Le 29 avril, pour le quotidien Le Monde, le démographe Jean Marie Robine dénombrait déjà 12155 résidents d’EHPAD décédés (il tenait compte de ceux morts à l’Hôpital) et d’autres personnes âgées les ont suivis depuis. Il y a certes, au total en France, plus de six cent mille personnes qui vivent en EHPAD mais beaucoup de ces établissements n’ont heureusement pas été contaminés. Cependant à l’inverse, dans les deux régions les plus touchées, en Ile de France comme dans le Grand Est, la quasi-totalité d’entre eux l’ont été, fournissant la plus grande part de ces morts avec, pour certains de ces lieux d’hébergement, près de 100% de leur population contaminée par la Maladie. Il s’agit donc bien d’une catastrophe qui s'ajoute aux conséquences d’une épidémie déjà dramatique pour notre pays. Celui-ci saura-t-il en tirer toutes les leçons ? "Comment une telle hécatombe a-t-elle pu se produire alors que le gouvernement semblait avoir tout fait pour protéger ces populations fragiles, en interdisant, dès le 13 mars, toute visite aux familles ? Il s’agissait pourtant là d’une mesure forte, extrême même, lorsque l’on sait, tout particulièrement chez la personne âgée dépendante, l’importance du maintien d’un lien social, si souvent rare et fragile et aussi, lorsque l’on connait, pour le conjoint ou l’enfant, le poids de la culpabilité d’avoir « mis » cet être aimé en établissement. Les maisons de retraite ne constituaient-elles donc plus des « lieux de vie » ? Pouvait-on interdire, en se passant d’un consentement individuel éclairé, à un citoyen majeur, de recevoir un proche – intime - à son domicile ? Et quand bien même l’État d’urgence sanitaire en conférait-il maintenant le Droit, cette interdiction générale constituait-elle bien, dans ce contexte de pénuries, une mesure de protection efficace et surtout, était-elle, quoi qu’il en soit, humainement acceptable ? ll aura quand même fallu attendre 12 jours pour que le Ministre de la Santé et des Solidarités pense à interroger le Comité National d’Éthique, et 5 jours de plus, à cette instance, pour faire part de « ses réserves », mais pas de son opposition.
Peu de voix s’étaient pourtant élevées alors pour souligner l’inhumanité fondamentale de cette mesure, voire même interroger son fondement juridique incertain. Probablement était-ce parce que cette décision de confinement exceptionnelle dans sa rigueur, semblait au moins démontrer que le gouvernement avait pris la pleine mesure des risques infectieux gravissimes qui pesaient sur cette population particulièrement fragile. Pris par l’urgence, l’État avait donc ainsi adopté une mesure de sauvegarde, certes tout à fait discutable et contestable, mais dictée par la nécessité impérieuse de préserver la vie, à tout prix, même parfois au prix de la vie, pour des personnes déjà au bout de la leur (ce que beaucoup de gens ne comprennent pas). Il en oubliait donc au passage...
les implications éthiques, médico-psychologiques, voire légales, mais il s’agissait d’une priorité vitale immédiate qui semblait pouvoir tout justifier. Pour tout un chacun, il devait donc aller de soi que cette lourde décision ne pouvait avoir été que mûrement réfléchie et surtout intégrée à un dispositif ambitieux et élaboré de protection de ces concitoyens âgés, dépendants, vulnérables, et maintenant seuls, puisque que l’on venait, du jour au lendemain, de les isoler et fragiliser davantage, en les privant de la présence de leurs proches. Il n’en était pourtant rien ! ce confinement n’était en fait intégré à aucune stratégie de protection ; peut-être imaginait-on simplement qu’il pouvait se substituer à l’absence de masques, de soluté hydro-alcoolique et de tests (sans parler du manque chronique de personnel). De fait, plus de deux mois après, alors que les chiffres vertigineux de morts en EHPAD finissent lentement de s’égrener, cette population que l’on avait voulu préserver à ce prix moralement exorbitant, représente pourtant déjà plus de la moitié des morts du Covid 19 en France : Faudrait-il alors en jeter la pierre aux soignants à qui nos anciens avaient été confiés ? Un simple regard sur les chiffres de Santé Publique France montre qu’au contraire, ces personnels ont, plus que tout autre, payé un très lourd tribut à cette maladie, touchés massivement et dans les mêmes proportions que leurs protégés (heureusement avec un taux de mortalité et de gravité évidemment bien moindre au regard de leur âge).
A-t-on à s’en étonner, alors que ces professionnels étaient sans doute parmi les plus exposés à cette épidémie de par leurs conditions de vie : trop peu nombreux et peu payés, ils vivent souvent difficilement, dans la promiscuité et n’ont pas été confinés parce qu’ils devaient travailler, en utilisant souvent, pour ce faire, les transports en commun. Or, ce qui ne manque pas de surprendre, c’est que la Puissance Publique, - si sûre d’elle-même et jalouse de sa compétence et de son pouvoir - ait pu prendre cette décision d’éviction des familles, rude et spécifique à l’encontre de nos aînés résidant en maison de retraite, sans avoir, en toute apparence, pensé à cette source majeure de contamination ! Comment expliquer...
