"On a maintenu l'hôpital à bout de bras et aujourd'hui on nous jette": la rage des médecins intérimaires

22/03/2023 Par Aveline Marques
Avis de tempête à l'hôpital. Résolu à mettre un terme aux dérives de "l'intérim cannibale", le ministre de la Santé, François Braun, a promis de rendre (enfin) effectif le plafonnement de la rémunération des médecins intérimaires, théoriquement en vigueur depuis le 1er janvier 2020. Président du Syndicat national des médecins remplaçants des hôpitaux, le Dr Éric Reboli témoigne dans une interview accordée à Egora de la détermination des intérimaires, "furieux d'être vilipendés", à se retirer du marché tant que le Gouvernement n'aura pas reculé. Mais l'urgentiste met en garde : les semaines qui s'annoncent vont être "dramatiques". "Pour quelques cas, ils vont mettre les hôpitaux à feu et à sang"…  

 

Egora.fr : Le ministre François Braun promet une application stricte de la loi Rist, qui permet au comptable public de bloquer les rémunérations supérieures au plafond légal de 1170 euros les 24 heures, à compter du 3 avril. Quel est l'état d'esprit des médecins intérimaires à l'aube de la bataille ? 

Dr Éric Reboli : Ils sont furieux d'être insultés en permanence, d'être traités tous les jours de "mercenaires" alors que ce sont des professionnels de santé avec des niveaux d'études allant de bac +10 à bac +15 qui font leur job. Les médecins intérimaires maintiennent l'hôpital à bout de bras depuis des années, ils ont renforcé les équipes Covid pendant trois ans. Et aujourd'hui, on nous méprise et on nous jette de l'hôpital… On est furieux d'être ainsi rabaissés et vilipendés par tout le monde, et furieux que le Gouvernement tente de nous imposer avec un couteau sous la gorge un salaire de 25 à 30 euros de l'heure. 

Le vrai problème, c'est que l'hôpital ne paie pas assez ses salariés. Les externes, c'est 2.50 euros de l'heure, les faisant fonction d'interne (FFI) 9 euros, les internes 12 euros, les assistants 17 ou 18 euros … On a connu ça pendant 10 ans. Et maintenant, on nous dit qu'on est un surcoût car on est à 40 ou 50 euros de l'heure ? Ce n'est pas un surcoût, mais un coût normal : ce sont tous les autres qui devraient être mieux payés. 

 

 

Le ministre parle d'intérimaires "cannibales", qui font monter les enchères jusqu'à 5000-6000 euros… Quelle est la rémunération moyenne ? Y a-t-il des abus ?  

Il y a quelques brebis galeuses, comme dans toute profession, je ne le nie pas.  

Mais c'est comme si on prenait MBappé en exemple, qu'on s'offusquait des centaines de milliers d'euros qu'il touche chaque jour et qu'ensuite on généralisait à l'ensemble des footballeurs de France en les traitant de voleurs… C'est inadmissible de faire un tel parallèle. Les gens s'offusquent que l'on gagne un Smic en 24 heures… mais il y en a qui gagnent ça en une 1 minute. Quel salarié n'a pas eu une offre pour bosser un jour férié qui soit le double ou le triple du salaire normal ? On ne va pas pour autant extrapoler à l'ensemble de la profession. C'est une méthode de communication inadmissible d'un Gouvernement aux abois qui ne sait plus quoi faire pour diminuer les salaires des quelques personnes bien payées à l'hôpital. 

La majorité des gardes de 24 heures sont rémunérées entre 40 et 60 euros de l'heure, c'est-à-dire 1200 à 2000 euros net. Sachant qu'il y a les 10% de prime précarité et les 10% de congés payés qui sont inclus, ça donne 1000 à 1600 euros par 24 heures, sans dormir, parfois sans manger, avec la pression et avec la pénibilité de travailler les jours fériés, les week-ends, durant les vacances, à des centaines de kilomètres de chez nous. Donc 50 euros de l'heure, ça ne parait pas déconnant.  

Et vous savez, quand on nous offre 2000 euros dans un hôpital c'est parce que les conditions de travail y sont devenues tellement insupportables que tous les titulaires ont fui. Aux urgences, on voit parfois 50 à 100 patients…  

Et celui qui gagne 6000 euros, il paie des impôts… donc l'Etat récupère l'argent ! 

 

Votre syndicat a-t-il donné un mot d'ordre pour les semaines qui viennent ? 

On se mobilise depuis plusieurs semaines. Je suis en relation avec près de 2000 intérimaires via WhatsApp ou Facebook. 2000 sur 10000, vous imaginez… ça fait tache d'huile. Quand on leur demande "Est-ce que vous voulez être payé avec un salaire méprisant pour le reste de leur vie?", tous refusent. Comment voulez-vous accepter ces conditions-là?  

