Chefs absents, racisme, burn out… un interne se lâche en BD [EXTRAITS]
Védécé a bien grandi. L'étudiant idéaliste nourri aux épisodes de Grey's anatomy s'est changé en jeune médecin rodé à la dure loi de rentabilité de l'hôpital public. Arrivé en dernière année d'internat, le dessinateur sort demain, chez Hachette, le troisième tome de "Vie de carabin". Un album plus réaliste, plus cynique, qui agit comme une catharsis. Confessions d'un interne qui ne lâche rien.
Egora.fr : Qu'êtes-vous devenu depuis la sortie du premier tome, en 2014*? Védécé : A l'époque, je venais de finir l'externat. Depuis, j'ai découvert la fonction d'interne et l'hôpital de l'intérieur. Quand on est externe, on reste quand même très en surface, on n'a pas encore touché du doigt les problèmes et la réalité de l'hôpital… C'est ce que je racontais dans mon deuxième album. Là, j'arrive en fin d'internat et j'essaie de trouver ma place, de faire avec les difficultés du quotidien et à mon petit niveau, de contourner, de dépasser les problèmes liés à l'hôpital. Au début de l'album, vous dites "Quand j'ai commencé mes études de médecine, j'étais plein d'illusions"… qu'en reste-t-il aujourd'hui ? Rien du tout ! Je me faisais une idée de la médecine qui n'est pas ce qu'elle est actuellement. Ce n'est pas que du mal… mais c'est très différent de l'image que l'on s'en fait. Moi je voyais les séries télé, les reportages, mes relations avec mon généraliste, j'avais une vision un peu naïve des choses. Je me suis pris la réalité en plein dans la gueule, une grosse claque. Au début, ça m'a vraiment choqué… et c'est ce qui m'a donné envie d'écrire. Et puis il a fallu se relever et composer avec cet univers-là. J'ai gagné en réalisme et peut-être un peu en cynisme. Le décor s'est détérioré d'ailleurs… C'est un hôpital délabré que vous dessinez… J'imaginais l'hôpital hyper clean, avec des ordinateurs de dernière génération, les murs et le sol stérilisés tous les jours… Au final, je suis arrivé dans un endroit pas rénové depuis 20 ans, avec des toiles d'araignées et des ordinateurs des années 90. C'est peut-être ce qui m'avait le plus choqué : le côté délabré. Encore une fois, c'est naïf, mais j'avais l'image de l'hôpital de Grey's anatomy : flambant neuf, où tout brille, tout est vitrifié… somptueux ! Et quand on arrive dans les hôpitaux français, la claque! Même dans certaines chambres de patient, c'est dramatique. Quand on voit les chambres des patients immuno-déprimés, en isolement, avec le crépi qui tombe du mur… En fait, on fait semblant : on applique les règles - mettre les masques, se laver les mains, isoler le patient- mais quand la chambre n'est pas au norme… Vous présentez cet album comme une "catharsis". Il y a quelques semaines, vous avez publié un dessin de vous sautant du toit de l'hôpital, réalisé un an et demi plus tôt. Comment le dessin vous a-t-il aidé à traverser ce passage à vide ? L'histoire de ce dessin, je la raconte a posteriori. En le retrouvant dans mon disque dur, je me suis dit "ah ouais, je n'allais vraiment pas bien". J'avais la tête dans le guidon et c'est avec le recul que je m'en suis rendu compte… Mais j'ai fait mon burn out comme un très grand pourcentage d'internes, je ne suis pas du tout une exception.
Effectivement, le dessin m'aide à évacuer, à extérioriser. Par exemple, celui que j'ai mis en fin d'album, où je raconte que j'ai envie de pleurer en sortant de l'hôpital : je l'ai fait un soir, après avoir vu une histoire de patient dramatique, j'avais d'ailleurs les larmes aux yeux quand je l'ai racontée à ma copine. Ce dessin m'a aidé à évacuer ce sentiment de tristesse qui était là, juste derrière le sternum. Vous abordez aussi dans ce troisième tome les questions de racisme envers les médecins étrangers et de sexisme… tout ça, c'est du vécu ? Encore une fois, je ne pense pas être une exception ! Je raconte l'histoire de Mahmoud, avec qui j'ai eu d'excellents rapports mais d'autres professionnels de santé ont parfois eu des mauvaises expériences et gardent une certaine méfiance envers les médecins étrangers… C'est tellement gros que je sais que les gens ne vont pas le croire mais… il s'est vraiment fait appeler Casimir pendant six mois. Il avait un nom compliqué à prononcer, pour lui c'était plus simple. Et ça faisait marrer les autres. C'est dingue ! Pour le sexisme, ce n'est pas nouveau. On est dans un milieu qui est très sexiste par ses codes, par tradition. J'ai quand même l'impression que ça va de mieux en mieux… Vous dénoncez aussi, à travers le Pr Charon, le comportement des chefs avec les internes. Les chefs absents, qui ne sont là que pour les bons côtés… Il y a chef et chef ! Il y a le chef qui se repose énormément sur l'interne puisque de son temps c'était comme ça. Et le chef plutôt jeune qui est un peu plus présent. Cette anecdote elle est vraie. En sortant de garde, il me lance "fatigué, le