Exposition des jeunes aux écrans : "Les médecins sont en première ligne face à ce désastre, mais on ne les écoute pas"

31/08/2021 Par Pauline Machard
La question de l’exposition des enfants et adolescents aux écrans est largement commentée par la communauté médicale. A quelques jours de la rentrée scolaire, Egora.fr donne la parole à une maman, Marie-Alix Leroy, fondatrice du groupe Facebook “Parents unis contre les smartphones avant 15 ans” et auteure du livre “Protégeons nos enfants des écrans”*.

  Egora.fr : Quelle est la genèse du groupe Facebook “Parents unis contre les smartphones avant 15 ans” ? Marie-Alix Leroy : Tout a commencé il y a trois ans. Ma fille, qui avait alors 8 ans et était en CM1, m’a demandé : “Ça veut dire quoi, sucer le bip ?” Elle avait mal compris, mais moi j’étais estomaquée. En fait elle avait vu une camarade demander un bisou à un petit garçon, et celui-ci lui avait répondu “à partir de maintenant, il va falloir me sucer le bip pour avoir un bisou”... du chantage à la fellation ! Il s’est avéré que le garçon avait vu un film pornographique sur le téléphone d’un cousin. Cet incident pornographique m’a fait entrer de plain-pied dans les dangers liés à l’utilisation des écrans, et en particulier des smartphones. Et puis plus tard, lors d’une conversation avec des amis, je me suis rendu compte qu’ils justifiaient le fait d’avoir cédé sur le smartphone à l’occasion de l’entrée en sixième parce que “tu comprends, on ne veut pas le désociabiliser”,tout le monde en a un”. J’ai commencé à mesurer à quel point le “oui” des parents était contraint. Je me suis dit que, face à la pression des enfants et de la société, il serait bon que les parents s’unissent. C’est ainsi que j’ai créé le groupe en 2019, soit un an après l’incident. “Avant 15 ans”, parce que 15 ans, c’est l’âge de l’entrée au lycée, de la maturité numérique… Mais attention, dire non au smartphone ne veut pas forcément dire non au téléphone : il y a toujours les neuf touches sans connexion internet !

  Quelle est la raison d’être de ce groupe de parents ? Il s’agit de se regrouper pour mieux résister à la pression des enfants et de la société et la faire baisser. C’est compliqué de faire face au “harcèlement” de son enfant qui désire un téléphone connecté, de ne pas culpabiliser quand il vous dit qu’il n’aura pas d’amis. Rejoindre ce groupe permet aux parents de réaliser qu’ils ne sont pas seuls à s’opposer au smartphone, c’est réconfortant. Je crois qu’il peut y avoir un effet d’entraînement entre parents...

C’est d’ailleurs ce que j’observe. Dans la classe de ma fille, certaines mamans m’ont donné raison. Même si elles ont déjà cédé sur le smartphone, elles se sentent désormais moins coupables d’en limiter l’usage par exemple. Le fait de savoir qu’on n’est pas seul donne une légitimité. Un effet boule de neige peut s’enclencher. Car qui dit davantage de parents à dire non, dit moins de téléphones connectés entre les mains des ados, et une certaine normalisation. Prenons l’exemple d’une classe de 6e : si la moitié était dépourvue de smartphone, l’autre moitié le vivrait mieux. L’ambition du groupe, c’est donc d’inverser la courbe, même si je suis consciente que c’est utopique.