Ils ne remboursent même plus...

les frais de déplacement et de logement ! On fait des centaines de kilomètres certaines semaines pour aller boucher un trou et éviter qu'un établissement, qu'un service ou un bloc ne ferme et on nous dit "vous serez payés 25 à 30 euros de l'heure, et vos frais de déplacement et l'hôtel ce sera de votre poche…" Je n'ai même pas de mot d'ordre à donner, tout le monde dit non. Quand en octobre 2021, ils ont a voulu appliquer la loi Rist, spontanément tous les intérimaires ont refusé et ils ont dû reculer avant même que ce soit mis en place. Là, ce sera pire car ce n'est plus spontané, mais organisé.  

On sera obligés d'être en vacances car l'Etat veut nous empêcher de travailler… Ils organisent un "quoi qu'il en coûte" en vies humaines pour mettre fin à quelques salaires extraordinaires à 6000 euros. Et encore, l'heure de consultant à 400 euros chez McKinsey, ça, c'est "extraordinaire"… Pour ces quelques cas, on veut mettre à feu et à sang tous les hôpitaux. C'est dramatique. Les libéraux sont déjà remontés contre le Gouvernement, et maintenant l'hôpital… Il va rester qui pour soigner les gens ? 

A Gentilly, près de Nancy, une clinique a fermé son service d'urgences qui faisait 40 passages par jour. C'est la panique au CHU : ils sont passés de 140 passages à 170. 30 passages en plus et c'est la Bérézina à l'hôpital… Demain, vous allez voir ça puissance 100. 

 

Plusieurs centaines de lignes de garde vont être fermées, alerte l'Association des médecins urgentistes de France (Amuf). A quoi faut-il s'attendre en avril? 

L'Amuf a entièrement raison. Comme nous, elle est sur le terrain. Nous, on connaît les plannings puisque c'est à nous qu'on demande de les remplir… Je vois qu'ils n'arrivent pas à les boucler. Ou alors il bouche les trous comme aux urgences de Bastia, où il n'y a plus qu'un titulaire qui va faire 12 gardes dans le mois. Je vois les agences d'intérim utiliser des arguments fallacieux en disant aux intérimaires qu'ils seront payés, qu'il y aura une exemption. Il y a des naïfs qui signent mais ça ne tiendra pas. Vous ne pouvez pas interdire indéfiniment aux titulaires de prendre leurs vacances, ils vont finir en burn out. 

Mais ça va être dramatique partout, pas qu'aux urgences. En psychiatrie, 30% des médecins sont des intérimaires. Il n'y aura plus de psychiatres pour signer les hospitalisations à la demande d'un tiers, les hospitalisations d'office, etc. Vous avez aussi tous ces blocs opératoires, ces maternités - comme celle d'Epinal - qui vont fermer. Des dizaines de services de médecine, pour ne pas dire des milliers de lits, vont fermer car il n'y aura personne. Des SSR, en gériatrie… Au Havre, par exemple, il y a deux unités de gériatrie - 40 lits ; ils sont obligés de les fermer pour six semaines faute d'intérimaires. 

 

"Des gens vont mourir, tout ça pour en finir avec les méchants intérimaires qui gagnent une fortune" 

 

Combien de temps la situation peut-elle durer ? 

Ça durera le temps que Braun revoit sa copie.  

Un détail, qui prouve à quel point il y a des génies au Gouvernement : ils ont choisi d'appliquer la loi Rist en plein Ramadan, alors que 10 à 20% des intérimaires sont musulmans et avaient déjà prévu de se mettre en vacances durant plusieurs semaines… 

Ensuite on enchaine avec les vacances de printemps, puis avec les ponts du mois de mai, périodes où les titulaires avaient posé des congés, qu'ils se voient maintenant refuser. Puis on va attaquer l'été…  

Nous, médecins intérimaires, nous dépannons les hôpitaux, nous renforçons les équipes. Régulièrement, on nous demande de dépanner à...

la dernière minute et on le fait. On fait beaucoup d'heures, on travaille beaucoup, donc oui, on a des salaires conséquents… des salaires qui font peur ! Mais là on va arrêter, forcés et contraints, et ça va être dramatique.  

