"Faudra-t-il un drame ?" : les médecins confrontés à un niveau de violence inédit

13/10/2021 Par Fanny Napolier
Violence
Ils reçoivent des balles dans une enveloppe, de la poudre, des lettres anonymes. Les menaces arrivent à leur domicile, à leur cabinet, sur les réseaux sociaux… Depuis plusieurs mois, les soignants qui défendent la vaccination sont victimes d’une violence sans précédent. Sur le terrain, les praticiens se sentent abandonnés.
 

"Faudra-t-il un drame pour qu’on prenne la mesure du problème ? Les listes avec nos noms se multiplient, on a très peur. Les menaces sont quotidiennes ", alerte Fabienne Blum. C’est en rencontrant d’autres médecins et scientifiques victimes de harcèlement sur les réseaux sociaux que cette pharmacienne a décidé de fonder, en janvier dernier, l’association Citizen4Science qui entend porter la parole scientifique dans la sphère publique. "Les agressions verbales et physiques sont régulières. Nos adresses sont diffusées sur internet. J’ai eu des comités d’accueil en bas de chez moi, des menaces de mort dans ma boîte aux lettres. Cela s’accélère", s’alarme la présidente de l’association. Le Dr Jérôme Marty se déplace désormais avec un garde du corps, le Dr Mathias Wargon n’est pas mécontent de pouvoir alerter les officiers de sécurité de son épouse, ministre déléguée, en cas de menace, et le Pr Karine Lacombe évite de peu l’agression physique au restaurant. Mais cette violence est loin de se limiter aux seules personnalités médiatiques. Les médecins en première ligne sont tout aussi exposés. "En trente ans d’exercice, je n’avais jamais connu un tel niveau de tension, rapporte le Dr Philippe Vermesch, président du SML. Les secrétaires sont face à des gens de plus en plus nerveux. Il y a un climat d’énervement général, les gens sont infects."  "On pourrait avoir l’impression que les personnalités publiques sont plus visées par les agressions, mais elles sont aussi plus visibles. On ne peut pas dire que les autres ne sont pas victimes. Il y a un biais", fait remarquer le Dr Jean-Marcel Mourgues, vice-président du Conseil national de l’Ordre des médecins. Les plaintes pour agression signalées aux conseils départementaux ne sont pas encore centralisées par le Conseil national. Pour mesurer les violences liées à la crise sanitaire, le prochain bilan de l’Observatoire de la sécurité des médecins, à paraître en début d’année 2022, devrait comporter un chapitre dédié à ces agressions sans précédent. "Le climat est effectivement inédit car la situation est inédite, ajoute le représentant du Cnom. L’hystérisation des débats est le ferment d’attitudes violentes."

  Une minorité, violente Cependant, dans une récente enquête intitulée "Consentement et résistances à la gestion étatique de l’épidémie ", les sociologues Marion Maudet et Alexis Spire montrent que les médecins et chercheurs restent des figures auxquelles les Français accordent leur confiance. "Les menaces sont le fait d’une minorité. Mais elle est radicale et violente", assure le sénateur (EELV) et généraliste Bernard Jomier. Une minorité...

Il y a dix ans, trois ministères au chevet des médecins
"
Il est profondément immoral de s’attaquer aux professionnels de santé", déclarait en 2011 le ministre de l’Intérieur, Claude Guéant, dans un contexte de recrudescence des agressions de médecins. Un protocole national avait alors été négocié entre les ministères de la Santé, de l’Intérieur et de la Justice, et un guide pratique pour la sécurité des professionnels de santé avait été édité. Parmi les recommandations: équiper sa salle d’attente de caméras de surveillance, équiper son domicile d’un système d’alarme, identifier les interlocuteurs auprès de la police ou de la gendarmerie, et déposer systématiquement plainte après toute agression, même verbale.
 

