Grève des gardes, assaut de la caisse, déconventionnements... Cette extraordinaire mobilisation des généralistes qui a tout changé

23/06/2022 Par Aveline Marques
Histoire
Un "mouvement historique", des "actions spectaculaires", "une solidarité sans pareil". Il y a vingt ans, la profession était en ébullition, prête à tout pour obtenir une revalorisation du tarif de la consultation et la suppression de l’obligation des gardes, devenue insupportable. Alors que des voix s’élèvent pour réclamer son rétablissement, Egora revient sur cette mobilisation qui a marqué un tournant dans la profession.

  C’est un souvenir que le Dr Luc Duquesnel aime à évoquer avec les "anciens combattants" : le jour où il a "envahi" la CPAM de Laval (Mayenne), aux côtés d'une centaine de médecins. "On savait que si on allait à la caisse, ils allaient tout fermer, se souvient-il. Alors on avait dit aux RG qu’on se réunirait sur une place de la ville. Une fois là-bas, on a lancé ‘on va à la préfecture’... et on est partis en bagnoles à la CPAM. Pendant ce temps-là, 4 ou 5 médecins étaient partis à la caisse et nous ont permis de rentrer." Ce 16 mai 2002, les généralistes mayennais étaient prêts à tout pour défendre leurs trois confrères menacés de déconventionnement par la caisse pour avoir facturé 20 euros leurs consultations, au lieu des 18.50 euros négociés quelques mois plus tôt. "80% des généralistes du département ont menacé de se déconventionner, ce qui fait que la CPAM a renoncé à les poursuivre", relate l'actuel président des Généralistes-CSMF (ex Unof*), qui était alors leader de la coordination départementale.   Le C à 20 euros, sinon rien En ce printemps 2002, la mobilisation des généralistes libéraux est à son comble. Depuis plusieurs mois déjà, les médecins font la grève des gardes la nuit et le week-end et les réquisitions s'enchainent. Dans certains départements, comme dans la Mayenne, les Hauts-de-Seine, la Manche, le Puy-de-Dôme ou le Calvados, la participation est très forte, grimpant jusqu’à 80%, relève Le Monde en février. Des manifestations sont organisées un peu partout en France, réunissant jusqu'à une dizaine de milliers de médecins à Paris le 10 mars 2002, rejoints par d'autres professionnels de santé libéraux. "On se décidait le matin pour le soir et localement, on réunissait 100 médecins dans la rue", se remémore le Dr Jean-Paul Hamon. A la tête de la coordination des Hauts-de-Seine, l'ancien président de la FMF, généraliste à Clamart, multiplie les "actions spectaculaires", sous l'œil des caméras. "On a consulté sous une tente, avec le logo du cirque Pinder transformé en "cirque Kouchner" et des nez rouges puisqu'on nous prenait pour des clowns", s'amuse-t-il.
  Ce mouvement "historique" des médecins généralistes a été lancé à l'automne 2001. "La grève des gardes a été votée fin octobre par le comité directeur de l'Unof*", retrace le Dr Michel Chassang, qui présidait le syndicat. "Nous étions dans une période de cohabitation. En 1997, Chirac avait dissous l'Assemblée nationale et avait perdu les élections législatives : Lionel Jospin était Premier ministre. On a saisi cette fenêtre." Alors que l'élection présidentielle approche, les médecins souhaitent profiter du passage à l'euro au 1er janvier 2002 pour obtenir une revalorisation substantielle du C, bloqué à 115 francs (17.53 euros) depuis 1999. Ils réclament 20 euros, ce que la Cnam refuse catégoriquement, préférant déjà miser sur les rémunérations forfaitaires. Mais ce n'est pas la seule revendication des médecins : dès le début, l'Unof, soutenue par le SML, réclame la suppression de l'obligation de garde des libéraux. "Les médecins généralistes étaient en véritable révolution, se souvient le Pr Jean-François Mattei, futur ministre de la Santé, qui planchait à l’époque sur le programme santé de Jacques Chirac. Ils défendaient avec la volonté chevillée au corps leur exercice libéral. Ils refusaient toutes les contraintes qu’ils voyaient arriver avec le problème des déserts médicaux qui apparaissait. Et d’autre part, ils ne voulaient plus assumer la permanence des soins obligatoire car il commençait à y avoir une baisse de la démographie médicale, due aux décisions irresponsables prises dans les années 1990."