Des interventions vont être déprogrammées comme pendant le Covid, pour garder les blocs pour les urgences. Des patients, avec des tumeurs, des vésicules biliaires, ne seront plus soignés à temps et il y a des gens qui vont mourir parce qu'ils seront à 50, 100 kilomètres des hôpitaux qui tournent. Est-ce qu'ils ont prévu d'augmenter les moyens des 15 et 18 pour traiter le flux des appels dus aux fermetures des urgences ? Est-ce qu'ils ont augmenté les transports médicalisés ? Rien. Des gens vont mourir, tout ça pour en finir avec les méchants intérimaires qui gagnent une fortune. On met à feu et à sang toute la santé d'un pays pour quelques cas. Il y a d'autres méthodes pour agir.  

 

Quelles seraient selon vous les mesures à prendre pour combler les 30% de postes de praticiens vacants à l'hôpital?  

Tous les syndicats de praticiens hospitaliers le disent depuis des années : il faut renforcer l'attractivité des hôpitaux en augmentant les salaires et en remédicalisant la gouvernance.  

 

Le Ségur de la santé n'a servi à rien ? 

Le Ségur a fait fuir des titulaires. Des praticiens qui se sont retrouvés brutalement reclassés à des échelons inférieurs sont devenus intérimaires. Ce ne sont pas les quelques petits euros d'augmentation qui ont suffi… 

On dit que l'intérim médical représente un surcoût de 1.5 milliard d'euros pour l'hôpital. Nous l'estimons plutôt à 350-400 millions d'euros, à rapporter aux 80 milliards de chiffre d'affaires de l'hôpital. Quand nous travaillons dans un service, nous gagnons notre salaire avec nos actes. Le patient est facturé ! Pour 24 heures, il rapporte plusieurs milliers d'euros. 

Je répète, il n'y a pas de "surcoût" pour les intérimaires : ce sont les autres qui sont mal payés. Les titulaires commencent à 21 euros de l'heure et arrivent à 42 euros en fin de carrière. Nous, à 50 euros, on nous dit qu'on est trop chers. Il y a en ce moment des agences d'intérim qui proposent des offres pour des cardiologues ou des oncologues à 21 euros de l'heure. Sur Leboncoin, vous avez des femmes de ménage à ce tarif-là. Je n'ai rien contre les femmes de ménage, mais comment voulez-vous que les médecins aillent bosser pour 21 euros de l'heure? 

 

Le ministre a demandé à la Fehap et à la FHP* d'appliquer également le plafonnement des rémunérations. Le secteur privé va-t-il suivre d'après vous ? 

Vous imaginez un pays où on met un plafond à un salaire dans le privé ? Ce serait la porte ouverte à l'abaissement des salaires pour toutes les autres professions. Un Gouvernement qui fait pression sur le privé pour baisser les rémunérations des salariés ! Alors qu'à côté il y a l'inflation, l'essence et l'électricité qui augmentent, on doit accepter des salaires de plus en plus bas ? 

Vous savez, le mois d'avril ne sera pas seulement dramatique pour les patients. Mais aussi pour tous les professionnels des hôpitaux. Je me rends justement dans un hôpital dont les urgences, l'Usic**, le bloc vont fermer. Les soignants ne savent pas ce qu'ils vont devenir, si leur emploi va être maintenu, où ils vont aller. On coûte 50 euros de l'heure mais on soigne et on fait travailler plein de gens dans les services, on fait du chiffre d'affaires, on gagne notre propre salaire… Et on nous insulte, on nous reproche d'être une dépense. Tout ça est malhonnête. 

 

On parle de mise à disposition de médecins du secteur privé, de réquisitions, voire de mobilisation de la réserve sanitaire… Que vous inspirent ces mesures d'urgence ? 

Ça m'évoque le service du travail obligatoire des années 1940 ! On va forcer des gens à travailler pour un salaire décidé par l'Etat, quasiment le couteau sous la gorge, avec des gendarmes qui vont venir nous chercher à domicile… Comment voulez-vous qu'on travaille dans de bonnes conditions ensuite ? C'est aberrant. 

J'ai vu passer hier [lundi, NDLR] un formulaire d'aide à la réquisition des intérimaires et des personnels des cliniques. Ils rassurent les titulaires : ils font déjà des heures sup', ce ne sont pas eux qu'on va réquisitionner. Mais les médecins du privé, vous croyez qu'ils ne font rien dans leur clinique ? Encore une idée de fonctionnaires hors sol qui ne savent même pas ce qui se passe sur le terrain. Les intérimaires font des centaines de kilomètres pour aller bosser. On est aux quatre coins de la France ! Le gendarme va venir me chercher à Lyon pour aller bosser aux Sables-d'Olonne le lendemain ? C'est inapplicable. Le Gouvernement n'a aucune solution à proposer. 

 

*Fehap : Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne privés solidaire. FHP : Fédération de l'hospitalisation privée. 

**Unité de soins intensifs de cardiologie 

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