"Le 3 mars 2015, il était 22h07…" : un père témoigne du suicide de sa fille externe

05/02/2020 Par Louise Claereboudt
Témoignage
Chaque année, 10.000 personnes se donnent la mort en France, à l'image de Margaux qui s'est suicidée en 2015 alors qu'elle était en cinquième année de médecine à Cluj, en Roumanie. A l'occasion de la 24e Journée nationale de prévention du suicide ce mercredi 5 février, son père, Rémi Baudin, âgé de 64 ans, raconte le parcours de sa fille. Aujourd'hui, il lutte contre le tabou du suicide au sein de l'association Phare Enfants-Parents et tente d'aider les jeunes comme Margaux qui souffrent de la compétition et du manque d'humanité dans leurs études.

  "Margaux était jeune fille joyeuse, jolie, qui travaillait très bien et qui avait toujours besoin d'aller au-delà de ce qu'elle était capable de faire. Elle avait raté ses deux premières années en Paces et elle était partie en 2010 avec son petit copain de l'époque en Roumanie suivre le curriculum de médecine. Tout allait bien. Sur les derniers mois, elle était un peu fatiguée, mais on met souvent ça sur le compte du temps et de la difficulté des études. Malgré ce que l'on peut dire, on n'achète pas un diplôme en Roumanie. Margaux avait fait des stages un peu partout : à Pompidou, à l'hôtel Dieu à Québec. A chaque fois, ses maîtres de stage étaient très satisfaits. Mais elle était toujours très exigeante avec elle-même. Si elle n'avait pas 19/20, elle n'était pas contente. Elle avait son appartement à Cluj. Elle parlait très bien le Roumain et était bien intégrée. On a vécu deux ans à Moscou et trois ans aux Etats Unis, donc elle avait l'habitude de voyager. Ce n'était pas le fait d'être là-bas qui était vraiment problématique. Pour nous, tout était impeccable, on se parlait fréquemment au téléphone, il n'y avait pas de soucis.

  "Vous êtes dans un brouillard" Son petit-neveu est né en février 2015, trois semaines avant qu'elle fasse ce geste. Elle est venue le voir à Grenoble. Elle était très contente et avait fait plein de photos avec lui. Elle était fatiguée mais elle travaillait beaucoup, les nuits étaient très courtes parce qu'elle avait toujours envie de s'améliorer. En plus...

elle apprenait le suédois au cas où les besoins seraient présents. Comme si elle n'en avait pas assez… Le 3 mars 2015, il était 22h07, on était dans notre maison, ma femme et moi. On a reçu un appel en nous disant : "Monsieur Baudin, je suis désolé, mais votre fille est décédée." Et là, vous vous demandez ce qui vous arrive. C'est une plaisanterie ? Mais non, elle s'était suicidée par pendaison. Ce sont ses amis qui, voyant qu'elle ne venait pas pour un dîner, se sont rendus chez elle et l'ont découvert. Ils n'ont rien pu faire. A ce moment-là, vous êtes dans un brouillard et vous faites des choses mécaniquement du style "quel est le premier avion pour partir ?", "quel hôtel va-t-on prendre ?". Des choses anecdotiques, mais qui pour nous étaient importantes. On est partis le lendemain à 5h pour se rendre à Cluj. A notre arrivée, quelques jeunes sont venus nous voir en nous disant : "Venez ce soir à l'université, on voudrait vous parler." On s'attendait à une dizaine de jeunes, des amis proches de notre fille. Non, c'était un amphithéâtre plein, avec des jeunes assis partout, dont beaucoup d'étudiants français, qui nous ont exprimé leur tristesse. Ça nous a fait du bien. Je leur ai dit : "Je ferai tout pour vous aider et la Paces, je ferai tout pour l'éliminer et faire en sorte que ce soit plus facile pour vous, pour votre retour en France."  