En 2001, rappelle Michel Chassang, la garde n'était "ni organisée ni financée". "Vous passiez la nuit à côté du téléphone et vous n'étiez rémunéré que si on vous appelait"… Ce dont les patients ne se privaient pas. Si dans certains territoires, les généralistes s'organisaient pour assurer un tour de garde une fois par semaine seulement, rendant la contrainte plus supportable, dans d'autres, la garde revenait inlassablement. Jean-Paul Hamon, qui a remplacé en Mayenne avant de s'installer à Clamart, en garde un vif souvenir. "Je me couchais, je ne savais pas si j'allais dormir. Les gens venaient sonner à la porte du médecin en pleine nuit", raconte-t-il. Le généraliste trouve néanmoins l'exercice de cette médecine "premiers recours" passionnant, au point d'envisager une installation avec un confrère. "J'ai fait l'erreur d'amener ma femme et mon fils, qui était tout petit, un été. Elle a connu les réveils dans la nuit… Et m'a dit : 'si tu veux t'installer en Mayenne, tu iras tout seul!'", plaisante-t-il.   "Il y avait un sentiment de révolte intense" Alors que la France vient de passer aux 35 heures, une telle contrainte n'est plus acceptable pour les médecins, qui aspirent désormais à trouver un équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. Ils ne sont d'ailleurs pas les seuls : cette fin d'année 2001 est marquée par un mouvement inédit des gendarmes, qui par milliers défilent dans les rues pour réclamer de meilleures conditions d'exercice.

