14 février 2022. Alors que certains se ruent chez les fleuristes ou libraires en quête d’un présent pour leur âme sœur, des milliers de médecins foulent les rues de la capitale pour crier leur opposition à la proposition de loi Rist, alors en cours d’examen par les sénateurs. A l’appel des syndicats, unis, les généralistes ont fermé leur cabinet en masse pour se rendre à Paris et dans d’autres grandes villes. Le président de l’Ordre des médecins est lui aussi sorti de la réserve attendue par sa position pour rejoindre le cortège. Une présence "passive mais réelle et sincère" face aux risques qu’impliqueraient le passage de l’accès direct aux IPA et kinés "sur la qualité des soins". La mobilisation est inédite par son ampleur. Jeunes ou moins jeunes, hommes ou femmes, syndiqués ou non… tous les médecins sont représentés dans la foule grouillante qui avance vers le palais Bourbon.
Si les syndicats traditionnels ont déjà mobilisé par le passé, nombreux sont ceux qui louent l’action de Médecins pour demain (MPD). "On leur doit beaucoup, ils ont su mettre en lumière les problématiques de la médecine générale et ont révélé le malaise profond", salue le Dr Bastien Nicolas, 34 ans, généraliste à Brissac (Hérault). Cela a créé "un dynamisme", abonde sa consœur, la Dre Coralie Josuan, installée à Paulhan, à 1 heure de route. Défendant une hausse du tarif de l’acte de base à 50 euros et refusant toute tentative de coercition, le collectif – né il y a tout juste un an sur Facebook – a propulsé le débat autour des conditions d’exercice des généralistes sur le devant de la scène. Avec comme objectif : peser dans les négociations conventionnelles… même sans représentativité.
Et pour mettre un coup de pied dans la fourmilière, Médecins pour demain a multiplié les appels à la manifestation, d’abord le 1er décembre 2022, puis le 5 janvier 2023, avant d’être aux côtés des syndicats le 14 février. "Ils ont fait sortir de leur cabinet les généralistes, qui ont souvent la tête dans le guidon", souligne le Dr Nicolas. "Pour faire sortir les médecins de leur cabinet à trois reprises en même pas un an, il faut y aller ! Parce qu’on est débordés de travail et un peu désabusés par la situation", ajoute le Dr Yann Collet, généraliste à Saint-Méloir-des-Ondes, en Ille-et-Vilaine.
La naissance d’un front de contestation
C’est lors de ces grands rassemblements que les premières braises sont apparues. Réunissant des médecins de tous bords politiques, de tous statuts, de toute la France, ces mobilisations ont fait naître une révolte. "On a beaucoup échangé entre confrères durant ces manifs, et l’idée d’un collectif à un échelon départemental a germé", rapporte le Dr Bastien Nicolas, membre du collectif ResIST 34, né en mai dernier en résistance à la proposition de loi Rist. Après un hiver marqué par les propositions de loi coercitives ou jugées menaçantes pour la profession de médecin, de nombreux départements ont vu fleurir des corporations, qui, comme dans l’Hérault, ont pour mot d’ordre de défendre une vision de la médecine générale "libérale, indépendante, conventionnée et solidaire".
Outre les coups bas parlementaires, l’échec des négociations conventionnelles entre l’Assurance maladie et les six syndicats représentatifs de la profession a été un coup de massue pour bon nombre de praticiens : "Sans être complotistes, on a l’impression qu’il y a un choix politique de l’exécutif actuel de laisser pourrir la médecine générale", estime le Dr Bastien Nicolas. La hausse de 1,50 euro des tarifs des consultations accordée par le règlement arbitral a été vécue comme un "mépris total", ne faisant qu’accroître le bras de fer entre les partenaires conventionnels.
N’attendant pas la reprise des négociations, prévue pour cet automne [la date précise n’a pas encore été annoncée], les tout jeunes collectifs ont décidé au début de l’été de manifester leur mécontentement en s’inscrivant dans un mouvement de fronde tarifaire, qui rappelle la révolte de 2002. A cette époque, des coordinations appelaient les médecins à contrevenir à la convention en facturant 20 euros la consultation au lieu des 18,50 euros négociés quelques mois plus tôt.