 

dont les porte-voix sont trop souvent invités dans les médias, déplore le vice-président du Cnom Jean-Marcel Mourgues. "Les médias veulent faire des débats où les voix du protestataire et du scientifique sont portées à parts égales. Or les deux parties ne se valent pas", regrette-t-il. Pourtant, scientifiques et protestataires sont parfois tous deux médecins, voire professeurs. "Pour ma part, les agressions ont commencé après l’audition du Pr Raoult au Sénat, se souvient le Dr Jomier. Lors de la commission d’enquête, je lui ai rappelé que la chloroquine était déconseillée dans plusieurs pays européens. Il m’a répondu : “Chacun son métier, et les vaches seront bien gardées.” La vidéo de notre échange a été vue et partagée des milliers de fois. Ensuite, j’ai reçu un déluge de menaces, jusqu’à mon cabinet."   Des prétextes pour l’extrême droite ? C’est au printemps 2020 que les hostilités auraient commencé, du côté de Marseille. "En mars 2020, le Pr Karine Lacombe a lancé l’alerte en pointant que le travail du Pr Raoult était en dehors des clous scientifiques. Les menaces ont commencé, et ça a pris de l’ampleur… ", raconte Fabienne Blum. Dans les mois suivants, le Pr Raoult est fréquemment intervenu dans les médias et a même reçu la visite d’Emmanuel Macron. "Il a reçu des protections politiques", déplore la pharmacienne. En décembre dernier, une plainte a été déposée contre le Pr Raoult par le Conseil de l’Ordre des médecins devant la chambre disciplinaire. Elle est toujours en cours, tout comme la quinzaine de plaintes similaires contre d’autres médecins déposées ces derniers mois. Les sanctions pourraient tomber d’ici à la fin de l’année, fait savoir le Cnom.  

"Il est difficile pour les complotistes de faire croire que l’épidémie n’existe pas, ou que le pass sanitaire est une manœuvre du Gouvernement pour réduire durablement les libertés publiques. Pour crédibiliser ce discours, il faut avancer autrement qu’avec des paroles de militants. Il faut une expertise technique", analyse le politologue Jean-Yves Camus. Selon le chercheur, les groupes...  

radicaux cherchent des médecins à mettre en avant pour critiquer les autorités médicales. "Ils ont leurs sources, qu’ils considèrent comme les seules fiables, par opposition aux médecins qui seraient aux ordres et feraient la propagande du pouvoir", explique-t-il. "Le virus, la pandémie, le vaccin sont des prétextes pour contester le fonctionnement de notre démocratie, abonde le sénateur Bernard Jomier. Ils servent d’objet transitionnel à une population proche de l’extrême droite pour critiquer les élus, les institutions et in fine notre démocratie."  Dans une note pour la Fondation Jean-Jaurès, le politologue Jean-Yves Camus expliquait effectivement que la crise du Covid a permis à la droite radicale et extrême de propager une idée complotiste : les élites profiteraient sciemment de l’urgence sanitaire pour accélérer l’imposition d’une forme autoritaire de Gouvernement. Une manière, pour les partis antisystème de droite mais aussi de gauche, de s’opposer frontalement au pouvoir. "Il faut distinguer les agressions de médecins dans l’exercice de leurs fonctions, qui existent, hélas, depuis longtemps, et les méthodes fascistes employées pour intimider ceux qui portent la parole scientifique. Les menaces et agressions des groupuscules anti-vax ces derniers mois, c’est de la politique. Cela rappelle les années...

Actes de vandalisme, lynchage sur les réseaux sociaux : un été de violences

Ces derniers mois, les actes de violence visant les professionnels de santé se sont multipliés au rythme des mobilisations des anti-pass et anti-vax. En voici quelques tristes exemples :
 

Du 16 au 18 juillet : des centres de vaccination attaqués. À Lans-en-Vercors (Isère), le centre de vaccination a été l’objet de vandalisme dans la nuit. Le bâtiment qui l’abritait est "complètement saccagé", a raconté le maire de la commune au Monde. Du mobilier, des seringues, des compresses ont été abîmés. Des inscriptions anti-vaccins telles "ARN = danger" ou encore "Vaccin = génocide" ainsi que des croix de Lorraine ont été taguées sur l’édifice et l’office de tourisme. À Urrugne (Pyrénées-Atlantiques), le chapiteau accueillant le centre de vaccination a fait l’objet d’un incendie volontaire dans la nuit. Un centre de vaccination de Saint-Paul-lès-Dax (Landes) a quant à lui été tagué de croix gammées.

