“Je fonce car j’ai des convictions, mais je comprends mes confrères qui ne vaccinent pas. Quand je vois la gestion de la campagne, c’est affolant”, constate, impuissant, le Dr Saïd Sadeg, gériatre gérontologue à La Norville (Essonne). Depuis le début de la campagne de vaccination contre le Covid, le praticien, ayant lui-même reçu les deux injections de vaccin, a vacciné quelque 90 patients, d'abord dans deux Ehpad, puis dans son cabinet, dès l’ouverture de la campagne en ville, le 25 février. S’il admet qu’il a fallu au départ convaincre certains patients de réaliser l’injection, balayant le plus possible leurs inquiétudes, depuis la première heure ce matin, le téléphone du praticien n’arrête pas de sonner. “Les gens m'appellent paniqués, ils veulent que je les inscrive vite”, raconte le généraliste, qui a déjà calé 20 rendez-vous ce jour. Ce dernier explique amèrement avoir appris l’extension de la vaccination avec Astra Zeneca aux 65-74 ans à la télévision.
Un “énorme boulot” attend donc les généralistes volontaires qui doivent solliciter leurs patients, estime le Dr Luc Duquesnel, président des Généralistes-CSMF. A condition “qu’on ne manque pas de vaccins pour vacciner ces gens-là”, prévient-il toutefois. Car si les médecins libéraux ont pu se rapprocher des officines dès la mi-février pour commander des doses, “certaines pharmacies n’ont toujours pas été livrées” de la première salve de commandes, indique le généraliste.
Pourtant, des chiffres de la direction générale de la Santé, dévoilés par Le Parisien mais qui ne nous ont pas été confirmés par le ministère malgré nos demandes, indiquent que le nombre de médecins ayant sollicité les pharmacies pour se procurer des doses a chuté de 30% pour cette deuxième semaine de vaccination, passant de 29.000 à 20.000. Syndicats et ministère de la Santé nous précisent aujourd’hui que 35.000 généralistes se sont inscrits pour vacciner. “Entre la première et la deuxième commande, il y a effectivement moins de médecins qui ont commandé des doses, vraisemblablement parce qu’ils avaient prévu leurs plages de vaccination avec les premiers flacons dont ils ont disposés au titre de la première commande et qu’ils ont relancé leur commande d’après à cette semaine, explique-t-on au ministère de la Santé. C’est donc cette semaine que nous allons vraiment avoir une vision clé de l’adhésion des médecins.” Certains commentateurs ont toutefois vu en cette baisse du nombre de médecins libéraux ayant sollicité les pharmaciens un “désengagement” de la profession. “Je trouve incroyable, voire honteux, ce désengagement d'une profession dont le rôle est quand même de lutter contre les maladies et de favoriser la santé publique”, écrit l’un de nos lecteurs. Des allégations fausses, selon le Dr Jean-Paul Hamon, président d’honneur de la Fédération des médecins de France (FMF), qui explique en partie la baisse du nombre de commandes par la période des vacances scolaires. D’autres pointent des difficultés de stockage des vaccins, qui nécessite des frigos contrôlés. Un non problème pour le Dr Hamon. “Je vais chercher les vaccins dans la pharmacie à 500 mètres de chez moi avant de vacciner, j’emmène les vaccins, je prépare mes doses, j’ai 6 heures à température normale, les 20 rendez-vous sont pris, l’affaire est pliée en 2 heures.” Un avis partagé par le Dr Bertrand Legrand, généraliste à Tourcoing (Pas-de-Calais). “J’éprouve une grande honte quand je vois quelques personnes s’agiter sur les réseaux sociaux pour me dire qu’elles n’ont pas de frigidaire. Tout médecin est en capacité de s’acheter un frigo”, lance-t-il. Le praticien, qui a vacciné 40 personnes avec son épouse, également médecin, dimanche dernier, plaide pour une livraison des doses directement dans les cabinets médicaux et la possibilité pour les généralistes de vacciner avec Pfizer et Moderna.
Le principal problème de la vaccination en ville réside surtout dans la gestion “catastrophique” des stocks et “l’irresponsabilité" de la DGS, juge le Dr Hamon, installé à Clamart dans les Hauts-de-Seine. “Elle nous promet trois flacons pour cette semaine et, samedi, elle écrit aux pharmaciens pour dire qu’ils ne sont pas sûrs de les livrer. Les rendez-vous sont pris !” s’emporte le praticien, qui demande la démission de Jérôme Salomon. Si jeudi, la DGS ne livre pas, je peux vous garantir que Salomon va se débrouiller pour vacciner tout seul. On ne me fera pas annuler les rendez-vous pour les reprendre après. J’ai autre chose à faire qu’être à la botte de la DGS.” "AstraZeneca bashing" D’autant que de nouveaux retards d’approvisionnement risqueraient de fragiliser encore plus l’adhésion du public. “On commence tout juste à sortir d’une période ‘d’AstraZeneca bashing’, rapporte le Dr Luc Duquesnel. Dans les centres de vaccination, quand vous aviez 50 patients inscrits, il y en avait 15% qui ne venaient pas”, assure-t-il, dénonçant la “communication exécrable sur ce vaccin”. “Autant certains patients sont réceptifs et contents qu’on les contacte, autant d'autres n’ont pas envie de faire ce vaccin. Il faut négocier, ça prend du temps”, ajoute le Dr Truong, généraliste dans le Doubs, qui constate toutefois que “la récente étude écossaise donne un peu de crédibilité” au vaccin. “J’ai pu récupérer un ou deux patients qui m'ont dit : 'On a entendu que finalement, le vaccin d’AstraZeneca était peut-être aussi bien que Pfizer’.” Très pris par la vaccination dans son centre et par l’organisation en cabinet, le généraliste n’a pas eu le temps de contacter de nouveaux patients et de recommander des vaccins pour cette semaine, mais il compte bien le faire dès que possible.