Menaces de sanctions
Observant une baisse de leurs revenus, combinée à une inflation galopante, une majorité des médecins de ces nouveaux collectifs ont ainsi décidé de majorer leurs tarifs, appliquant généralement des dépassements de l’ordre de 5 euros. Une prise de liberté qui n’a pas plu à l’Assurance maladie. Courant juillet, les CPAM ont envoyé des courriers aux contestataires pour leur rappeler leurs obligations conventionnelles. Les Drs Nicolas et Josuan les ont reçus. "Nous avons constaté que vous facturez de manière discrétionnaire des dépassements exceptionnels pour exigence du patient (DE) et/ou des dépassements sans motif", écrit le directeur de la CPAM de l’Hérault dans son courrier, que nous avons pu consulter.
Il poursuit : "Nous vous rappelons qu’en votre qualité de médecin conventionné en secteur 1, vous ne pouvez recourir qu’exceptionnellement au DE dans les seuls cas définis par l’article 39.1 de la convention nationale de 2016, prorogée par le règlement arbitral, à savoir : ‘En cas de circonstances exceptionnelles de temps ou de lieu dues à une exigence particulière du malade non liée à un motif médical’". "La non-conformité aux dispositions de la convention de la facturation du DE […] est susceptible d’enclencher une procédure de sanction", est-il encore écrit. Procédure pouvant "aboutir à un arrêt de la prise en charge de vos cotisations sociales ou à votre déconventionnement".
A peine arrivés dans les boîtes aux lettres des médecins, ces courriers ont fait l’effet d’une bombe...
et accentué la colère. Selon le Dr Bastien Nicolas, "officieusement", 25 généralistes de son département auraient reçu le même courrier. Un chiffre qui n’a cependant pas été confirmé. Contactée par Egora, la Caisse nationale de l’Assurance maladie (Cnam) n’a pas été en mesure de nous indiquer le nombre de médecins pratiquant la consultation à 30 euros, mais n’observe pas d’évolution notable de ces pratiques tarifaires. Le Dr Yann Collet, qui a créé le Collectif des médecins d’Ille-et-Vilaine (Comiv), n’a pas été inquiété alors qu’il applique parfois des dépassements. "On a l’impression que l’envoi a été fait un peu au hasard", explique le généraliste breton de 37 ans. D’autres ont été pris dans les mailles du filet mais, assure-t-il, "ça n’a pas entravé notre mobilisation et notre détermination". Le praticien tient à rappeler que si la fronde tarifaire est portée par les collectifs, il ne s’agit pas d’un "mot d’ordre". "Au sein du collectif, chacun est libre de l’appliquer ou pas. Soit vous l’appliquez soit vous la soutenez, même si cela ne correspond pas à votre idéal politique."
Soutien des patients
Les CPAM ont, elles, appuyé sur le caractère préjudiciable de ce mouvement pour les patients qui se retrouvent avec un reste à charge plus élevé. Or, pour le Dr Nicolas, ces menaces sont "incompréhensibles" car "à [sa] grande surprise", la majorité des mutuelles "assument les dépassements d’honoraires". "Je précise qu’on ne les applique pas aux patients CMU, en invalidité, ou à toute personne signalant des difficultés financières." Il constate par ailleurs "un soutien massif" de ses patients. "Je craignais qu’ils ne comprennent pas et qu’ils soient en colère. Mais finalement, en demandant 50 euros – un curseur haut – comme l’a fait Médecins pour demain, la revalorisation de 1,50 euro a été vécue comme une provocation par les médecins… mais aussi par les patients."
"Je suis surpris de la conscience qu’ont les gens du risque de privatisation de la médecine générale. Il n’y a pas besoin de beaucoup expliquer pour qu’ils comprennent qu’il y aura un système à deux vitesses qui se mettra en place." Même constat du côté de la Dre Coralie Josuan, qui réfléchit à quitter le libéral au profit du salariat, désabusée. "Pour nos patients, l’important est d’avoir accès à leur généraliste. Le risque, là, c’est qu’on mette la clé sous la porte", déplore celle qui a rejoint ResIST 34 et Médecins pour demain. La praticienne indique avoir eu un seul refus de patient. "Si les patients ne peuvent pas, on comprend." Car la question de l’argent apparaît secondaire. L’attractivité de la profession, et sa reconnaissance par les pouvoirs publics, priment, affirme-t-on.
Le collectif ResIST 34 a par ailleurs mis en place une urne pour recueillir le soutien des patients. Une initiative reprise par d’autres collectifs.
