"On a préféré prendre le risque financier de partir que de rester dans un système qui nous broyait"
Seize ans qu'elle arpentait les couloirs du service de médecine polyvalente de l'hôpital de Lure, en Haute-Saône. En mars dernier, Christelle Vuillemard, 43 ans, a troqué sa blouse blanche contre un tablier. Avec sa collègue Tiffany Mange, 35 ans, l'IDE a ouvert une épicerie, le "Biovrac des 1000 étangs", dans le village de Melisey, à 10 kms de là. Un projet muri depuis "fin 2019" par les deux soignantes. "Je me sentais de plus en plus mal dans la façon dont j'exerçais mon métier. Les derniers mois, je ne me sentais même plus en sécurité. Je rentrais chez moi avec une impression de travail mal fait, et même, involontairement, de maltraitance, témoigne Christelle. Tout devait aller de plus en vite. Le patient n'était plus au centre du soin, c'étaient les chiffres, la rentabilité. Notre métier d'infirmière se résumait aux toilettes, aux cachets, aux changes et à l'administratif. Les pansements : pas grave, ce sera fait le lendemain! Prendre le temps de rassurer un patient ou une famille, ça ne rapporte pas d'argent." "Entre chaque vague, on faisait un bond en arrière" La crise du Covid n'a fait qu'accentuer le mal être de l'infirmière et de sa collègue, toutes deux postées en secteur Covid. Contaminées en avril 2020, les deux IDE sont priées de revenir travailler sans être complètement rétablies, perdant au passage le bénéfice de leur prime annuelle du fait de leur absence. "On nous a pressurisées toutes les deux", dénonce Christelle. Les témoignages de reconnaissance ont laissé un goût amer aux soignantes. "Si on avait eu le choix, plutôt que la prime Covid, on aurait préféré un poste en plus. Tout cet argent qu'on a aussi donné à des gens dans les bureaux, on aurait pu le mettre ailleurs", renchérit Tiffany. "J'ai cru que les choses allaient peut-être changer, confie Christelle. Mais entre chaque vague, on faisait un bond en arrière."
En juin 2020, les deux IDE sont donc résolues à partir. Et les promesses de revalorisations salariales du Ségur n'y changeront rien. "La rémunération n'a jamais été ma préoccupation principale", explique Christelle. Pour preuve : "On a préféré prendre le risque financier de partir que de rester dans ce système qui nous broyait", souligne-t-elle. Faute d'avoir pu bénéficier d'une rupture conventionnelle en effet, Christelle et Tiffany n'ont pas eu droit au dispositif de Pôle emploi permettant aux jeunes entrepreneurs de percevoir des allocations chômage durant deux ans, le temps de se dégager un revenu. Ni à aucune autre aide à la création d'entreprise, d'ailleurs. "Nous sommes donc sans salaire. Heureusement que nos maris sont là, souligne Tiffany. Pour une soignante qui est toute seule avec ses enfants...
c'est marche ou crève." Pour les deux IDE, qui se sont résolues à se mettre en disponibilité, de nombreuses collègues franchiraient le pas si elles n'étaient pas pieds et poings liées sur le plan financier. "On a des collègues qui se suicident, qui sont en dépression ou qui abusent de l'arrêt maladie longue durée… et je peux le comprendre", déplore Tiffany. Nombreuses sont également celles qui ont choisi de s'installer en libéral, soulignent les IDE. Depuis juin 2021, les deux associées sont aux commandes d'une épicerie proposant du vrac bio et des produits locaux, en circuit court. "On est contentes pour l'instant, témoigne Tiffany. La clientèle est là. Les gens ont envie de nous soutenir. On croise les doigts et on serre les fesses!" Les deux anciennes infirmières n'ont toutefois pas complètement tourné le dos à leur profession. "Nous ne savons pas de quoi l'avenir sera fait. Peut-être qu'un jour, nous enfilerons la blouse à nouveau."
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