"Pour la première fois, je me sentais valorisé" : vis ma vie de médecin-conseil à la Sécu
"Usé" par 24 ans d'exercice libéral, cet ancien généraliste est passé de l'autre côté de la barrière : en 2013, il est devenu médecin-conseil à la Cnam. À la veille de sa retraite, ce praticien de 63 ans revient pour Egora sur ces 9 ans passés à "écumer un peu tous les services" : contrôle des assurés sociaux, accompagnement de l'exercice coordonné... et relations avec les professionnels de santé. "Moi en tant qu'ancien médecin libéral, je n'étais pas là à leur dire : 'Vous faites mal votre boulot'. Ma posture c'était : 'qu'est-ce que je peux faire pour vous aider?'", témoigne-t-il.
"Quand je suis rentré à l'Assurance maladie, un responsable administratif m'a cité une phrase attribuée à Céline : "De déchéance en déchéance, il est devenu médecin contrôleur à la Sécurité sociale". J'ai beaucoup aimé ce préambule !
Ma carrière médicale a démarré très tôt. J'ai eu mon premier gosse en fin de troisième année de médecine, donc il a bien fallu que je bosse. J'ai exercé comme urgentiste et participé à la mise en place des premiers Smur. J'ai travaillé avec la Sécurité civile : on arrivait avec un hélicoptère et on médicalisait les victimes d'accidents de la route. J'ai été interne en réa… Puis j'ai fait partie de la première promo d'internes en médecine générale. Ensuite, j'ai été assistant aux urgences, et j'ai fait mon service militaire au bataillon des marins-pompiers. J'aurais voulu continuer ma carrière d'urgentiste, de réanimateur, mais IMG c'était vraiment un statut bâtard, on n'avait aucune équivalence …
"Je ne voulais plus faire MG"
Donc en 1989, je me suis installé dans une petite ville des Bouches-du-Rhône, tout seul dans un petit cabinet. Dans les années 90, j'ai créé avec un infirmier un centre médical qu'on appellerait aujourd'hui une MSP : il y avait 5 dentistes, 5 kinés, 10 infirmiers, 2 médecins… Enfin, je suis parti à Aix-en-Provence pour intégrer un cabinet de groupe.
En 2013, j'étais un peu usé par le boulot. Je ne voulais plus faire MG car j'en avais marre. Le seul boulot de salarié qui m'était offert alors était celui de médecin-conseil. J'ai hésité pendant longtemps et une copine qui avait franchi le pas m'a dit que ce n'était pas si mal…
Je n'avais pas de mauvaises relations avec l'Assurance maladie. Bon, je râlais un petit peu comme tout le monde. Mais je n'étais pas un farouche défenseur des libertés individuelles contre "Madame la caisse", ni un "atypique". Je faisais mon boulot avec rigueur, avec déjà des notions de santé publique.
Comme tout libéral, j'avais évidemment quelques idées reçues sur les médecins-conseils : ce sont des glandeurs, ils arrivent à 9h, partent à 4 heures… Sur leur statut, également. On s'imagine qu'ils sont fonctionnaires. Mais en fait, la Cnam est une entreprise de droit privée, avec une délégation de service public. Elle prend ses ordres au ministère, mais c'est une entreprise théoriquement indépendante, qui se gère...
comme elle veut. Il faut savoir aussi que le service médical dépend de la Cnam, pas des CPAM, où les personnels sont des administratifs en majorité. Les délégués d'Assurance maladie (DAM), par exemple, sont pilotés par la CPAM. Le conflit entre la Ville et la Sécu, on le retrouve à l'intérieur même de la Sécu. Les médecins accusent les administratifs d'être trop administratifs et les administratifs accusent les médecins d'être trop laxistes…
Après mon recrutement, j'ai suivi une formation de deux mois à l'EN3S à Saint-Etienne [l'école des dirigeants de la protection sociale, NDLR]. Ça a été une bonne coupure avec l'exercice libéral. A l'époque, l'Assurance maladie était très accompagnante avec les médecins-conseils. Pour la première fois, j'étais valorisé. On nous disait : "Vous êtes une denrée précieuse, vous avez une expertise".
