La pénurie de temps médical : une aubaine pour les professions intermédiaires, vraiment ?
Les chiffres sont connus : 6 millions de Français n’ont pas de médecin traitant, dont 600 000 sont en affection de longue durée (ALD) ; la patientèle* moyenne des généralistes s’approche dangereusement des 1 000 patients par praticien [lors d’un colloque en octobre 2021, MG France faisait état de 941 en moyenne à juin 2021, NDLR] ; 30,2 % de la population est concernée par une offre de soins insuffisante ou des difficultés d’accès aux soins (62,4 % en Île-de-France)**, et le nombre de médecins en activité de moins de 70 ans devrait stagner jusqu’en 2030... Si la réponse du politique – et on l’a entendue durant la campagne pour la présidentielle – est de relever la démographie médicale, notamment en ouvrant plus largement les portes de la faculté́, on peut s’interroger sur la capacité des facultés à accueillir et à gérer de plus grandes promotions... De plus, la formation d’un médecin s’étalant sur dix à quinze ans, la réponse ne saura donc être immédiate. Cette démographie médicale en berne pourrait, en revanche, donner des ailes aux professions intermédiaires qui tentent de s’inscrire dans le parcours de soins, notamment les infirmières en pratique avancée (IPA) et les assistants médicaux. Ainsi, au 11 juin 2022, l’Assurance maladie faisait état de 3 258 contrats d’aide à l’embauche d’as- sistants médicaux signés par des praticiens tandis qu’on comptera, d’ici à la rentrée, environ 1 700 IPA diplômées, estime l’Union nationale des infirmiers en pratique avancée (Unipa). Ce qui pourrait compenser, du moins sur le papier, le manque de temps médical... Mais cette théorie se vérifie-t-elle dans la pratique ? Commençons par la théorie. « C’est dans les périodes de chaos que naissent les plus belles étoiles, veut croire le Pr Jean Sibilia, doyen de la faculté de médecine de Strasbourg, tout en paraphrasant Nietzsche. Assumons le fait que nous traversons une période compliquée et qu’il nous faut répondre à une problématique de soins majeure. Cela fait vingt ans que l’on parle de ces métiers intermédiaires, c’est le moment de passer à l’acte ! » Et pour le rhumatologue, ancien président de la Conférence des doyens d’université, il faut distinguer trois voies possibles : « Utiliser les métiers actuels pour les faire monter en compétence, imaginer des métiers qui, avec l’équivalent du bac + 2, permettent rapidement d’être efficace, et créer des métiers totalement nouveaux. »
Liberté pour le temps médical ! En tant que spécialiste de la formation aux professions de santé – « la faculté de Strasbourg n’est plus une faculté de médecine mais une faculté de santé », fait-il remarquer –, Jean Sibilia souligne que si ces trois voies lui semblent intéressantes, les deux premières sont celles qui peuvent apporter le plus de bénéfices à court terme avec, comme tête de pont, les IPA et les assistants médicaux. Car les nouveaux métiers, « typiquement les métiers d’interface, les doubles compétences entre l’ingénieur et le professionnel de san- té », lui semblent pouvoir apporter des bénéfices, mais à plus long terme. Une analyse qui s’aligne avec la vision gouvernementale. « Pour redonner du temps aux médecins pour soigner, “Ma santé 2022” va [...] s’appuyer sur de nouvelles fonctions d’assistant médical qui pourront assumer des tâches administratives et soignantes », peut-on lire dans la présentation officielle de ce projet phare du premier quinquennat Macron. Mais les IPA ne sont pas en reste, et la profession « répondra elle aussi à cet enjeu de libérer du temps médical»..... Pour les autorités, le lien entre temps médical et professions intermédiaires semble donc évident. D’ailleurs, depuis longtemps confrontés aux mêmes difficultés démographiques que la France, nombre de pays ont choisi de s’appuyer sur ces professions de santé intermédiaires pour...
répondre aux besoins de santé de leur population. On peut citer, aux États-Unis, les nurse practitioners, ou les infirmières praticiennes spécialisées au Québec, qui disposent d’une large autonomie en matière de prescription et de prise en charge... Pourtant, le manque de temps médical, qui devrait en théorie constituer un puissant appel d’air pour le développement des professions de santé intermédiaires, semble insuffisant pour produire des effets significatifs sur le terrain. C’est du moins ce que laissent penser les chiffres. Car si le plan « Ma santé 2022 » misait sur le déploiement de 4 000 assistants médicaux d’ici à 2022, le dernier bilan présenté par l’Assurance maladie aux syndicats de médecins libéraux en commission paritaire nationale (CPN) en est encore éloigné. Et bien que les chiffres fassent état d’une indéniable dynamique d’embauche, il est peu probable que la cible soit atteinte d’ici à la fin de l’année. IPA cherche temps médical à libérer Une situation qui n’est guère plus reluisante du côté de la pratique avancée infirmière. À l’été 2020, les préconisations du Ségur de la santé fixaient un objectif de 3 000 IPA en activité en 2022. Un chiffre qui devrait s’élever à 5 000 en 2024. Or le dernier recensement de l’Unipa faisait état, en avril dernier, de 935 IPA déjà diplômées, et de 777 étudiants en master 2, soit un total de 1 712 en activité d’ici à quelques mois... Ce qui équivaut à 57 % de la cible fixée il y a deux ans. Des chiffres relativement décevants mais qui pourraient être relativisés sur le terrain si les professionnels constataient que la pénurie médicale constituait pour eux une vraie dynamique. En revanche, ce n’est pas toujours le cas, car pour libérer du temps médical, il faut, avant tout, avoir des méde- cins à soulager. Sabrina Jonquille est IPA libérale installée à la MSP Madeleine-Brès d’Orléans depuis début 2021. Elle avait réussi à se constituer une file active « d’environ 300 patients » jusqu’à que les généralistes qui exerçaient dans sa structure pluriprofessionnelle s’en aillent, un à un, pour se lancer dans d’autres aventures ou profiter de leur retraite. Résultat : la maison de santé ne compte plus aujourd’hui qu’un généraliste deux jours par semaine. Et comme une IPA ne peut travailler que dans le cadre d’un « protocole d’organisation » signé avec le médecin traitant des patients qu’elle prend en charge, la conséquence a été mécanique : « Je suis redescendue à 100 personnes », soupire la soignante.