Une cinquantaine de collectifs
On dénombre désormais "une cinquantaine" de collectifs départementaux, note la Dre Josuan. Beaucoup ont pris le nom de Comeli (collectif pour une médecine libre et indépendante) mais pas tous, à l’instar de ResIST 34. "Tous les jours il s’en créé de nouveaux." Certains, comme dans le Maine-et-Loire, sont renés de leurs cendres, et ont aidé les autres à se lancer. "J’ai créé le Comeli 49 en 2015 au moment de la loi Touraine avec d’autres confrères. Puis les attentats ont refroidi tout le monde, et les collectifs sont tombés aux oubliettes", se souvient le Dr Olivier Leroy, médecin à Angers. En 2021, voyant arriver la menace des propositions de loi, le généraliste tente de réunir ses confrères. "Ça n’a pas fonctionné ; on était un an avant Médecins pour demain. Quand j’ai vu MPD se former, j’ai trouvé ça très bien mais il manquait des relais locaux. Alors j’ai relancé seul le collectif."
Et "la mayonnaise a pris". Relancé en janvier 2023, le Comeli 49 a atteint plus de 400 membres au mois de mai. Le Dr Yann Collet a été aidé par Olivier Leroy pour monter le collectif d’Ille-et-Vilaine en février. Ils sont désormais 144, soit "17% des généralistes du département". "J’ai l’impression que le côté local, la confiance qu’on a entre collègues, a fait qu’ils n’ont pas eu de difficulté [à nous rejoindre]". "On va profiter de la reprise des négociations pour augmenter l’adhésion à nos collectifs", poursuit le Dr Collet, qui indique que "la plupart des collectifs ont, aujourd’hui, entre 15 et 20% de médecins représentés". ResIST34, lui, compte plus de 320 membres.
La force du groupe
Si "au début tout le monde a monté son truc dans son coin", les collectifs ont décidé de s’unir cet été pour être plus forts face aux pouvoirs publics, explique le Dr Nicolas. Pas question en revanche de se fédérer en association ou en syndicat...
Les médecins de ces collectifs veulent rester "libres", "apolitiques" et "intersyndicaux", défend le Dr Leroy. Surtout, ils veulent conserver leur caractère local. "Ce sont les médecins de la base qui doivent porter une revendication. Il ne faut pas que ce soit une structuration pyramidale, descendante, nationale. C’est une accumulation d’unités sur le terrain qui va créer une vraie force", martèle-t-il. "C’est plus une entraide pour s’organiser mais il n’y a pas de directives nationales", ajoute la Dre Coralie Josuan, qui est membre du groupe WhatsApp créé pour échanger en "intercollectif". Sur cette messagerie, il y a désormais près de 70 "porte-paroles" de collectifs. "Il n’y a pas de réelle hiérarchie. Et ce qui est fou, c’est que ça fonctionne hyper bien. On est tous animés par un ras-le-bol et une conscience de l’urgence de la situation", ajoute le Dr Nicolas.
Outre le partage de "bonnes idées" et de "réflexions communes", l’idée de cet intercollectif est aussi de garantir une "solidarité confraternelle", en particulier si les CPAM venaient à mettre à exécution leurs menaces de sanctions. Une procédure conventionnelle "contre un seul médecin suffira à enclencher une réponse collective", prévient le Dr Nicolas, qui refuse d’être considéré comme "un fraudeur" alors que "chaque dépassement exceptionnel est déclaré". "Dans chaque collectif, pour se soutenir, on signe une charte de soutien mutuel, ajoute la Dre Josuan. Au niveau national, nous avons essayé de répertorier le nombre de signataires : on en est à 2600." Une charte nationale est aussi dans les tuyaux.
Une liste de moyens de pression sur les CPAM doit aussi être éditée sur le site internet, qui est en chantier. Si les collectifs ne veulent pas dévoiler toutes leurs cartouches, le Dr Bastien Nicolas indique qu’il s’agira de moyens visant à "compliquer la vie [aux Caisses] sans impacter l’accès aux soins des patients". L’une des ultimes cordes à leurs arcs étant la menace de déconventionnement. "Dans le 49, on a tous signé nos lettres d’intention de déconventionnement. Si à un moment donné, la Sécu joue à nous mettre la pression de façon inconsidérée, on réagira tous ensemble", prévient le Dr Leroy. Elu UFML, le généraliste angevin s’est aidé de la plateforme mise en place par le syndicat. En revanche, assure-t-il, "on se laisse le droit de déclencher nos intentions plus tôt". Une façon de dissocier leur action locale de celle du syndicat.
Le généraliste a par ailleurs réalisé un sondage mi-juillet auprès des 400 médecins du Comeli 49. Il assure que "40% des répondants envisageraient dans les prochains mois soit un arrêt de l’exercice libéral ou de la médecine, soit un déconventionnement, soit une retraite anticipée".