Déclenchée le 15 novembre 2001 et étendue aux fêtes de fin d'année, la grève des gardes des médecins libéraux (d'abord le week-end, puis également la semaine) est d'emblée très suivie. "On a vu des départements démarrer à 100%, le mien en faisait partie, se souvient Luc Duquesnel. C'est dire l'état de mal-être des médecins à cette époque-là. Même si ça n'a pas été le cas partout." Le tournant a lieu le 24 janvier 2002, quand MG France, resté en dehors du mouvement de grève, signe avec la Cnam pour une revalorisation du C à 18.50 euros. Un "électrochoc" pour le Dr Antoine Leveneur, actuel président de la conférence nationale des URPS médecins libéraux. "A l'époque j'étais un médecin lambda, je ne savais même pas qu'il y avait des syndicats, relève-t-il. On attendait tous que la consultation passe à 20 euros. J'étais dans ma voiture ce matin-là [le 25 janvier, NDLR] quand j'ai appris qu'ils avaient signé pour 18.50 euros pendant la nuit. J'ai trouvé ça incroyable. J'ai appelé trois amis médecins en leur demandant : 'qu'est-ce qu'on fait? On bouge?' Les trois ont dit oui. En trois à quatre jours on a pu réunir 450 des 600 généralistes libéraux du Calvados au Palais des congrès de Caen. Il y avait un sentiment de révolte intense. Cette soirée-là, je me suis découvert chauffeur de salle." La coordination des médecins généralistes du Calvados est née. Partout les coordinations départementales fleurissent, avec à leur tête des figures telles que Luc Duquesnel, Jean-Paul Hamon, Patrick Guenebeaud ou encore Sauveur Merlenghi. Le 3 février, les représentants de 35 coordinations se réunissent à l'amphi Coste de l’hôpital Cochin (AP-HP) et créent la Coordination nationale des médecins généralistes (Conat). "Je me souviens, j'ai vu deux individus en gabardine débarquer en retard et alpaguer les gens : c'était Hamon et Leveneur", sourit Luc Duquesnel, rare généraliste syndiqué du mouvement. Pour ce dernier, si l'Unof a bien dégainé la première, ce sont les coordinations qui ont donné une "grande dimension" au mouvement. "La richesse de ces coordinations, c'est qu'elles réunissaient des gens qui avaient une culture syndicale et des gens qui n'en avaient pas et pour qui tout était permis."   Déconventionnements C'est ainsi que les coordinations, dont le nombre double rapidement, appellent les médecins à contrevenir à la convention en facturant 20 euros la consultation (40% auraient suivi le mouvement, d'après Libération), ce dont les syndicats se gardent bien, de peur de se voir infliger une lourde amende par la Cnam. "La légitimité précède la légalité", martèle alors Antoine Leveneur pour rassurer les troupes. Quand les CPAM commencent à manifester des velléités de sanctions, les médecins des coordinations rédigent des lettres de déconventionnement, prêtes à être postées, et débarquent par bus entiers pour apporter leur soutien aux confrères poursuivis. Le 26 avril, quelques 900 libéraux manifestent à Toulouse pour tenter de faire plier la CPAM de Haute-Garonne, qui poursuit 51 médecins. Ils envahissent les locaux de la caisse et "coincent" son directeur et son président dans un sous-sol. "Ils étaient retranchés derrière une table de conférence avec face à eux 200 médecins, se rappelle Jean-Paul Hamon. Quand je voyais la tête des médecins, je me suis dit qu'ils allaient en prendre une. J'ai dit au directeur : 'c'est quoi votre objectif? De caner au champ d'honneur? Ou qu'ils vous démontent la caisse de l'intérieur? Alors si vous voulez vous en sortir, répétez après moi : je gèle les sanctions pendant un mois'… et il a répété!" S'en suit une scène surréaliste où le directeur de la caisse couche son engagement sur papier, "sous la dictée d'Antoine Leveneur", relate le généraliste de Clamart. "Pour moi c'était l'image la plus forte de l'action syndicale de 2002." Jacques Chirac est finalement réélu le 5 mai 2002, face à Jean-Marie Le Pen, sur la promesse d'un passage du C à 20 euros. Jean-François Mattei devient ministre de la Santé, de la Famille et des Personnes handicapées. Pédiatre de formation, celui qui était auparavant président du groupe Démocratie libérale et indépendants à l'Assemblée nationale fait de l'exercice de la profession médicale l'un de ses quatre chantiers prioritaires, avec l'hôpital, la santé publique et la bioéthique. "Les médecins généralistes étaient en véritable révolution, se souvient-il. Pour faire revenir les syndicats de médecins libéraux à la table, il y avait deux pré-requis : passer le C à 20 euros et lever l'obligation de garde", nous raconte Jean-François Mattei. Mais la promesse présidentielle se heurte à l'opposition de la Cnam, dirigée à cette époque par un syndicat, la CFDT, en la personne de Jean-Marie Spaeth. "Le ministre de la Santé n'avait aucune autorité sur l'Assurance maladie, c'était aussi clair que ça. J'ai mis tout mon poids dans la balance, je suis resté extrêmement ferme."   « Des médecins la tête en sang » Un ultime épisode va faire basculer l'opinion : la manifestation de Bayonne, le 30 mai. "On allait négocier le lendemain avec la Cnam, on avait tout fait pour qu'elle n'ait pas lieu, pour qu'il n'y ait pas de provocations", se souvient Jean-Paul Hamon. Rassemblés devant la CPAM, les médecins font face à un cordon policier. Alors que des projectiles sont lancés sur la caisse, les CRS interviennent. Bilan : 8 blessés légers. "Ces images chocs de médecins la tête en sang, quelque part, nous ont rendu service", juge Antoine Leveneur. La profession voit rouge. "On a décidé de ne pas rencontrer la Cnam. A la place, on a donné une conférence de presse au pied du siège", raconte le généraliste. La coordination nationale appelle à la démission du président Spaeth, à une journée "santé morte" et interpelle solennellement le Gouvernement en déplorant le traitement réservé aux médecins en France. Quelques minutes plus tard, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'Intérieur, appelle : il demande à les rencontrer séance tenante. Les représentants de la coordination se mettent en route, suivis par "150 journalistes". "C'était ambiance tour de France", se remémore Antoine Leveneur. Au ministère de l'Intérieur, Sarkozy assure qu'il va "calmer le jeu". "Je ne suis pas là pour tabasser des médecins", se défend-t-il. La séquence se conclut par des poignées de main, face caméra.
  S'ensuivent de nouvelles négociations conventionnelles. "Chaque syndicat avait intégré un membre de la Coordination", relate Jean-Paul Hamon. Le C à 20 est acté à compter du 1er juillet, la visite à 30 euros, à compter du 1er octobre. Sortant de la Cnam, le 14 juin, Jean-Paul Hamon joue l'apaisement… et débite une inoubliable contrepèterie, face caméra : "J'ai dit "on ne veut plus de rapport de fesses avec les Corses" au lieu de 'rapport de forces avec les caisses'. J'étais mort de rire", s'amuse-t-il. Si la première revendication est enfin satisfaite, il faut désormais s'atteler à la seconde : l'obligation de garde. En juillet 2002, le ministre Jean-François Mattei confie au sénateur Charles Descours une mission sur la permanence des soins. "On ne pouvait pas simplement dire qu'il n'y avait plus d'obligation sans s'occuper de l'accès aux soins urgents pour les patients. L'égal accès aux soins est un principe constitutionnel", rappelle l'ancien ministre. La tâche est immense : définir la nature de la permanence des soins, les obligations déontologiques qui pèsent sur les médecins et les modes concrets de collaboration entre libéraux et établissements hospitaliers. La distinction entre l'obligation déontologique de continuité des soins et permanence des soins, mission d'intérêt général, est faite. Par le décret du 15 septembre 2003, la PDSA devient une obligation collective reposant sur le volontariat individuel : les médecins doivent s'organiser au niveau de leur département, divisé en secteurs. La régulation préalable par le centre 15 est mise en place. Les astreintes devront désormais être payées et les actes de PDSA, majorés. Une énorme avancée pour la profession, dont les conditions d'exercice s’en trouvent grandement améliorées.