Pas des « bouche-trous » Cette question de temps médical libéré suppose, pour Laure Aumaréchal, IPA Asalée à la MSPU de Vendôme, dans le Loir-et-Cher, une forme d’équivalence entre les deux professions... ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui. « Je n’aime pas dire que nous libérons du temps médical, il s’agit plutôt, selon moi, d’une complémentarité », déclare celle qui estime que son travail permet au médecin de mieux cibler le temps qu’il passe avec le patient, plutôt que de « passer en revue la liste de courses » à chaque consultation. Par ailleurs, insiste-t-elle, le temps passé avec l’IPA ne peut pas être intégralement décompté comme du temps « libéré » pour le médecin. « La collaboration entre le médecin et l’infirmière en pratique avancée, c’est une rencontre entre deux personnes. Cela nécessite un temps d’apprentissage au départ, puis un temps de concertation en continu », indique-t-elle, avant d’ajouter que « faire croire que les IPA vont résoudre les déserts médicaux, c’est les faire partir avec un sac à dos un peu trop chargé pour elles ». Il semble donc urgent, pour les représentants de la profession infirmière, de dissiper le malentendu sur la nature de leur contribution au fonctionnement au système de santé. « Nous n’existons pas parce qu’il faut soulager les médecins, nous existons parce qu’il est nécessaire que nous existions », sourit Tatiana Henriot, présidente de l’Unipa. Celle-ci pointe notamment le fait que le vieillissement de la population, le développement des maladies chroniques et des comorbidités sont autant de facteurs qui créent de nouveaux besoins de soins, pour lesquels les IPA apportent une réponse différente de la réponse médicale : « Une personne qui ressort de chez le spécialiste avec une multitude d’ordonnances, qui doit faire un scanner, une IRM, des examens de labo, ne sait souvent pas quoi faire, détaille-t-elle. Ce ne sont pas les médecins qui peuvent gérer l’orientation au quotidien du patient dans le parcours de soins. » Une vision que Jean Sibilia ne récuse pas. « Il faut être honnête, c’est en partie parce que les médecins font trop de choses qui ne relèvent pas de leurs compétences que l’on veut une nouvelle organisation où des métiers augmentés déchargent les médecins d’un certain nombre de tâches », admet-il, avant de s’empresser d’ajouter qu’il faut « respecter l’engagement » de ces professionnels, qui ne doivent en rien être considérés « comme des bouche-trous » : « Il y a un vrai besoin de transformer les compétences, notamment infirmières. » Mais il se peut que cela nécessite de parcourir encore un bout de chemin.
« Il faut alerter les médecins qui ont signé un contrat avec la CPAM pour l’embauche d’un assistant médical : ils ont trois ans pour former leur salarié, et trois ans, cela passe vite. » Telle est la mise en garde de Nathalie Monot, référente du certificat de qualification professionnelle (CQP) « Assistant médical » au Collège des hautes études en médecine (Chem), un organisme de formation professionnelle principalement implanté dans l’ouest et le nord de la France. Une formation qui, selon elle, « marche bien », avec une session de onze stagiaires déjà terminée, deux sessions de presque trente stagiaires chacune en cours, et sept sessions en prévision.
« Chaque session se déroule, en fonction des périodes, sur huit à dix mois, tous les jeudis et vendredis, à 80 % en présentiel et à 20 % en distanciel, détaille la responsable. Les personnes doivent avoir un contrat de travail, car c’est l’employeur qui les envoie, mais ce contrat peut ne démarrer qu’ultérieurement. » En pratique, beaucoup des participants sont des secrétaires qui font ce travail « depuis des années », mais qui obtiennent grâce à la formation « une reconnaissance de leurs compétences », ajoute-t-elle, tout en rappelant qu’il ne faudrait pas croire que cette reconnaissance est uniquement symbolique. « Beaucoup de participants qui sont entrés en se disant qu’ils n’allaient rien apprendre, car ils étaient déjà expérimentés, ressortent en nous disant qu’ils se sentent bien plus aguerris sur le plan juridique, sur le plan psychologique, etc. », assure-t-elle.
*Patientèle adulte médecin traitant
** « Rapport d’information (...) sur le volet “Renforcer l’accès territorial aux soins” », Bruno Rojoua, mars 2022.
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