De leur côté, les pharmaciens, qui réclament depuis le début de la campagne de vaccination en ville leur entrée dans le processus, rapportent qu’il reste encore des doses qui dorment dans les frigos des officines. Si 120.000 injections ont été réalisées sur les premiers jours selon les chiffres dévoilés mardi par le ministère, il reste “près d’1,5 million de vaccins dans les frigos en ce moment”, assure Philippe Besset, président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF). Le pharmacien de Limoux (Aude) se réjouit de la possibilité pour les officines de proposer “d’ici quelques jours” la vaccination, -à l’instar des infirmières et des sages-femmes-, comme annoncé lundi par Olivier Véran, conformément au souhait du Gouvernement, appuyé par un avis de la Haute Autorité de santé.
Cette annonce a instantanément fait réagir le corps médical, s’inquiétant par ailleurs de la capacité des pharmaciens à identifier les personnes éligibles. Le Dr Duquesnel craint de fait que le scénario de la vaccination contre la grippe se reproduise : “Des patients qui devaient être vaccinés n’ont eu les vaccins qu’à Noël parce que beaucoup de personnes, qui n’étaient pas prioritaires, ont eu les vaccins dès le mois d’octobre.” “Comment un pharmacien peut-il avoir une vision médicale de sa clientèle ? Il n’en sait strictement rien, il n’a jamais examiné un patient, [...] il n’a que des informations parcellaires", affirme à son tour le Dr Bertrand Legrand. “Soit on a tellement de stock qu’il faut vacciner larga manu et, à ce moment-là, je suis tout à fait d’accord pour que n’importe quelle personne qui sait piquer, pique ; mais si on nous parle de stocks limités et qu’on nous oblige à prioriser, il est absolument hors de question de laisser des gens qui vont faire n’importe quoi prioriser, déclare-t-il. On ne va pas prioriser à notre place alors que nous avons fait jusqu’ici le sale boulot d’avoir trié nos patients, mis des ordres de passage, dit ‘celui-là est plus à risque de crever que celui-là’.” Pour le généraliste, le médecin traitant doit rester “le seul chef d’orchestre du parcours de soin”, même si cela implique une “lourde responsabilité”. “Je n’accepterai jamais que quelqu’un d’autre vienne faire le tri dans mes malades”, maintient-il. "Injouable" Philippe Besset reconnaît que la question de la priorisation est “une question éthique nécessaire en période de pénurie de doses”. “J’ai moi-même milité pour que cette priorisation se fasse, et j’étais d’accord pour dire qu’il n’y avait que les médecins qui pouvaient administrer les premières doses à partir du moment où il n'y en avait pas, parce qu'ils connaissaient le fichier patient. En revanche, la priorisation est une catastrophe organisationnelle Ça suppose qu’on aille chercher les personnes au lieu de les laisser demander la vaccination, comme cela se fait dans le circuit normal. On n’a jamais fait comme ça, et on ne sait pas faire. L’éthique s’est heurtée au fait que ce n’était pas possible organisationnellement”, estime le pharmacien, qui juge que ce qui a été demandé aux généralistes est “injouable”.
De son côté, le Dr Hamon s’inquiète par ailleurs de confier les primo-vaccinations aux pharmaciens, alors qu’il existe un risque de choc anaphylactique et d’autres réactions allergiques. “Les pharmaciens sont tout à fait formés à les gérer, notamment à les reconnaître et à alerter et mettre en condition les patients le temps que les secours arrivent si jamais ils doivent intervenir”, soutient cependant le président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France qui précise que, pour l’heure, aucun médecin de sa commune ne s’est manifesté pour obtenir des doses. Alors que les élections professionnelles pour les médecins et les pharmaciens se profilent, nul doute que la question de la vaccination va raviver les tensions autour de la délégation de tâches. Nombreux veulent maintenant “jouer aux docteurs”, tacle Jean-Paul Hamon. Les livraisons de doses devant s’intensifier dans le mois puis en avril, d’après le ministère, le Dr Bertrand Legrand prévient, non sans ironie : “On ne peut pas faire les choses n’importe comment sous peine d’être remplacés par l’infirmière ou n’importe qui d’autre, y compris le buraliste ou l’instituteur, qui seront tout à fait efficaces car piquer, ce n’est pas difficile."
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