"Elle avait confié à ses amis qu'elle était submergée, mais ils n'avaient pas forcément le temps de l'écouter"

  Parents démunis Je n'avais pas encore conscience de toutes les difficultés auxquelles ils faisaient face. Mais j'avais senti un mal être. En Roumanie, en quatrième et cinquième année, les jeunes n'avaient pas accès à l'ECN électronique. Ils préparaient l'ECN à travers des bouquins. Et ils disaient : "On ne pourra pas montrer ce qu'on est capables de faire à partir du moment où on n'est pas capables de s'entraîner." Alors que les jeunes en France, eux, le faisaient régulièrement. Ce qui leur faisait peur, c'était le retour : "Qu'est-ce que je vais faire à partir de la sixième année ? Qu'est-ce que je vais faire pour devenir médecin en France." D'après notre médecin et les jeunes qu'on a vus, Margaux souffrait sans doute de burn-out, un ras le bol de tout ça… Le médecin nous a dit...

C'est comme si vous arriviez dans un rond-point et qu'il n'y avait que des sens interdits. Vous ne savez pas quoi faire." Quand elle a fait ses deux Paces en France, elle a gardé des amis ici en France. Elle avait confié à ses amis qu'elle était submergée, mais ils n'avaient pas forcément le temps de l'écouter. Tout le monde a été très surpris. A un moment donné, elle était allée voir un psychologue parce qu'elle ne se sentait pas bien. Et puis elle avait finalement dit que ça ne servait à rien. Il y avait peut-être des petites choses qui faisaient qu'elle n'était pas toujours au top. Mais c'était un an ou un an et demi avant son décès. Si ça avait été juste avant, on aurait peut-être été plus inquiétés. On s'est rendu compte qu'il y avait beaucoup de dépression parce que les étudiants français sont en vase clos et tout le monde connaît tout de tout le monde. A l'époque, il n'y avait pas trop de compétition, mais aujourd'hui, c'est devenu vraiment comme en France.   "Les doyens ne s'intéressent qu'aux chiffres" Trois semaines après que ma fille est partie, une autre jeune fille s'est défenestrée en Roumanie. Et il y a eu d'autres tentatives dans la même université. Les chefs d'établissement cachent, mettent sous silence ces tentatives. Les doyens sont très loin des étudiants. Ils ne pensent qu'aux chiffres et à faire connaître leur université. Même en France, quand un jeune se suicide, la première réponse c'est : "Ah oui mais il avait des problèmes dans sa famille." J'ai demandé à rencontrer des doyens après le décès de Margaux. Mais ils n'ont pas voulu. Ils m'ont dit de voir avec l'Ordre. Vous savez c'est un peu la patate chaude. Ce n'est jamais leur faute. J'ai même eu des réponses de doyens qui disaient : "Mais vous savez, elle est partie en Roumanie, qu'elle y reste !" C'est aussi pour cela que les étudiants ne se sentaient pas bien : il y avait beaucoup de dénigrement des jeunes qui partaient faire leurs études en Roumanie. On les traitait de tricheurs, comme si en France c'étaient les meilleurs qu'on prenait et pas les plus mauvais.

Donc j'ai tout mis en place pour que ça se passe mieux pour eux. J'ai rencontré le président de l'Ordre des médecins, des députés, pleins de gens...

qui ont peut-être fait quelque chose parce qu'aujourd'hui la Paces est supprimée, mais sans l'être vraiment. Ce n'est jamais très évident. Malheureusement le nombre d'internes que l'on peut recevoir dans nos hôpitaux n'est pas illimité. Si tous ceux qui voulaient faire médecine pouvaient le faire, ça se saurait. Il faudrait ouvrir plus de postes d'internes dans des hôpitaux privés. Au fil des discussions, j'ai mieux compris ce milieu médical. Nous, on n'est pas médecins, donc on ne connaissait pas du tout le système de la médecine à cette époque. Margaux avait discuté avec notre médecin généraliste qui lui avait dit que c'était compliqué. Mais notre médecin lui avait expliqué que si elle réussissait ses études, elle lui confierait son cabinet parce qu'elle partirait à la retraite.