Toutefois, la mobilisation se poursuit localement. "En 2003 et 2004, on a continué à surfer sur cette mobilisation, développe Antoine Leveneur. J'ai lancé un projet de restructuration des secteurs de garde : on est passé de 47 secteurs à 7. Ça a permis à un médecin d'habiter Caen et d'assurer une garde plus loin, il n'était plus le seul responsable de son territoire. Dans certains endroits, on est passé d'une garde tous les deux soirs, voire tous les soirs, à une tous les 2 ou 3 mois", poursuit le généraliste du Calvados. De la volonté de mieux se coordonner, sont nées les premiers pôles de santé, souligne-t-il encore. "Dans la Mayenne, on est restés 4 ans en grève des gardes avant de pouvoir imposer notre organisation, à partir du 1er janvier 2006", raconte Luc Duquesnel. Pour le syndicaliste, ce "mouvement de force" des généralistes a représenté un tournant dans les rapports avec les caisses. "A cette époque la CPAM c'était l'adversaire que craignaient les médecins. Pendant des années, ces médecins n'ont plus eu peur des caisses. Aujourd'hui, elles sont davantage devenues des partenaires." Pour Michel Chassang, le mouvement de 2002 a révélé "combien le médecin généraliste était important", même si l'image du "médecin de famille a pris un coup". "En réclamant un équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, le médecin s'est rapproché du commun des mortels. Il n'est plus sur un piédestal, c'est incontestable. Il n'est pas pour autant disqualifié… mais il y a un vrai problème de crédibilité à retrouver", analyse l'ancien président de la CSMF, aujourd'hui vice-président du Conseil économique et social (Cese). Car depuis la levée de l'obligation de garde, le pourcentage de médecins volontaires pour la PDSA n'a cessé de chuter, s’établissant en 2021 à 38%. "Nous ne voulions pas à l'époque, que les médecins se détournent de la garde. On pensait vraiment que la garde faisait partie intégrante du métier. Mais on ne voulait pas que la garde se transforme en service autoritaire et obligatoire pour les médecins, taillables et corvéables à merci." L'ancien leader syndical appelle aujourd'hui ses confrères à adopter une posture de "responsabilité". "On est arrivés au bout d'un système. Il va falloir que la profession s'organise sinon l'Etat va prendre le taureau par les cornes et réguler."   Les généralistes pourraient-ils se mobiliser comme ils l'ont fait en 2002 ? Pour son successeur aux Généralistes-CSMF, en revanche, les médecins remplissent déjà leur part du contrat : d'après le dernier rapport de l'Ordre, en 2021, 96% des territoires de PDSa étaient couverts par une prise en charge ambulatoire (au moins une ligne de garde, voire 2) les week-ends et jours fériés, 95% en soirées en semaine (20 heures – 24 heures). "Rétablir l'obligation de garde, ce serait une mesure populiste. Ça ne changerait rien en termes d'offre de soins, ça ne répond pas à un besoin", assure Luc Duquesnel.

Les généralistes pourraient-ils se mobiliser comme ils l'ont fait en 2002? "Pour moi, ce serait un appel à la grève, car ce serait vécu comme une mesure visant à brimer les médecins", insiste-t-il. "Les médecins ont supporté beaucoup de choses depuis 10 ans, sans que ça les fasse bouger, constate, un brin amer, Jean-Paul Hamon. Il y a une chose dont je suis sûr, c'est que beaucoup de médecins arrêteront." Membre de la mission flash urgences menée par le Pr François Braun, Antoine Leveneur appelle lui aussi ses confrères à s'organiser collectivement au niveau d'un territoire, comme ils l'ont fait il y a vingt ans, pour éviter le retour de l'obligation de garde. Etant donné les "tensions" actuelles, "il ne manquerait plus que ça pour allumer le feu", alerte-t-il. *Unof : Union nationale des omnipraticiens français  

En 2003, une réforme des urgences inaboutie

La levée de l’obligation de garde impliquait de repenser l’accès aux soins urgents. Au congrès Urgences 2003, Jean-François Mattei dessine les contours de cette réforme : mise en place des maisons médicales de garde à proximité des urgences, « contractualisation » des services d’hospitalisation avec les urgences pour faciliter les admissions et les consultations non programmées, renforcement de la régulation, interconnexion du 15 et du 18, création du DESC de médecine d’urgence…

    Appel à témoignages : et vous, que faisiez-vous en 2002 ? Racontez-nous votre grève des gardes

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