"Les médecins ne prêtent aucune attention à la paperasse… c'est une erreur"
Durant 9 ans, j'ai écumé un peu tous les services. J'ai commencé par "le cœur de métier", le contrôle des assurés sociaux. C'est un peu le passage obligé. On reçoit des gens dans notre cabinet. Notre objectif est de les remettre au boulot, dans la mesure du possible. Dépister les tire-au-flanc, bien sûr, mais aussi apporter la meilleure prestation possible aux gens qui sont en grande difficultés. Marseille, c'est la plus grande caisse de France, celle qui reçoit le plus d'assurés sociaux et qui a le plus d'"atypies". Là-bas, les gens en arrêt de travail longue durée ont des difficultés de tous ordres : sociales, linguistiques… Ma petite fibre sociale a grandi. Je me suis rendu compte que les médecins ne prêtaient aucune attention à ce qu'ils appellent la "paperasserie" et c'est une erreur. Des gens se retrouvent dans de mauvaises situations parce que personne n'a prêté attention à leur dossier, parce qu'ils ont signé des trucs par-dessus de la jambe, que "c'est de la paperasse, on s'en fout". Mais si la paperasse n'est pas faite correctement, la personne peut se voir sucrer ses indemnités ou être privée de l'incapacité permanente à laquelle elle aurait pu avoir droit. Le discours actuel "nous on fait du soin" m'agace un peu. Pour moi, le soin c'est global. On prend soin de la santé des gens mais aussi de leur vie en général. On ne peut pas dire qu'on a soigné quelqu'un alors qu'on l'a mis dans la merde financière parce qu'on n'a pas fait ce qu'il fallait. Surtout quand on est médecin de famille !
Après ce premier poste, que j'ai occupé durant six mois, je suis devenu responsable des accidents de travail (AT) et maladies professionnelles (MP) du département. Avec mon collègue, nous nous occupions de toutes les maladies professionnelles déclarées et de tous les AT graves, en particulier les AT mortels. On enquêtait, on récupérait les rapports d'autopsie, les rapports d'experts. C'était très intéressant, ça m'a permis de côtoyer des spécialistes, dans le domaine de l'amiante par exemple. En AT-MP, on voit de tout : des fumistes qui n'avaient trois fois rien et faisaient trainer les choses au maximum, des employeurs un peu voyous et des gens très atteints (leucémies au benzène, cancers divers et variés…) qui étaient maintenus en arrêt alors qu'il aurait mieux valu les "consolider". Il y a une méconnaissance totale de la législation de la part de la médecine de ville. Tout ce que les médecins faisaient, c'était des renouvellements d'arrêt. Or, vu leur état, ces gens auraient un taux d'IPP de 100%, avec des indemnités largement équivalentes à leur salaire, et une rente accessible à leur famille en cas de décès.
Dans le même temps, j'étais expert au tribunal du contentieux. L'Assurance maladie se faisait dépouiller et tailler des croupières par des employeurs qui refusaient de payer, soutenus par des experts payés une fortune. Alors une task force a été mise en place pour améliorer la qualité des dossiers et mieux se défendre au tribunal.
"En tant qu'ancien médecin libéral, je m'efforçais de ne pas arriver en donneur de leçon"
J'ai occupé ce poste pendant un an, avant de rejoindre un service en relation avec les professionnels de santé. Notre travail consistait à mener des campagnes auprès d'eux, quand on se rend compte qu'il y a une mauvaise pratique relativement généralisée, au niveau local, régional ou national. On regardait les médecins qui avaient des patients de plus de 70 ans encore sous antihypertenseurs centraux, par exemple, on les contactait pour les informer sur les recommandations. En tant qu'ancien médecin libéral, je m'efforçais de ne pas arriver en donneur de leçons. D'autant que je visitais les médecins de mon ancien secteur, qui ne se privaient pas de me charrier ! Les syndicats sont opposés à ce genre de campagne, mais si tous les médecins suivaient les recommandations, on n'en aurait pas besoin. Et aucune autre entité n'a la capacité de le faire.
Je me suis occupé des campagnes MSO-MSAP si décriées par les médecins qui dénoncent "le délit statistique". Il faut savoir que ce sont des missions décidées par le Parlement. Finalement, on ne fait qu'appliquer une lettre au réseau de la Cnam, qui est une application directe de la loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS) de l'année. On ne peut pas dire que la Cnam le fasse de mauvaise grâce… Mais c'est cadré.
"J'ai été à leur place, moi aussi j'ai prolongé des arrêts pendant des mois, des années"
En général, on fait une première campagne d'informations, 3-4 mois avant la vraie campagne MSO-MSAP. On va voir les médecins qui ont une très forte prescription d'IJ et on leur explique qu'il faudrait qu'ils baissent, car ils pourraient être pris dans une procédure MSO-MSAP. Moi en tant qu'ancien médecin libéral, je n'étais pas là à leur dire : "Vous faites mal votre boulot". Ma posture c'était : "qu'est-ce que je peux faire pour vous aider?" J'ai été à leur place, moi aussi j'ai prolongé des gens pendant des mois, peut-être même des années, car je ne savais pas quoi en faire… La difficulté, c'est qu'à partir du moment où les gens se sont engagés dans une séquence d'arrêt de travail prolongé, ils ne peuvent plus en sortir. Ils sont incapables... d'aller travailler. Et plus ils sont pauvres, plus c'est compliqué, car ils perdent tous repères. L'arrêt de travail prolongé, ça donne des gens malheureux en arrêt de travail, qui ne peuvent rien faire d'autre et ne peuvent qu'être prolongés, avant d'arriver éventuellement à l'invalidité, avec un revenu misérable. Donc je m'efforçais d'aider les médecins avec leurs dossiers "pourris", en leur faisant valoir que l'arrêt de travail n'est pas la solution à tout. Quand on est en conflit avec son employeur, la solution c'est de changer d'employeur. Je disais au médecin : "Envoyez-le au médecin du travail, faites en sorte qu'il le déclare inapte au poste. Arrêtez les arrêts itératifs, parce que dans 6 mois, dans 1 an il sera toujours dans le même état… sauf que l'employeur lui en voudra encore plus!"
