
"La plupart des généralistes n'imaginent même pas qu'ils peuvent en faire" : la télé-expertise, une pratique qui monte
Prise en charge par l'Assurance maladie depuis 2018, la télé-expertise a connu des débuts poussifs. Mais l'année 2024 semble avoir avoir marqué un tournant, avec plus de 700 000 actes facturés. Méconnaissance des généralistes, freins techniques... Egora dresse le bilan.

Solliciter l’avis d’un professionnel de santé plus spécialisé lorsque la situation médicale le justifie, c’est le principe de la télé-expertise, dont la prise en charge a été actée par la signature de l'avenant 6 à la convention médicale en 2018.
Les requérants, c’est-à-dire les professionnels qui peuvent demander une télé-expertise, sont définis par le code de la santé publique. Il s’agit des "médecins, sages-femmes, orthoptistes, masseurs-kinésithérapeutes, infirmières, orthophonistes", énumère Corinne Collignon, responsable de la Mission numérique en santé à la Haute Autorité de santé (HAS). En revanche, seuls les médecins et les sages-femmes peuvent les réaliser. Au total, 1,1 million d'actes de télé-expertises ont été facturés depuis 2022, dont 701 000 entre janvier et novembre 2024.
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La Dre Latifa Miqyass, médecin généraliste à Bazoches-les-Gallerandes (Loiret) - une commune qu’elle décrit comme "sinistrée", effectue en moyenne trois demandes de télé-expertises par semaine. Début mars, elle a reçu une patiente de 21 mois, qui "faisait des abcès à répétition sur le corps. Pour instaurer un traitement, il nous fallait un avis dermatologique", relate-t-elle. "Sa maman cherchait depuis à peu près un an, mais elle n’a jamais réussi à obtenir un rendez-vous", souligne la généraliste. Le 8 mars, elle décide de faire une demande de télé-expertise en envoyant une photo d’un abcès de la petite fille. "Une dermatologue m’a répondu le lendemain, c’est très rapide. Et on a pu faire le traitement préconisé, [c’est-à-dire] la recherche de germes spécifiques, que je ne connais pas en tant que médecin généraliste : la leucocidine de Panton-Valentine."
Il m’a fallu trois secondes pour voir que c’était un mélanome nodulaire
Du côté des spécialistes, la télé-expertise est aussi de plus en plus utilisée. Dermatologue à Montfort-sur-Meu (Ille-et-Vilaine), la Dre Nicole Cochelin a répondu à plus de 2 250 demandes de télé-expertise en trois ans. Elle se rappelle avoir reçu un vendredi, une photo d’une lésion noire sur son logiciel de télé-expertise. "Il m’a fallu trois secondes pour voir que c’était un mélanome nodulaire. J’ai rajouté la patiente à mes consultations du lundi." Par son examen clinique, la praticienne a ainsi pu confirmer la présence de mélanome nodulaire, qu’elle avait fortement soupçonnée en télé-expertise.
Le médecin traitant de cette patiente lui avait initialement écrit une lettre d’adressage. Mais n'étant pas parvenue à trouver un dermatologue disponible, la patiente était retournée voir son généraliste, qui a finalement décidé de recourir à la télé-expertise. "En passant par la télé-expertise, la réponse a été immédiate. Dans le doute, il vaut mieux poster [une demande]", reconnaît Nicole Cochelin.
De l'importance de "tout tracer"
Les demandes de télé-expertises ne sont cependant pas toujours aussi graves. "La kératose séborrhéique est une tumeur bénigne, qui peut inquiéter, mais il faut rassurer les patients : inutile de voir un dermatologue pour ça. [La télé-expertise permet] un tri très pédagogique, tout en augmentant les compétences des médecins", poursuit la dermatologue. Elle peut ainsi répondre au généraliste en lui indiquant de prescrire tel traitement ou de faire tel geste… et demander à recevoir une nouvelle photo une semaine plus tard pour donner son avis définitif.
Ces échanges entre professionnels sont tracés via les logiciels, qui doivent être sécurisés. "Nous sommes dans une ère où tout tracer est important", insiste le Dr Richard Talbot, trésorier de la FMF. Installé à Saint-Hilaire-du-Harcouët (Manche), le généraliste envoie des demandes de télé-expertise et en dispense également entre 2 et 4 par mois, notamment aux professionnels paramédicaux. "S’il y a une trace écrite, ça permet de couvrir les paramédicaux plus qu’un coup de fil ou un SMS. C’est totalement ignoré par la plupart des généralistes qui n’imaginent même pas qu’ils peuvent faire des télé-expertises ou qui n’y pensent pas", ajoute-t-il.
Autre aspect réglementaire : le patient doit obligatoirement être informé qu’une télé-expertise aura lieu sur son cas. Il peut s’y opposer. "Il va y avoir un partage de ses données personnelles et de santé. Le patient est aussi un acteur de son parcours de soin, il a le droit d’être d’accord ou de refuser", souligne en effet Corinne Collignon, de la HAS.
