Ce Gilet jaune est un médecin généraliste : "Jour après jour, on me demande de cracher sur le Serment d'Hippocrate"
Samedi dernier, il était en première ligne face aux CRS, sur les Champs-Elysées. Médecin généraliste à Lagny-sur-Marne (Seine-et-Marne), le Dr Thibault Brunet se mobilise avec les Gilets jaunes au nom de ses patients, écrasés par les taxes et fragilisés par les économies demandées chaque année à la Santé. Idéaliste, il défend également la liberté de la médecine contre les contraintes administratives et financières qui empoisonnent de plus en plus la pratique.
"Je suis médecin généraliste secteur 1 à Lagny-sur-Marne, en région parisienne, depuis 19 ans. J'ai commencé tout seul et puis je me suis associé : on est maintenant quatre généralistes. On a une patientèle plutôt diversifiée… du chef d'entreprise aux ouvriers, aux ambulanciers. Des gens fragiles, des gens très âgés… Pour la petite anecdote, j'ai aussi le commandant d'une unité de CRS !
Dès le début j'ai été sensible au mouvement des Gilets jaunes. Ce n'est pas nouveau pour moi de me sentir mal à l'aise dans cette société. Tous les gens qui ont adhéré étaient déjà en situation de souffrance, ils espéraient une évolution. "On ne peut plus traiter les gens avec la liberté qu'on avait" J'ai déjà été en lutte face au système de santé. J'ai manifesté contre la loi Touraine. L'exercice de la médecine, le système de soins en général, sont en train d'évoluer. On voit au quotidien la difficulté pour chacun de nos patients d'être pris en charge correctement : de moins en moins de médicaments remboursés sous prétexte que ce sont des médicaments de confort ; on leur impose les génériques, des médicaments de 2ème qualité qui génèrent des problèmes de tolérance, qui compliquent notre exercice au quotidien. Ces petites choses mises bout à bout font que le métier de généraliste est de moins en moins attractif. Il est moins intéressant financièrement, c'est une évidence. Mais aussi dans la pratique : on est écrasé par la paperasserie, les tâches administratives… on ne peut plus traiter les gens avec la liberté qu'on avait. On a tous les jours des règles supplémentaires qui viennent nous menotter les mains. Je n'ai pas adhéré au mouvement des Gilets jaunes à titre personnel : en tant que médecin, on est quand même moins impacté que les autres, même si on a vu les difficultés s'accroître en 20 ans. Les projets que j'avais -avoir une maison, payer des belles études à mes enfants, j'ai du mal à les réaliser. J'ai la corde au cou vis-à-vis des banques. Mais c'est surtout pour mes patients que je me mobilise. J'ai un patient de 83 ans, d'origine tunisienne, qui a travaillé toute sa vie et qui a failli être expulsé de son logement. Il payait 1500 euros pour un deux pièces HLM au lieu de 400 euros : ne parlant pas français, il n'avait pas su envoyer les papiers à la bonne personne… Quand on voit ces gens-là mis au ban de la société alors qu'ils devraient avoir le droit au respect, c'est insupportable. "J'ai été montré du doigt, stigmatisé, convoqué plusieurs fois, menacé de sanction financière" L'essence, ça a été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. Mais la réalité, c'est que les gens en ont marre depuis longtemps. Il y a une absence totale d'empathie des politiques vis-à-vis des populations faibles, et maintenant des classes moyennes. Il y a eu un espoir à la présidentielle avec l'apparition de cet homme providentiel… mais ils ont vite déchanté. Moi j'ai voté blanc. Je suis apolitique depuis pas mal d'années, même si j'avais une tendance punk anarchiste qui écoutait les Sex Pistols quand j'étais jeune. Le travail doit être valorisé. Les faibles doivent être protégés dans la mesure du possible. Les finances publiques doivent être utilisées à bon escient. Avec tout ce que le peuple français paie comme charges, comme taxes, comme impôts il est inenvisageable qu'on voit des gens aujourd'hui dans cette situation. La Sécurité sociale est emblématique de ce système