Tous ne sont pas pour autant convaincus par la menace de déconventionnement, à l’instar du Dr Nicolas, du collectif ResIST34. "Je pense que le Gouvernement souhaite cela, veut mettre la faute sur les ‘méchants médecins égocentrés’. Je préfère me battre pour tout tenter", confie-t-il. Si, toutefois, à l’issue des négociations qui doivent s’ouvrir, "notre combat n’a pas fonctionné", "là le choix du déconventionnement sera une option sur la table. Mais pas avant d’avoir tout fait pour essayer de faire bouger les lignes", ajoute-t-il.
Combler un vide
Les médecins interrogés se montrent néanmoins inquiets sur l’issue des négociations. "Je pense qu’on va être dans la continuité. Si on nous avait vraiment entendus, cela fait longtemps qu’on aurait redéclenché les négos. Aujourd’hui, soit c’est de l’ignorance soit c’est de l’incompétence de ne pas écouter le terrain en pleine souffrance, estime le Dr Leroy. Je crains qu’on reproduise les mêmes erreurs, c’est-à-dire qu’on soit dans des contreparties permanentes. Si on perd notre liberté professionnelle, on va droit dans le mur : les confrères vont lâcher." Le poids des syndicats pose également question. "On leur fait confiance mais ils ont une marge de manœuvre qu’on a vue complétement réduite. Jusqu’alors, on y croyait, d’ailleurs on se réfugiait un peu derrière eux. Avec les négociations, on s’est rendu compte que tout était un peu écrit à l’avance", regrette le Dr Yann Collet.
Pour le généraliste, les collectifs peuvent venir en soutien des syndicats. "Il faut qu’on traduise sur le terrain leur parole et leur volonté de ne pas se laisser dicter les choses demain." "L’idée des collectifs est de prendre la place de quelque chose qui n’existe pas, estime de son côté le Dr Olivier Leroy. C’est compliqué aujourd’hui pour les syndicats d’avoir à la fois une vision nationale et une vision très locale. Les collectifs sont des forces nouvelles qui doivent agir sur les institutions locales, faire remonter l’état des troupes aux associations et syndicats." Car ces derniers ne représentent pas tous les médecins français, poursuit-il. "Ils ne sont pas du tout représentatifs de ce que pense la base", regrette le praticien angevin. A peine 23% des libéraux ont en effet voté aux dernières élections URPS. Une abstention record.
"Si on avait des syndicats de médecins 100% d’accord avec nos moyens d’actions, on n’aurait pas besoin d’être en collectifs", considère également le Dr Bastien. En revanche, nuance-t-il, il y a eu "un éveil des médecins généralistes", notamment depuis l’arrivée de Médecins pour demain. "Il y aura d’autres élections URPS qui, je pense, auront un taux de participation beaucoup plus important." "Les médecins ont compris qu’on avait un intérêt à être syndiqué, le mot syndicat ne fait plus peur", s’accorde à dire le Dr Leroy. Ce n’est pas la Dre Josuan qui le contredira : "Avant l’arrivée de MPD, je ne connaissais pas les syndicats…" Aujourd’hui, la trentenaire fait partie de la Fédération des médecins de France (FMF). "Notre prise de conscience politique est à mon avis un peu tardive", reconnaît le Dr Collet, qui a adhéré à un syndicat et à Médecins pour demain il y a six mois.
Les forces que possèdent les collectifs départementaux font toutefois émerger une lueur d’espoir dans le discours de leurs membres. "Nous ne sommes pas assujettis, nous n’avons pas de devoir de réserve, de budget annuel, de frais de fonctionnement, on est libres, on n'a que nos idées à défendre", souligne le Dr Bastien Nicolas. A l’instar de la fronde tarifaire, seuls les collectifs – des structures sans statut juridique – pouvaient porter une telle action, estime le Dr Leroy. "J’y crois, confie le Dr Collet. Je me suis installé il y a cinq ans et je pense qu’on peut encore être force de propositions car on est encore assez nombreux. On a une jeune génération qui prend conscience que si on ne se bat pas maintenant, le système de santé que l’on connait, égalitaire et solidaire, ne durera pas très longtemps."
Quoi qu’il en soit, "que les négociations aboutissent ou non, on est suffisamment nombreux dans les territoires pour dire que ce qui tombe d’en-haut nous convient ou pas. Si on n’arrive pas à construire quelque chose de cohérent avec nos partenaires habituels, on fera quelque chose à côté", avertit le Dr Leroy. Le ton est donné.
* Le BNC des généralistes libéraux a diminué de 7% en 2022 par rapport à 2021 d'après les statistiques de l'Union nationale des AGA (Unasa).
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