Week-end des 24 et 25 juillet : une guillotine devant une maison de santé. Des guillotines factices en bois de 2 mètres de haut ont été créées et déposées sur la voie publique dans deux communes des Landes, Geaune et Samadet. À Samadet, la guillotine a été plantée devant une maison de santé. Sur la face avant, des affiches portaient les noms de plusieurs centaines d’élus signataires d’une tribune, favorables au pass sanitaire.

•Nuit du 16 au 17 août : 3 000 doses de vaccin détruites. Le centre de vaccination de Saint-Orens-de-Gameville (Haute-Garonne), près de Toulouse, a été victime de vandalisme. Des tables, des chaises et deux écrans d’ordinateur ont été cassés, ainsi que 500 flacons de vaccin, soit environ 3 000 doses détruites. Aucune inscription ou revendication n’a été découverte.

• 25 septembre : intimidation à l’égard du conseil de l’Ordre. Un ou plusieurs individus ont dégradé avec de la peinture rouge les façades du local avignonnais abritant le conseil de l’Ordre des médecins du Vaucluse. Le président de l’Ordre départemental, le Dr Bernard Arbomont, a annoncé son intention de porter plainte, soulignant qu’un tel acte constitue "un total manque de respect envers tous les professionnels de santé". Il a aussi déclaré avoir reçu des courriers signés et anonymes dans lesquels les auteurs réclament une prise de position contre le vaccin anti-Covid.

Septembre : une infirmière jetée en pâture sur internet. Le 11 juillet, une infirmière a vacciné une adolescente de 15 ans contre le Covid dans un centre de vaccination anti-Covid de l’Hérault. Durant l’été, la jeune fille est décédée, et son avis de décès est paru dans le journal le 10 août. Le 14 septembre, un antivax a publié sur les réseaux sociaux le certificat de vaccination de l’adolescente (avec le nom de l’infirmière ayant réalisé l’injection), insinuant que son décès a été causé par le vaccin, même si aucun lien de causalité n’a été établi à ce jour. Conséquences : des insultes et des menaces proférées à l’encontre de l’infirmière héraultaise. L’Ordre des infirmiers a annoncé avoir porté plainte contre certains des auteurs des menaces
 

noires de l’Europe, et il faut les condamner avec la plus grande fermeté", s’alarme de son côté Jacques Battistoni, président de MG France.    Appel aux pouvoirs publics "À vous qui menacez, cachés derrière votre écran, vous qui proférez des menaces à destination des blouses blanches, (…) je vous dis une chose très simple, c’est : 'Vous ne passerez pas, vous ne passerez pas !'", a fini par réagir Olivier Véran début septembre face aux députés. Une réponse tardive et insuffisante aux yeux des soignants. "Les menaces sont quotidiennes et les réponses inexistantes. On a l’impression d’être abandonnés", déplore Fabienne Blum. "On n’entend pas de discours fort pour faire cesser le confusionnisme ambiant. Le Gouvernement doit mettre le holà et dénoncer les violences avec fermeté", ajoute le sénateur Bernard Jomier. Pourtant, la fermeté se fait attendre. Voilà des mois que médecins et soignants victimes d’agressions réclament une réaction des pouvoirs publics. Le 10 juin dernier, le Dr Jomier demandait, dans une question écrite au Gouvernement, de présenter les mesures prévues pour assurer la protection de ceux qui se font agresser en assurant la sécurité sanitaire de la population. La loi impose aux ministres visés par ces questions écrites de répondre dans les deux mois. En vain, l’interpellation est restée lettre morte. Et la vaste consultation du Beauvau de la sécurité aura apporté son lot de déceptions à ceux qui espéraient y trouver une avancée pour la sécurité des médecins, même si certains saluent la mise en place de dépôt de plainte en ligne prévue pour 2023. 

