"En pleines négos, ce courrier est un chiffon rouge" : 150 médecins menacés de sanctions pour leurs dépassements d'honoraires
"J'ai reçu ce courrier au cabinet en plein pendant mes congés de fin d'année. C'est un joli cadeau de la Sécu", ironise le Dr Vincent Torzini, médecin généraliste installé à Chauvigny, dans la Vienne. Dans cette lettre, envoyée en recommandé, la directrice de la CPAM informe le jeune praticien que ses "services" sont en train de préparer "la procédure conventionnelle prévue en cas de manquement pour application de façon répétée de tarifs supérieurs aux tarifs opposables". Depuis la "mi-septembre", en effet, Vincent Torzini pratique ce qu'il appelle un "ajustement tarifaire" : au lieu des 26.50 euros prévus par le règlement arbitral, il facture 31.50 euros à l'ensemble de sa patientèle, à l'exception des patients en accident de travail, des bénéficiaires de la C2S et de ceux qu'il a lui-même reconvoqués. "J'ai commencé à 30 euros et quand la consultation est passée à 26.5 euros, mathématiquement j'ai pris aussi les 1.50 euro d'augmentation", explique-t-il. Une politique tarifaire acceptée et comprise par "la grande majorité" de ses patients, assure le praticien. "Je prends le temps avec eux, ils savent que s'ils veulent garder cette qualité de soins, il faut aussi que je puisse vivre de mon métier. Je ne fais pas ça pour m'enrichir."
Comme lui, environ 150 médecins libéraux appliquant des "dépassements répétés et non autorisés" ont reçu ce courrier-type de leur CPAM les enjoignant à cesser "dès à présent" cette pratique tarifaire, sous peine d'être sanctionné d'une suspension de la prise en charge de leurs cotisations sociales ou d'un déconventionnement, pour une durée plus ou moins longue. Sont "ciblés" les praticiens qui facturent des DE (dépassements pour exigence) "de façon systématique ou quasi systématique", pour "plus de 70% de leurs actes", indique le Dr Olivier Leroy, du Comeli* du Maine-et-Loire, qui préfère pour sa part parler de "compléments d'honoraires" – "ce n'est pas une exigence du patient", pointe-t-il. "On ne prend pas en otage les patients", martèle le généraliste. "C'est toujours fait avec tact et mesure, et avec l'accord du patient, ce n'est jamais imposé. Et dans les deux tiers des cas, les complémentaires prennent en charge ces dépassements." 1000 autres médecins, ayant rejoint plus tardivement le mouvement de désobéissance tarifaire ou pratiquant moins systématiquement des dépassements ont quant à eux reçu un courrier d'avertissement, confirme la Cnam à Egora. "Dans l'intérêt de tous et en particulier de vos patients, nous vous invitons à mettre fin à cette pratique et à permettre ainsi au dialogue conventionnel de pouvoir pleinement opérer et être mené sereinement", plaide la caisse. "Trahi" Des courriers qui "en ont fait disjoncter plus d'un", pointe Olivier Leroy. "Les médecins ont d'abord été sidérés, puis en colère. Ça génère beaucoup d'interrogations sur la poursuite de leur activité." Car pour les Comeli qui se sont formés un peu partout en France, ce "C à 30" (ou plus) n'est pas une simple revendication tarifaire en vue de la prochaine convention. C'est avant tout "un mouvement de citoyenneté visant une prise de conscience" des patients comme de l'Assurance maladie, insiste le généraliste angevin. "On demande une tarification à la hauteur de nos responsabilités pour bien prendre en charge nos patients, pour garantir la qualité des soins", souligne-t-il. Ce tarif, ajoute-t-il, est une nécessité pour de nombreux médecins dont les finances sont fragilisées par l'inflation. "Je considère qu'avec le tarif actuel je ne peux pas faire mon travail dans de bonnes conditions, développe Vincent Torzini. J'ai des charges qui augmentent, des travaux à faire dans notre bâtiment que je ne vais pas pouvoir financer… à moins de faire de l'abattage, de la mauvaise médecine. Ce n'est pas ce que je veux." S'il n'a pas été "surpris" par ce courrier, le généraliste viennois déplore toutefois le manque de "compréhension" de l'Assurance maladie face à une revendication qu'il considère comme juste "La Sécu, je n'en attends plus rien, confie-t-il, désabusé. C'est comme quand vous avez été trahi par un partenaire, vous savez que ça va recommencer. Un jour, ça va se terminer par un déconventionnement, malheureusement." Pour Olivier Leroy, cette menace de procédure est un "acte maltraitant" de plus, révélateur d'un "mépris" face au cri d'alarme poussé par la profession.