sinon, que des soignants d’un EHPAD toulousain aient pu être brutalement sanctionnés pour avoir seulement réclamé, neuf jours après l’interdiction des visites - de pouvoir travailler avec des masques, pourtant bien présents dans un placard fermé à clefs ? Cet établissement ne faisait qu’appliquer une consigne nationale, généralement bien suivie par des Directions d’EHPAD, soumises à la « Doctrine » d’alors, et contraintes de gérer, parfois au-delà du raisonnable, la pénurie qu’elles subissaient. De nombreux conflits, plus feutrés se produiront partout en France, entre les 13 et 22 mars, au sujet de cette interdiction, aberrante pour les personnels d’EHPAD, de porter des masques, même quand ceux-ci étaient là ! Cette prohibition sera finalement levée sous la pression de la communauté gériatrique (courrier de la Société Française de Gériatrie et Gérontologie adressé à O .VERAN le 21 mars) et surtout devant l’évidence de la catastrophe qui se profilait. Ainsi, privés de leurs proches, - « afin de les préserver la Maladie » -, des dizaines de milliers de personnes âgées, déjà dépendantes et souvent déprimées, y ont en été nonobstant largement exposées, en ont été atteintes et en ont souffert, - avec en plus, parfois le sentiment d’être délaissées, parce que l’attention et même l’affection de soignants dévoués ne remplacera jamais la présence de ceux qui ont partagé votre vie durant des décennies ! Plus de douze mille – le décompte funeste n’est sans doute pas achevé – en sont mortes dans ces mêmes conditions, privées souvent, même après leur mort, de l’accompagnement auquel elles avaient pensé avoir droit.
Je sais que certains seront outrés par mon propos, le jugeant tardif et facile, et surtout se forçant à croire que cet isolement cruel aura malgré tout limité le nombre de morts en EHPAD. Tout laisse supposer qu’il n’en est rien : Comment peut-on imaginer que la visite d’un vieux conjoint (ou d’un enfant déjà retraité), vivant souvent seul à proximité de l’EHPAD, pourrait être plus dangereuse que le soin intime prodigué par une soignante, obligée à travailler et à se déplacer en transports en commun sans protection ? La mise en place précoce d’une stratégie...
incluant les familles plutôt que de les exclure, et prévoyant un dépistage systématique et des mesures barrière, comprenant évidemment et prioritairement le port de masques par les personnels, les résidents ainsi que leurs visiteurs, aurait été bien préférable, et à l’évidence bien plus efficace. A supposer que le nombre de décès eût été néanmoins le même - ce dont on peut évidemment douter – (ou qu’il eût fallu s’accommoder de cette pénurie générale), au moins ces morts se seraient-elles accomplies dans des conditions d’humanité et de dignité plus acceptables. Chacun sait aujourd’hui que la « Doctrine » d’alors ne faisait que répondre à la pénurie de tests et de masques mais, s’agissant des maisons de retraite, c’est aussi la cohérence de pensée des décideurs qui semble avoir fait défaut, car cette population, la plus fragile, aurait dû être priorisée au même titre, au moins, que l’Hôpital, parce que l’on savait bien déjà que, le cas échéant, elle n’aurait pas droit à la réanimation et souvent même, pas accès à un séjour hospitalier ! Chacun remarquera que l’impéritie qui a présidé à la gestion de l’épidémie de Covid 19 en EHPAD n’est en fait que le reflet, hypertrophié et effrayant, d’une Politique de santé Publique dans laquelle l’impréparation a fait le lit aux errements d’une « Doctrine » fluctuante, appuyée sur des dires d’experts, nombreux et choisis, dont les conseils scientifiques semblaient trop souvent se conformer aux besoins de justification des décideurs… La mémoire d’internet saura heureusement le rappeler ! La remarquable mobilisation des personnels hospitaliers ainsi que des très nombreux professionnels de santé libéraux ou volontaires, partout en France, a pu partiellement limiter les dégâts de cette gestion incohérente. Le huis-clos des EHPAD, aggravé par cette interdiction de visites, a laissé, pendant plusieurs semaines, les résidents et leurs soignants seuls et trop peu armés face à ce mal qu’ils ont dû combattre avec des moyens d’un autre âge. Les survivants et leurs soignants restent, de plus, fragilisés à l’extrême, à l’approche d’une assez hypothétique 2ème vague ou d’une malheureusement très probable canicule.
Ce n’est donc qu’avec près de 2 mois de retard, alors que l’épidémie est en train de s’éteindre et tandis que ces chiffres s’affichent comme inacceptables aux yeux de l’opinion publique, que des mesures plus pertinentes sont prises. Pourtant, comment se satisfaire de visites, maintenant autorisées, mais qui souvent doivent se dérouler, de façon furtive, au travers d’une vitre, voire en présence d’un agent attentif. Est-ce parce que l’on est vieux et parfois dément, que l’on ne serait plus qu’un corps dont la vie doit être protégée au mépris de l’être social que l’on était, et de son intimité ? Quelle réflexion éthique a-t-elle pu légitimer des pratiques qui ne peuvent évoquer que l’univers carcéral ? N’entrevoit-on pas là en fait, l’autre explication aux erreurs fatales que nous avons évoquées : une société qui, trop souvent, perçoit la personne âgée dépendante – qui plus est lorsqu’elle est institutionnalisée –, comme celle d’un être dont la vie est certes précieuse, mais qui serait en même temps déshumanisée, privée de désir et d’affect… à l’image d’un État qui la représente et qui semble préférer systématiquement le contrôle inefficient de ses citoyens à leur responsabilisation assumée."
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