  Ne pas hésiter à porter plainte De nombreuses demandes pour améliorer la protection des soignants sont formulées par les collectifs et syndicats. L’association Citizen4Science réclame par exemple une autosaisie du parquet quand il a connaissance de violences sur des soignants. Par ailleurs, le SML demande l’application d’une peine maximale en cas d’agression de médecins*, "au même titre que les policiers", ainsi qu’un "droit de retrait " sans risquer...

d’être poursuivi pour refus de soins. Du côté du Conseil national de l’Ordre des médecins, on assure que des discussions sont en cours avec les autorités. Le Dr Patrick Bouet a été récemment reçu aux les ministères de la Justice et de l’Intérieur. "On ne peut pas mettre un policier derrière chaque médecin, c’est une évidence. Mais il faut que la police, la justice et les ordres départementaux communiquent et travaillent ensemble à l’échelon local", précise le Dr Jean-Marcel Mourgues. Et de recommander aux médecins agressés ou menacés de porter plainte et de se rapprocher des conseils départementaux, qui peuvent se porter partie civile en cas de procédure pénale.  

*"Les violences ayant entraîné une incapacité de travail inférieure ou égale à huit jours ou n’ayant entraîné aucune incapacité de travail sont punies de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende lorsqu’elles sont commises(…) sur un professionnel de santé, dans l’exercice ou du fait de ses fonctions, lorsque la qualité de la victime est apparente ou connue de l’auteur."

 

Jean-Yves Camus, codirecteur de l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès : "L'essoufflement du mouvement peut favoriser la radicalisation"
 
© J-Y.C


Egora-Le Panorama du médecin : Une telle défiance et un tel climat de violence envers les institutions sont-ils inédits ? 
Jean-Yves Camus: Le climat de défiance envers les institutions est ancien. Je dirais qu’il existe depuis une dizaine d’années. Les Français sont défiants envers les partis politiques, les parlementaires… Ce qui est nouveau, c’est la violence, l’agressivité avec laquelle cette défiance se manifeste. 

Nombreux sont ceux qui pointent l’extrême droite derrière les agressions de soignants. Qu’en pensez-vous ?
L’extrême droite mais aussi l’extrême gauche sont dans l’optique de renverser l’ordre existant. Donc toutes les failles sont bonnes pour s’introduire dans les grands problèmes de société, et faire son trou à partir de ça. Tout ce qui peut offrir de la visibilité à ces mouvements est bon à prendre. On l’a un peu oublié, mais c’est Florian Philippot, que l’on peut classer à l’extrême droite, qui est l’initiateur du mouvement anti-pass. C’est lui qui a lancé les premières manifestations. Mais attention, les agressions ne sont pas forcément du fait de ceux qui manifestent. Le mouvement qui consiste à agresser des professionnels de santé dépasse l’extrême droite. Je suis effaré de l’impact des discours complotistes sur certaines personnes pourtant non politisées. Cela s’explique par le fait que nous vivons une situation inédite. L’origine du virus et son mode de propagation font encore l’objet d’un débat. Donc certains font travailler leur imagination, les esprits pas très structurés pensent que cela ne peut être causé que par des forces obscures : Big Pharma, Bill Gates, les Illuminatis, les Juifs. 

L’année politique qui s’ouvre va-t-elle entretenir ces tensions​ ? 
Je ne pense pas. Le mouvement va décroître avec l’amélioration de la situation sanitaire. Depuis la rentrée, le nombre de manifestants diminue dans les cortèges. Le mouvement a connu son apogée pendant l’été. Mais attention, les services de renseignement alertent sur le fait que cet essoufflement pourrait conduire certains à se radicaliser. Maintenant, si la pandémie repart, tous les sujets politiques vont être liés à la crise sanitaire. Les opposants à Emmanuel Macron veulent une campagne qui porte sur tous les thèmes depuis le début du quinquennat, pas seulement sur la gestion de l’épidémie. L’autre élément, c’est l’abstention. Si on est encore dans la pandémie, l’abstention risque d’être très élevée, à l’image de ce que nous avons connu pour les régionales. 

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