"En pleine négociations conventionnelles, ce courrier fait office de chiffon rouge", lance le Dr Franck Devulder, président de la CSMF. "La loi est la loi, on ne peut pas décider de ne pas s'arrêter au feu rouge mais quand même… alors que nous sommes avancés dans les discussions, ça va tendre les choses." Le syndicaliste dit avoir mis en garde la Cnam : "N'allez pas, avant la signature de la convention, appliquer ces menaces, sinon vous allez durcir les positions des syndicats médicaux". Si la CSMF se refuse à appeler à la désobéissance tarifaire, mot d'ordre qui par le passé lui a valu une lourde amende, elle se rangera aux côtés des confrères risquant des sanctions, "car notre rôle est de les défendre". Les 150 médecins menacés de sanctions ont un mois pour réagir. S'ils arrêtent les dépassements, le déclenchement de la procédure conventionnelle sera "suspendu", promet l'Assurance maladie. Mais pour Vincent Torzini, Olivier Leroy ou encore le Dr Luc Duquesnel, président des Généralistes-CSMF, qui a reçu le courrier d'avertissement, il n'en est pas question. "Je ne vais certainement pas arrêter, ça voudrait dire que je suis coupable. Or, moi, je ne me sens pas coupable de vouloir faire correctement mon métier et de vouloir aider mes patients", clame Vincent Torzini. "Cet argent, je ne le dépense pas, je le mets de côté, témoigne-t-il. Si sanctions il y a, elles vont mettre beaucoup de temps à être mises en œuvre, il faut réunir des commissions, il y aura des appels, donc on a le temps de provisionner." 30 euros sinon rien Engagée dans le mouvement tarifaire dès le mois de juin dernier, Christelle** confie ne plus savoir "quoi faire" depuis qu'elle a reçu la lettre. "Il y a des jours où je demande des dépassements et des jours où je ne le fais plus", confesse la généraliste, qui appliquait jusqu'ici un tarif de 32 euros à tous ses patients, hors CMU et accidents du travail. "La lettre m'a un peu stressée. Ça m'a plongée dans une grande incertitude, à court terme, mais aussi à moyen et long terme, sur ma carrière de médecin. Si je suis déconventionnée, étant donné que je suis installée depuis un an et que ma patientèle est encore petite, je ne pourrai pas m'en sortir." La praticienne préfère encore prendre un poste à l'hôpital, où elle n'aura plus à travailler plus pour maintenir son niveau de rémunération. Médecins, ils refusent de participer à la fronde des 30€ : "Faire payer aux malades notre désir d'équité est contraire à notre déontologie" "Punition et attractivité ne vont pas bien ensemble, alerte Franck Devulder. La meilleure réponse à ce mouvement de désobéissance tarifaire n'est pas d'envoyer ce courrier et encore moins d'appliquer ces sanctions, mais d'aller vite, vite, vite dans une convention médicale et l'application de tarifs qui soient à hauteur de l'engagement des médecins libéraux", martèle le syndicaliste. En clair, a insisté le président de la CSMF lors de ses vœux, ce mercredi 17 janvier, la consultation de base doit passer à 30 euros, et ce, dès la signature de l'accord conventionnel, sans attendre le délai légal de 6 mois. Une proposition de revalorisation inférieure ou échelonnée dans le temps serait très mal reçue par la profession, prévient le représentant syndical. Verdict jeudi 25 janvier, lors de la troisième séance de négociations "multilatérale" au cours de laquelle la Cnam s'est engagée à jouer carte sur table. *Collectif pour une médecine libre et indepéndante **Prénom d'emprunt
La sélection de la rédaction
Etes-vous favorable à l'instauration d'un service sanitaire obligatoire pour tous les jeunes médecins?