Elle avait toujours l'impression de ne pas assez mémoriser, de ne pas être au top, même si ses copines lui disaient qu'elle y arriverait. Elle voulait absolument faire la meilleure fac de médecine de France donc elle est allée à Paris-Descartes où il y avait les meilleurs étudiants de Paris, et certainement des fils et filles de médecins qui connaissaient déjà un peu le système. Pour elle, elle n'avait pas assez travaillé en Paces. La première année, elle sortait beaucoup. Elle l'a ratée de peu. Et puis la deuxième, ça ne s'est pas passé comme elle le souhaitait. Elle n'est pas tombée sur les sujets qu'elle voulait. C'est là qu'elle a rencontré son petit-copain. Et il lui avait dit : "Tu sais si on n'y arrive pas on ira en Roumanie, c'est bien mieux." Donc dans leur tête, ils avaient moins de pression. Quand elle a échoué à sa deuxième Paces, elle a essayé de nous rassurer, pour que ce ne soit pas trop lourd pour nous. Même l'année où elle est partie, elle était positive, elle avait même organisé un voyage à Cuba avec ses amis.   Centre d'appel Le jour où ma fille s'est suicidée, j'ai arrêté de travailler. On a essayé de sauver des jeunes avec ma femme. J'ai d'ailleurs sauvé une jeune fille qui était une année en dessous de Margaux. Un soir, elle m'a envoyé un message sur Messenger. Je sentais qu'elle avait vraiment envie de partir...

On est restés pendant sept jours en contact avec elle pour tenter de comprendre, de lui remonter le moral. Ses parents nous ont remerciés par la suite. On est ensuite devenus très amis parce qu'on a réussi à la sortir de ce marasme d'idées noires. Elle nous avait fait part également du harcèlement dans la fac. Beaucoup de jeunes s'amusaient à maltraiter d'autres élèves. Mais ce n'est pas spécifique à la Roumanie, je pense que c'est plus ou moins spécifique aux études de médecine. On fait des jeunes des machines, qui ne répondent que par oui ou non à des qcm. Il faut ramener plus d'humanité dans la médecine. Ma fille disait aussi qu'elle en avait marre de cette atmosphère de compétition. Elle disait souvent que beaucoup se comportaient comme des gamins de CE2 dans une cour d'école. Mais elle n'était pas visée personnellement, je pense. Un an après le décès de Margaux, on a entendu parler de groupes de parole avec l'association Phare Enfants-Parents. On y est allé un samedi tous les deux mois. Ça nous a fait beaucoup de bien car on s'est rendu compte que notre enfant n'était pas le seul à avoir fait ça. Et puis, on s'est rendu compte que les enfants qui avaient fait ça avaient le même profil : intelligents, très exigeants et ayant besoin d'amour autour d'eux. En plus de l'association, j'œuvre aujourd'hui pour que les étudiants français en Roumanie soient mieux acceptés à leur retour en France. Avec une autre association, Dr Margaux, on a monté un centre d'appel à Cluj pour que les jeunes puissent prendre en charge les nouveaux étudiants qui arrivent et qui peuvent potentiellement se sentir mal. Depuis il y a un numéro qu'ils peuvent appeler quand il y a quelque chose qui ne va pas. Ça permet aussi de créer des synergies entre eux."  

Lever le tabou du suicide
L'association Phare Enfants-Parents propose des consultations gratuites avec des psychiatres et psychologues pour aider les jeunes en souffrance. En 2019, près de 1.200 jeunes de 8 à 25 ans en ont bénéficié en Ile-de-France. Un chiffre "en croissance d'environ 30% par an", selon Rémi Baudin. Des groupes de parole sont également organisés le samedi matin pour toutes les personnes qui ont perdu un enfant ou un parent.
L'association souhaiterait que la prévention du suicide fasse l'objet d'un plan et d'un budget spécifique en France. Elle déplore des mesures insuffisantes dans le cadre du Plan Santé Mentale 2013-2020 et de la feuille de route "Santé mentale et psychiatrie". Par-dessus tout, Phare Enfants-Phares entend lever le tabou du suicide, première cause de mortalité chez les 25/34 ans et deuxième cause pour les 15/24 ans. C'est pourquoi en 2018, elle a lancé un manifeste sur Change.org. "La prévention pourrait diminuer le nombre de suicides par an", estime Rémi Baudin.
Ligne d'écoute : 01 43 46 00 62

 

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