7 jours pour répondre à une télé-expertise
Pour effectuer une télé-expertise, il faut s’équiper d’un outil permettant d’accéder à un panel de professionnels. Pour l’heure, Omnidoc est le leader sur le marché avec plus de 90 000 praticiens dans son annuaire et une récente levée de fonds à 6 millions d'euros [voir encadré]. C’est l’outil qu’utilise notamment Richard Talbot. Le professionnel qui émet une demande de télé-expertise peut choisir le professionnel qui lui répondra. "Si la question nécessite juste une réponse comme un avis pharmacologique, peu importe le médecin qui me répond. Par contre, si j’ai besoin d’un avis qui peut nécessiter une consultation physique par la suite, là effectivement ce n’est pas le spécialiste qui est à 600 km [de mon cabinet] qui va le voir. Il faut savoir utiliser les outils", explique-t-il.
10 euros pour faire une demande de télé-expertise, "c'est ridicule"
Après avoir testé quatre logiciels différents, Nicole Cochelin et plusieurs confrères bretons ont créé OncoBreizh. "C’est la première communauté de dermatologues libéraux qui permet aux médecins généralistes bretons d’obtenir un avis spécialisé rapide, s’ils suspectent un cancer de la peau chez un patient", peut-on lire sur le site. "Notre délai de réponse, c’est 11 heures", indique la dermatologue, qui ne passe plus que par ce logiciel dorénavant. Pour rappel, un médecin a 7 jours pour répondre à une demande de télé-expertise, indique l’Assurance maladie.
En moyenne, l’Assurance maladie a comptabilisé 44 130 demandes de télé-expertises par mois en 2024. La limite est fixée à 4 actes par an par médecin, pour un même patient, ajoute-t-elle. Aucun dépassement n’est possible, ni aucun cumul avec un autre acte. La demande de télé-expertise est au tarif de 10 euros, en cotant RQD. "Honnêtement, je pense que ce n’est pas assez, estime Latifa Miqyass. 10 euros, c’est ridicule, ce n’est même pas le prix d’un paquet de cigarette, ça pourrait être plus valorisé."
À l’inverse pour le Dr Jean-Christophe Nogrette, médecin généraliste à Feytiat (Haute-Vienne) et secrétaire générale adjoint de MG France, les actes de télé-expertises "ne sont pas des actes longs, ni complexes donc ça ne paraît pas justifié d’avoir des tarifs exorbitants". Pour les professionnels qui expertisent la demande, le tarif est pour l’heure fixé à 20 euros, en cotant TE2. Il sera revalorisé à 23 euros à compter du 1er janvier 2026.
Je passe un coup de fil, ça marche mieux
Conscient de l’enjeu de la télé-expertise, le Dr Nogrette ne l’utilise pourtant que rarement. "J’en ai fait une ou deux, mais ce n’est pas courant, parce que les collègues ne sont pas très motivés. J’ai déjà mon réseau de spécialistes à qui je peux demander des expertises. En général, je passe un coup de fil, ça marche mieux", confie-t-il.
Un avis que ne partagent pas les autres généralistes interrogés. "Contrairement au téléphone, [avec la télé-expertise] on ne dérange pas les confrères en pleine consultation, relève le Dr Talbot. Et quand on l’est, ça met de mauvaise humeur et en plus, on n’a pas forcément l’esprit à la question et on n’y accorde pas l’intérêt ni la concentration nécessaires." Latifa Miqyass a, elle aussi, complètement revu sa pratique. "Avant, pour l’hématologie, je passais par le standard de l’hôpital, j’attendais 20 minutes. Ensuite on arrivait à me passer le médecin, je devais lui donner oralement les résultats. C’était n’importe quoi. Là, j’envoie tout en papier, on scanne les éléments, c’est un gain de temps phénoménal."
Encore des freins techniques
La télé-expertise a cependant encore des points à améliorer. "J’avais essayé de la mettre en place avec les infirmières pour le suivi des ulcères de jambes, mais elles butent sur des problèmes de renseignement du prescripteur. Donc elles n’arrivaient pas à se faire payer, c’était un bazar", se souvient le Dr Nogrette. Pour valider une télé-expertise, il faut, en effet, recueillir le numéro RPPS et le numéro Adeli du prescripteur et du bénéficiaire. "Le numéro RPPS se trouve très facilement. Mais le numéro Adeli, c’est la croix et la bannière parce qu’on n’a pas d’annuaire au niveau national", ajoute le Dr Talbot. "Même quand on les a, et qu’on essaye de les rentrer [dans le logiciel], une fois sur deux ça ne marche pas, regrette Jean-Christophe Nogrette. Il y a encore des problèmes de fiabilisation des logiciels de facturation et d’ergonomie. Ce n’est pas encore au point."