délirant : les charges sociales sont exceptionnelles, on nous dit en permanence qu'il faut faire des efforts, avec les génériques, avec le budget des hôpitaux… et quand on voit ce qui ne rentre jamais dans la caisse de la Sécu, les taxes sur le tabac, les taxes sur l'alcool (ces taxes sont bien versées à l'Assurance maladie. Ndlr)… on se dit c'est un bon moyen pour faire culpabiliser les gens. Tout devrait être remis à plat. J'ai moi-même été en conflit avec la CPAM sur la prescription des génériques. J'ai été montré du doigt, stigmatisé, convoqué plusieurs fois, menacé de sanction financière parce que j'inscrivais "non substituable" sur chacune de mes prescriptions. C'était mon cheval de bataille. A partir du moment où j'avais un problème avec un patient, un générique, je me devais de protéger tous mes patients. La pression était telle que j'ai été obligé de changer mes habitudes… mais je les ai vite reprises. L'obligation de justifier médicalement la mention NS [mesure du PLFSS 2019, Ndlr] va juste me faire perdre encore plus de temps pour protéger mes patients. Mes confrères me soutiennent : "Oui, t'as raison, bats-toi". Mais dans la pratique, ils acceptent les subventions et les primes de la Sécu. Moi je refuse tout. J'essaie d'être le moins dépendant possible de l'organisme payeur, qui veut nous imposer une activité encadrée. Ils sont tous d'accord sur le fond… mais se mobiliser activement, c'est autre chose. C'est une question d'engagement personnel. "On se prenait des coups de matraque, des lacrymos, des tirs de flashball" J'étais sur les Champs Elysées samedi dernier. Je n'ai absolument pas vu ce que l'on voit à la télé. Je suis venu en moto très tôt depuis la Seine-et-Marne et j'ai rejoint la place de l'Etoile par l'avenue de Friedland. C'était déjà le chaos sur les Champs. Les CRS tournaient déjà avec le canon à eau. Je n'ai rien contre eux, ils sont obligés d'appliquer une politique et certains sont malheureux de le faire… Dans leur globalité, ils sont comme nous. Mais d'autres sont un peu extrêmes. On s'est rassemblés face à une unité qui bouchait le haut de l'avenue de Friedland, en les encourageant à nous soutenir. Quand on avançait un peu trop, on se prenait des coups de matraque, des lacrymos, des tirs de flashball. On se retrouvait bloqué dans des souricières… De mon côté, je n'ai pas vu d'acte de vandalisme, je ne sais pas ce qu'il se passait ailleurs. J'ai pris une bombe lacrymo sur mon casque de moto, une flashball sur le blouson… j'ai fait un malaise et je suis tombé. J'ai été tiré par des Gilets jaunes, ce qui m'a évité de me faire embarquer par les CRS. Samedi, je serai bloqué le matin par des gestes chirurgicaux que je dois pratiquer. Mais l'après-midi, je manifesterai. Je ne peux pas imaginer qu'on accepte cette réponse aussi faible des politiciens… C'est une question d'éthique. Où est l'éthique journalistique quand on voit les choses transformées dans les médias ? Où est l'éthique politique quand on voit toutes les promesses jamais tenues? Où est l'éthique médicale ? Quand j'ai prêté le Serment d'Hippocrate, c'était un des plus beaux moments de ma vie ; j'étais fier comme jamais. Jour après jour, on me demande de cracher sur ce serment. Ce n'est plus la valeur principale… Je ne serai pas satisfait tant qu'on n'aura pas rétabli le respect de l'humain. Mes patients se sont déjà mobilisés à mes côtés : ils étaient plus de 400 quand j'ai été convoqué pour les génériques. Ils ont conscience que je ne suis plus libre de les soigner dans de bonnes conditions. Maintenant, certains sont plutôt anti-Gilets jaunes... Ils trouvent insupportable de voir que l'Arc de triomphe a été saccagé. Quand je leur dis que j'étais sur les Champs et que je n'ai pas vu la même chose, ils changent un peu de discours. Au fond, ils rêvent que les choses changent. Si on pense qu'on ne peut plus rien faire, on a tout perdu, on n'a plus d'espoir. Je ne peux pas l'accepter."
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