Faux arrêts de travail, actes fictifs, 100% santé… Face à la fraude, l'Assurance maladie met les bouchées doubles
Après une "année record", qui a permis de détecter 466 millions d'euros de préjudice financier, la Cnam a pour objectif d'aller encore plus loin dans la lutte contre la fraude. Face à des "phénomènes nouveaux" tels que les faux arrêts maladie vendus sur Snapchat ou la multiplication des actes fictifs et facturations abusives dans les centres de santé, elle renforce son arsenal.
2.4 milliards d'euros d'ici à la fin de l'année 2027. C'est l'objectif fixé à l'Assurance maladie par le Gouvernement Attal en matière de lutte contre la fraude. Alors que 2023 était déjà une "année record", traduisant "un changement d'échelle" depuis la fin de la crise du Covid, avec près de 466 millions d'euros de fraudes et activités fautives* détectées et stoppées (+47.7 % par rapport à 2022), la Cnam va devoir aller encore plus loin, et frapper encore plus fort, pour atteindre les 700 millions d'euros en 2027.
Car si la fraude est le fait d'une "minorité" d'assurés et de professionnels de santé, comme l'ont rappelé les cadres de la Cnam à trois reprises ce jeudi matin, elle pèse lourd sur les finances publiques. "Nous remboursons chaque année 250 milliards d'euros, quelques pourcents ça représente automatiquement une somme élevée", a souligné Thomas Fatôme. S'écartant du débat politique d'une fraude sociale "massive" ou non, en augmentation ou pas, le directeur de la Cnam s'attache depuis sa nomination à "quantifier et qualifier la fraude" à l'Assurance maladie, poste par poste, profession par profession. Plusieurs évaluations ont déjà été conduites (ici sur les médecins généralistes, et là sur les autres spécialistes) et feront l'objet d'une réactualisation en cours d'année, promet Thomas Fatôme. "Ce qui est certain, c'est que la fraude se déplace sur des nouveaux postes." Et de citer : le 100% santé, les faux arrêts de travail obtenus sur les réseaux sociaux ou encore la fraude des centres de santé…
Les pharmaciens en tête
De fait, comme l'a pointé le Premier ministre Gabriel Attal la semaine dernière dans son bilan du plan de lutte contre les fraudes fiscales et sociales, Thomas Fatôme a rappelé que les professionnels de santé (en particulier les libéraux) et autres "offreurs de soins et de service" représentent plus de 70% du montant des fraudes détectées en 2023, contre 19.5% pour les assurés. En termes de volume, les rapports sont inversés : les professionnels de santé sont responsables dans 25.9% des cas, contre 54% pour les assurés, plus nombreux. Quant aux établissements, ils génèrent 9.7% du préjudice financier lié aux fraudes : un chiffre à prendre avec des pincettes puisque les contrôles sur la tarification à l'activité, suspendus durant la crise du Covid, n'ont pas encore repris dans les hôpitaux.
En tête des professionnels de santé les plus mis en cause, on retrouve encore et toujours les pharmaciens, pour lesquels la Cnam a détecté 60 millions d'euros de fraude en 2023. Un montant en forte baisse rapport à 2022 (100 millions) qui s'explique par le "reflux" des affaires liées au Covid. L'an dernier, les fraudes aux tests antigéniques ou à la vaccination ont néanmoins représenté un préjudice de 40 millions d'euros.
Avec respectivement 23 millions et 18 millions d'euros de fraude détectée, les médecins spécialistes et généralistes sont loin derrière. Mais pour ces derniers, le montant du préjudice financier est en hausse de 260%.
Sur la deuxième marche du podium, se classent désormais les centres de santé, que l'Assurance maladie surveille de près car leur activité est en forte croissance. Les 2500 établissements aujourd'hui répartis sur le territoire se font désormais rembourser pour 1.4 milliard d'euros, contre 500 millions en 2009. Plus de 200 contrôles ont été menés depuis 2021 – des "contrôles intenses, sur pièces et sur place", souligne Thomas Fatôme. Le phénomène de fraude, "encore marginal en 2022", a atteint un préjudice financier de 58.1 millions d'euros en 2023, en hausse de près de "1000%". Certains réseaux, par les "atypies" constatées dans leur facturation mais aussi par les signalements reçus de la part de patients voire de salariés et ce dans plusieurs départements, ont justifié la mise en place de "task forces" et d'actions "coup de poing". "En début d'année 2023, on a notamment lancé une opération simultanée dans 9 CPAM, sur 10 sites d'un même réseau", a rapporté Thomas Fatôme. Résultats : 21 centres déconventionnés "en urgence" l'an dernier et d'autres qui le seront "vraisemblablement dans les semaines à venir", annonce le directeur de la Cnam.