petit jeune?". Forcément, j'ai passé une nuit blanche pendant que lui faisait dodo… C'est le type de chefs qui cherchent à avoir de l'avancement à l'hôpital, à gravir les échelons. Ce que je trouve dommage, c'est qu'aujourd'hui pour progresser à l'hôpital il faut se désintéresser des patients et publier des études. Il y en a qui arrivent à faire un peu les deux… Mais le fait de bien soigner -de soigner tout court- les patients, n'est pas valorisé. Si on veut devenir professeur, il faut s'enfermer dans son bureau à remplir des tableaux et écrire des articles. Les plus hauts gradés de l'hôpital sont ceux qui soignent le moins. Chaque fois qu'un patient nous dit "je veux être soigné par le Pr Charon", ça nous fait un peu rigoler : il voit un patient par mois, le reste du temps il fait ses études… A côté de ça, il y a le chef de clinique qui est au taquet, qui est limite plus compétent, mais non. C'est comme les patients qui refusent que leur ponction lombaire soit faite par un interne, mais qui veulent le Professeur. Il n'a pas dû en faire depuis 20 ans, alors que moi j'en fais tous les jours… Vous dénoncez aussi les restrictions budgétaires. Un pied de nez aux directeurs qui vous ont menacés, vous et votre éditeur ? C'était suite à un dessin dans lequel j'explique comment négocier pour obtenir un nouvel électrocardiogramme. Il ne faut pas dire "ça va sauver des vies", mais "ça va vous rapporter plus d'argent". Ça, c'est du vécu : c'est ma chef qui me l'a raconté. Pour être entendu, il faut dire "regardez : on va pouvoir coter plus d'actes". Après avoir posté ce dessin sur les réseaux, on m'a traité de "connard", de "petite merde" sur Twitter – alors qu'un directeur d'hôpital est censé avoir une certaine retenue… Ils ont tagué mon éditeur de l'époque, mes partenaires -une mutuelle- en leur disant "vous cautionnez ce genre de choses ? Je vais vous boycotter et demander à mes collègues de le faire également". Je me suis dit, "là, j'ai touché un point sensible"… Dans la France de Charlie, on accepte l'humour mais pas quand on se moque de vous. Clairement, les directeurs d'hôpitaux sont ceux qui manquent le plus d'humour sur internet. Chaque fois que je fais une remarque sur la manière dont sont gérés les hôpitaux -avec des tableurs Excell, colonnes dépenses/bénéfices- tout de suite j'ai des insultes, des menaces. D'où l'importance de garder votre anonymat… C'est clair! Par le passé, j'ai déjà eu un chef de service qui, voyant un de mes dessins, avait dit "Je ne sais pas qui c'est mais c'est vraiment un con ce Vie de carabin qui ose dire que les externes sont exploités et que les internes travaillent trop !" C'était pas plus mal qu'il ne sache pas qui je suis… C'est sûr qu'il y a des gens qui supportent moins la critique et la satire. Si je n'avais pas eu l'anonymat, je ne sais pas ce qui me serait arrivé… mais j'ai pas envie de savoir ! On voit dans cet album le soin que vous avez accordé à la mise en scène, au décor… C'est celui qui vous a pris le plus de temps ? J'avais envie de faire quelque chose de beaucoup plus professionnel. J'ai tout fait à la main, au crayon puis au feutre : je suis plus à l'aise qu'à la tablette. Ça m'a pris presque trois ans, entre le moment où on a commencé à prendre contact avec Hachette et la sortie. Il y a eu presque un an et demi de dessins, le scenario presque six mois. Même si j'avais déjà la trame en tête, avec certains patients qui m'avaient marqué, les médecins étrangers, la salle de garde, la consommation de café… Après il y a le travail avec la coloriste, le photograveur, l'équipe d'Hachette. L'éditeur n'a vu aucun dessin jusqu'au dernier moment ? Non ! Là-dessus, j'ai une chance phénoménale. Normalement, l'éditeur de BD doit valider les storyboards. Mon éditeur a tout découvert au moment de la colorisation. Il a toujours voulu me laisser le plus de liberté possible. Et moi c'était ma manière de travailler, je n'ai jamais ressenti ce besoin de demander des autorisations ou quoi faire. D'emblée, quand il m'a démarché, il m'a toujours dit "moi mon but, c'est de vous donner les moyens de faire l'album comme vous l'imaginez". Il savait qu'en tant que soignant, je mettrais plus de temps à sortir une BD que les autres auteurs. Je lui ai dit que par rapport à mon anonymat, il n'était pas question de faire des séances de dédicace, et il a accepté. En termes de promotion, ça m'a fermé certaines portes aussi. France 5 et France 24 n'ont pas accepté que je vienne masqué sur leur plateau télé. Je suis vraiment très reconnaissant de ce qu'a fait mon éditeur… SylSab qui colorise l'album, c'est une rock star de la colorisation ! Là, pour la promotion, j'ai un attaché de presse… moi ! C'est inconcevable. Vie de carabin, Catharsis d'un médecin débutant, Hachette, 14.95 euros. *Vie de carabin, Chroniques d'un étudiant en médecine
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