Pour pouvoir télé-expertiser, il faut en effet prendre en main les outils et logiciels. "C’est un des freins à l’utilisation. Il y a des personnes qui sont à l’aise avec l’informatique et d’autres non", estime Richard Talbot. "Omnidoc est un logiciel lourd. On a un flux de travail extrêmement tendu, on n’arrête pas de courir partout, de se prendre la tête… Donc dès qu’il y a des choses où il faut rentrer des mots de passe, arriver sur une interface spéciale, écrire des messages et attendre la réponse, ce n’est pas opérationnel pour nous, considère Jean-Christophe Nogrette. Si on met ça en balance avec le temps qu’on passerait pour paramétrer le logiciel, attendre que ça se connecte, le choix est vite fait. Quand on aura des outils intuitifs et faciles, la télé-expertise se développera certainement plus."
Un avis que ne partage pas Latifa Miqyass. "C’est très ludique, l’outil se connecte à notre logiciel, on reçoit directement les réponses, c’est enfantin. Même pour un médecin qui n’est pas habitué à l’informatique, c’est facile à utiliser."
Rompre l'isolement des généralistes
Dans son désert médical du Loiret, la généraliste ne se sent plus aussi isolée des professionnels du second recours. "On a 14 spécialités qui sont représentées [sur le logiciel de télé-expertise] et elles sont toutes sur notre secteur. Il y a l'allergologie, l'urologie, l'obésité, la cardiologie, la médecine vasculaire, l'endocrinologie, la gériatrie, l'obstétrique, l'hématologie, la médecine infectieuse, l'orthopédie, la pédiatrie, la pneumologie et la rhumatologie, énumère-t-elle. Ça m’apporte une prise en charge optimale pour les patients. Je peux avoir un avis très rapide même si ça faisait plusieurs mois que mes patients cherchaient un spécialiste."
Comme le précise l’Assurance maladie sur son site, "l’équipement des professionnels de santé doit être adapté à l’usage de la télé-expertise". Pour cela, les professionnels peuvent utiliser des outils comme des dermatoscopes, afin de bien voir les diverses lésions de la peau. Pour autant, la HAS ne recommande pas d’outils particuliers. "C’est le médecin [qui va réaliser la télé-expertise] qui définit s’il a les éléments pour réaliser son expertise. S’il n’a pas la bonne qualité d’image, il peut refuser de faire cette télé-expertise", rappelle Corinne Collignon. Ce refus devra cependant être indiqué dans le dossier du patient.
Interrogée à ce sujet, Nicole Cochelin estime que "les outils aident, mais qu’un professionnel n’est pas complètement handicapé sans. Par exemple pour une kératose séborrhéique, c’est parfois tellement évident qu’un dermatoscope n’est pas nécessaire". Même si aujourd’hui, tous les professionnels ne sont pas équipés, le Dr Talbot est plutôt optimiste. "Les outils sont déductibles, et puis il y a de plus en plus de cabinets de groupe. Acheter un dermatoscope pour tout un cabinet, c’est beaucoup moins cher que d’acheter un dermatoscope pour une personne."
Organisées par la Cnam, les Assises de la télémédecine, prévues en juin prochain, devraient permettre d’apporter plus de visibilité à la télé-expertise.
Omnidoc, la plateforme qui monte
Lancée il y a cinq ans, Omnidoc est aujourd’hui utilisée par plus de 90 000 professionnels de santé, dont 75% de médecins. Baptiste Truchot, son fondateur, a essayé de répondre au mieux à leurs besoins. "Par exemple, les professionnels du service de dermatologie du CHU de Rennes ne veulent pas répondre aux demandes des médecins en dehors de leur territoire, et ils veulent bien répondre à celles des généralistes mais pas à celles des infirmières", expose-t-il. Le fondateur a ajouté sur sa plateforme des critères de sélection permettant de satisfaire les attentes de chacun. Conquis, les praticiens ont ensuite pu diffuser eux-mêmes la plateforme. "Ils ont dit à leurs correspondants de passer par Omnidoc pour les solliciter, ce qui a permis d’embarquer progressivement énormément de généralistes, sans qu’on intervienne." En mars, Omnidoc a comptabilisé 150 000 télé-expertises, un chiffre en augmentation chaque mois. "Ce sont principalement des demandes de médecins généralistes aux professionnels hospitaliers."
Certaines régions sont plus en avance que d'autres. "En Bretagne, le nombre de télé-expertise a dépassé celui des téléconsultations." Baptiste Truchot explique notamment cela par le "fort effet réseau". "Si un dermatologue fait de la télé-expertise tout seul sur son territoire et qu’un médecin le sollicite, il va être noyé sous les demandes. Donc il faut pouvoir se coordonner, se répartir la charge… On ne décide pas seul de se mettre à la télé-expertise, il faut que les correspondants et que l’hôpital public y passent."
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