premier ministre donc je suis tout à fait prêt à lui payer une dose de vaccin. Si vous étiez ministre de la Santé, ou Président de la République, quelle serait votre première action pour la santé? J’expliquerais aux Français ce que l’on sait, ce que l’on ne sait pas, là où on s’est trompé et ce que l’on va faire. Un grand travail de pédagogie. Vous appelez également à davantage s’appuyer sur la médecine de ville. De quelles façons? Il y a des petites mesures logistiques et des mesures plus structurelles. Par exemple, il est frappant de voir que quand vous faites vos études de médecine, vous avez très peu de chances d’aller passer du temps en médecine de ville. On ne vous apprend pas la médecine de ville...
ça se développe, il y a quelques stages mais ça reste minoritaire alors que la majorité des médecins exerceront en médecine de ville. Deuxième exemple : la continuité du parcours patient entre la ville et hôpital est erratique. Si vous faites une radio, ou pire une prise de sang, en ville et que vous allez ensuite à l’hôpital, je n’y aurai pas accès à moins que vous me l’apportiez. C’est là qu’on perd les examens, qu’on doit les refaire, et qu’on perd de précieux avis. La connexion physique entre ville et hôpital ne fonctionne pas. Vous plaidez pour que le suivi des pathologies chroniques soit assuré en ville et non plus à l’hôpital… La question est de savoir qui fait quoi. Le suivi des pathologies chroniques doit se faire en ville. L’hôpital doit être réservé au diagnostic des formes compliquées et au traitement des épisodes aigus de décompensation. Pour une insuffisance rénale, si vous devenez anurique, là l’hôpital a sa place ; si c’est pour suivre votre taux de créatinine deux fois par an, prescrire un bilan au patient diabétique, ça devrait être fait en ville. Quelle est la situation actuelle aux urgences de l’HEGP? Voyez-vous arriver une troisième vague? On a quelques malades Covid, qui sont stables. On a une très forte activité de psychiatrie, un peu troublante. On a également quelques cas de Covid long. On a surtout un problème d’aval, avec des lits occupés par les malades Covid. Les lits sont fermés pour cause de personnel indisponible, car fatigué, usé. Cette question est fondamentale. Je pense que pour cette raison, il faudrait rapidement vacciner le personnel soignant en dessous de 50 ans. Si on ne prend pas soin du personnel soignant, à un moment il nous claque dans les doigts. Nous sommes des humains, avec nos faiblesses et nos fatigues.
A ce propos, dans votre journal, au plus fort de l’épidémie en mars, vous évoquez votre décision collective de ne pas vous faire tester, pour ne pas avoir à être isolés… Au début oui. Nous étions dans une situation précaire, avec beaucoup de travail. On se demande comment on fera si plusieurs d’entre nous tombent malade. Ce qui m’effraie à l’époque, c’est la statistique publiée par les Chinois : à Wuhan, au cœur de l’épidémie, 43% des soignants sont tombés malades. Dans notre esprit, on se dit que si on arrive à ça, le système s’écroule, on ne pourra plus soigner. ça a été notre préoccupation. Ce n’était pas très raisonnable mais nous avons décidé ça en croyant que c’était ce qu’il fallait faire. L’était-ce?
Etes-vous resté sur cette même ligne durant la deuxième vague? Non. La deuxième vague a été d’une certaine manière plus difficile pour nous. Nous étions plus fatigués. Peu de vacances, moins de personnels : il y a des gens qui ont démissionné. Et nous n’étions plus soutenus par la population, ce qui avait été un élément moteur. Le Ségur de la santé a-t-il arrangé les choses selon vous? Ca a été un gros effort financier du Gouvernement. Il y a eu beaucoup d’argent mais nous sommes tellement nombreux que rapporté à chaque individu, ça fait peu. Quand vous regardez les courbes, ça nous ramène à la moyenne basse de l’OCDE donc ce n’est pas une transformation majeure. Le Ségur de la santé a été un grand espoir et finalement, il faut l’avouer, une déception. D’autant que ça ne règle pas la question de tous les jours : les lits fermés. Philippe Juvin,
Je ne tromperai jamais leur confiance,
Ed. Gallimard.
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