La procédure, mise en place en 2020 pour des manquements graves à la convention ayant entrainé un préjudice important (plus de 30000 euros), a été également actionnée à 12 reprises contre des libéraux en 2023 : 9 infirmiers, 1 sage-femme, 1 orthophoniste et 1 masseur-kinésithérapeute. "Ces chiffres de procédures conventionnelles doivent augmenter dans les prochaines années", a insisté Thomas Fatôme. "Plus tôt on tarit la fraude, moins elle va nous coûter cher et moins ça va être compliqué d'aller récupérer l'argent derrière".
Outre les procédures conventionnelles, la Cnam se montre déterminée à utiliser tous les "outils" de sanction : les pénalités financières (25 millions d'euros de pénalités prononcées en 2023), les actions pénales (+34% de procédures) ou encore ordinales (94 saisies). "Neuf centres de santé ophtalmologiques d'un même réseau ont fait l'objet d'actions pénales entre mai 2023 et janvier 2024", a illustré le directeur de la Cnam, listant "un cumul" d'accusations pénales : escroquerie, usage de faux, fausse déclaration… "Derrière tout ça, on a des actes fictifs, des professionnels qui n'ont pas les titres, des actes en série qui sont réalisés sur des mêmes familles alors même qu'il n'y a pas de besoin identifié".
Démarchage en Ehpad
Autre "phénomène nouveau" sur laquelle la Cnam porte son attention : la fraude à l'audioprothèse. La réforme du 100% santé a généré un appel d'air. Si le nombre de bénéficiaires annuel a augmenté de 72% depuis 2021, les dépenses remboursées par l'Assurance maladie bondissant de 100 à 500 millions d'euros, quelques 1500 sociétés se sont créées au cours des deux dernières années… pas toutes avec les meilleures intentions. Directeur délégué de l'audit, des finances et de la lutte contre la fraude, Marc Scholler distingue trois sortes de fraudes en matière d'audioprothèses, dont le préjudice financier a atteint au total 21.3 millions d'euros en 2023 : une "première couche qui correspond à des manquements, des pratiques déviantes par rapport à ce qui est attendu", en termes de suivi notamment ; une deuxième couche d'"exercice illégal" et "d'activités itinérantes, de démarchage auprès de personnes qui n'en ont pas nécessairement besoin [notamment en Ehpad], pour faire du chiffre d'affaire"; et une troisième couche, qui représente la majorité du préjudice financier, constituée de sociétés qui organisent un trafic, parfois avec la complicité d'assurés (qui peuvent monnayer leur numéro de Sécurité sociale) et de médecins, qui établissent des prescriptions sans jamais voir les patients.
"Les premières tendances sur 2024 nous montrent qu'on n'a pas là un phénomène épisodique, mais quelque chose de sérieux, de lourd sur les audioprothèses, qui justifie que l'on déploie sur la France entière le plan d'actions expérimenté par la CPAM 93 : passer des appels téléphoniques aux gens pour vérifier qu'ils ont bien une prescription et une délivrance d'audioprothèse", a insisté Thomas Fatôme.
En ce qui concerne la fraudes commises par les assurés, les plus nombreuses, l'Assurance maladie fait à la fois face aux traditionnelles fraudes aux droits (C2S ou de protection maladie universelle, par exemple) et à l'identité, et à des fraudes nouvelles, facilitées par les réseaux sociaux : fausses ordonnances de médicaments et faux arrêts de travail (7.7 millions d'euros de fraudes détectées en 2023)… Sur le réseau Snapchat, les offres pullulent : moyennant 15 euros, il nous est par exemple possible d'obtenir en quelques minutes un arrêt de travail de "2-3 jours", prescrit par un "faux médecin".
Face à ce phénomène nouveau, la Cnam joue la carte de la prévention : après des cas de piratage, elle a renforcé l'accès aux compte Ameli pro. Elle entend également "inciter et renforcer" l'usage de l'arrêt de travail électronique, "infalsifiable", par les médecins. Actuellement, "plus des deux tiers" des arrêts sont transmis par ce biais et ça augmente de "4 à 5 points par an"; "on discute avec les médecins sur ce sujet pour voir comment on peut encore améliorer les choses", a souligné Thomas Fatôme. Enfin, l'Assurance maladie recrute et forme des "cyber-enquêteurs", agrées et assermentés, qui disposent de compétences de police judiciaire.
*Il s'agit d'activité "abusive", manifestement au-delà du "besoin" de soin, a expliqué Marc Scholler. "La frontière avec la fraude est extrêmement ténue." Les erreurs de cotation ne sont en revanche pas prises en compte dans ces chiffres.
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