  Cette page a grandi, jusqu’à atteindre près de 14 000 abonnés. Le message de départ a-t-il de fait évolué ? Le groupe a-t-il acquis une dimension politique ? Effectivement, ça a pris assez rapidement et le nombre d’abonnés n’a cessé d’augmenter. Je pense qu’il répond à une demande silencieuse des parents. Ils subissent ce tsunami qui atteint leurs enfants de plus en plus tôt, dès le Ce2. En grandissant, le groupe a muté : il est devenu le carrefour des parents qui militent non plus seulement contre les smartphones, mais contre l’invasion des écrans dans leur globalité : tablette, console, ordinateur… Même si, bien sûr, l’écran majeur aujourd’hui reste celui qu’on a dans la poche.L’autre mutation tient à la place grandissante du numérique à l’école. Elle a explosé durant la pandémie et en particulier lors du premier confinement. Cela complexifie la tâche des parents souhaitant limiter les écrans : souvent, leurs enfants leur disent qu’ils ont besoin des écrans pour le travail, sauf qu’ils finissent sur les tchats. Nombre de parents se sentent dépossédés de l'éducation de leurs enfants et en font part sur le groupe. En revanche, une chose n’a pas changé : le groupe reste un endroit de discussion entre parents, il n’a pas de vocation politique. De mon côté en revanche, mais c’est une démarche personnelle, je fais en parallèle partie du collectif “Lève les yeux” [une association de sensibilisation aux risques sanitaires et sociétaux liés à l’envahissement de nos vies par les écrans, NDLR]. Juste avant les régionales, j’ai par exemple cosigné une lettre destinée à tous les politiques pour les alerter sur le sujet. J’essaye de m’infiltrer, car pour avoir de l’effet, il faut passer par la case politique.   Avez-vous des cautions médicales, en interne et/ou en externe ? Non. Nous n’avons pas à ce jour de cautions médicales en interne. Mais le groupe compte des...

orthophonistes, des psychologues, qui nous livrent des témoignages de terrain sur les dégâts des écrans. D’ailleurs je vais écrire un livre avec la psychologue clinicienne Sabine Duflo [membre du collectif Surexposition écrans - CoSE, NDLR] qui a été une vraie rencontre. Elle me raconte qu’elle est confrontée, au quotidien, à des jeunes filles en dépression parce qu’elles ne ressemblent pas à leurs filtres par exemple… C’est toujours bien d’avoir des remontées du terrain. On en a de la part de professeurs, aussi. Même chose en externe : le groupe n’a pas de cautions médicales à proprement parler. Après, quand j’en parle avec des personnes du secteur médical, elles saluent l’initiative, mais il n’y a pas de soutien formel. Je pense notamment à Maurice Berger [pédopsychiatre et psychanalyste, NDLR], avec qui j’en ai discuté. Disons que je n’ai pas de plan prédéfini, j’essaie de saisir évidemment toute opportunité de porter le message. En tous les cas, ce que je trouve triste, c’est que les médecins sont témoins, en première ligne, de ce désastre, mais pour autant on ne les écoute pas, ni les parents, ni les pouvoirs publics. Je crois qu’on n’a pas pris la mesure de ce qui se passe.

  Avez-vous des revendications, des souhaits ? Oui, j’en ai même beaucoup. Ce que j’aimerais, c’est qu’il y ait une prise de conscience plus générale de la part des parents. J’ai parfois du mal à les comprendre : en donnant si tôt un smartphone à leur enfant sous prétexte que c’est de leur âge, ils le jettent seuls dans un univers dangereux, sans les avoir progressivement accompagnés. Et ce alors que pendant des années, on leur apprend les dangers de la circulation et à traverser la route. Après, si je n’avais pas été sensibilisée à ce sujet à cause de l’incident pornographique, je pense que je ne serais certainement pas aussi réaliste que maintenant sur les dangers des écrans. Néanmoins, il ne faut pas que tout repose sur les épaules de parents... et des enseignants ! Le rêve, ce serait que les autorités fassent preuve d’une vraie volonté. Sans évidemment aller jusqu’à la dictature ! Je pense notamment à la Chine qui a trouvé un système [via la reconnaissance faciale, NDLR] pour que les enfants ne puissent pas jouer aux jeux vidéo la nuit. Je trouve particulièrement inadmissible qu’on ne parvienne pas à mieux contrôler les contenus pornographiques, et je souhaiterais que leur accès soit verrouillé. Pour moi, l’urgence est là, parce que les dégâts sont considérables. Un enfant ne peut pas rentrer dans un sex-shop et tout le monde trouverait le contraire choquant. Mais Internet est bourré de sex-shops, et là, l’enfant peut rentrer sans problèmes ! Il y a des moyens pour mieux contrôler l’accès. Il faut arrêter de dire que ce n’est pas possible, c’est une question de volonté.    *Protégeons nos enfants, de Marie-Alix Leroy, ed.Marne, 2020.  

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