Par la suite, certains médecins étaient convoqués. On les recevait en binôme médecin – responsable de la CPAM, on leur faisait la leçon et on leur donnait des solutions pour qu'ils s'améliorent. Parce que j'avais un petit côté électron libre, j'ai cherché à savoir quel était l'impact de ce genre de procédures. J'ai obtenu l'autorisation de rappeler tous les médecins qui avaient été convoqués pour leur poser des questions sur le ressenti, sur la modification (ou pas) de leur pratique. 90% des médecins ressortaient en se disant : "bon j'ai pris un savon mais je n'ai rien prévu pour changer". J'ai donc proposé d'aller rencontrer ces médecins directement dans leur cabinet pour leur offrir une aide. Je suis allée dans des cités au fin fond de Marseille, dans des cabinets aux portes blindées, des médecins qui avaient des tasers, des pistolets dans le tiroir… J'en suis ressorti avec une opinion mitigée. Je pense qu'il y a des médecins qui font vraiment n'importe quoi et que ça ne rend pas vraiment service à leurs patients. Et d'autres qui sont pris dans un engrenage tel qu'ils ne peuvent plus s'en sortir. Ils sont menacés. Ils nous disaient : "Moi si je ne fais plus d'arrêts je vais me faire casser la gueule". À mon sens, il faut les aider à se débarrasser d'un certain nombre de patients dont on ne sait pas trop quoi faire et essayer de trouver des solutions pour eux.
"On m'a jugé pas assez dans la ligne de la Cnam"
J'ai fait aussi du contrôle chez les kinés et je me suis fait pas mal d'ennemis. Des kinés avec des chiffres d'affaires de folie, qui prenaient 10 ou 15 patients en même temps. Des jeunes des cités qui se faisaient prescrire des séances de rééducation pour faire de la musculation gratuite…
Après ça, j'ai été pressenti pour devenir chef de service. J'ai fait tous les stages nécessaires. J'ai occupé le poste durant quelques semaines… avant d'être rétrogradé. On m'a arraché mes gallons et on m'a remis avec la piétaille. On m'a jugé pas assez dans la ligne de la Cnam. J'avais été sur le terrain, au contact des professionnels alors je disais qu'il fallait faire les choses différemment, j'avais des idées. Mais on me répondait que l'Assurance maladie était une grande institution, un paquebot, qu'il fallait du temps pour prendre un virage. Avoir des idées, on vous dit que c'est bien… mais pas trop quand même.
En 2018, j'ai été nommé ROC, référent des organisations coordonnées. Le but est de favoriser les regroupements de professionnels de santé et leur financement. J'ai eu la chance d'accompagner toutes les structures d'exercice coordonné des Bouches-du-Rhône. Je travaillais main dans la main avec une responsable administrative de la caisse, qui avait deux collaboratrices. C'est le poste qui m'a le plus marqué, car c'était vraiment une page blanche. Pour les CPTS, on connait les cinq grandes missions, on connaît le financement, mais rien n'est écrit. C'est au ROC d'établir le cahier des charges : qu'est-ce qu'on va payer, comment on va le payer, comment on va décliner ces missions au niveau local, est-ce que les solutions envisagées sont réalisables ou non, quels indicateurs de suivi vont être mis en place… Dans le cadre de la responsabilité territoriale, des parcours de soins et de la pertinence, j'ai également été chargé de proposer des actions à la fois aux hôpitaux aux CPTS.
J'ai aimé tous ces postes, ils avaient tous un intérêt. Quand je faisais du contrôle aux assurés sociaux, j'ai eu le sentiment d'avoir aidé des gens bien plus que je ne les aurais aidés si j'avais été médecin traitant. J'ai eu mon petit côté Robin des bois en sabrant des tricheurs. Des faux paraplégiques en invalidité, sans aucune amyotrophie, qui ne marchaient pas… quand on était là ! Quand je m'occupais des relations avec les professionnels de santé, je sillonnais le département avec une voiture de fonction, c'était sympa.
"J'ai découvert qu'il y avait une vie après le travail"
Le rythme n'avait rien à voir avec les cadences infernales de l'exercice libéral, où chaque minute compte (j'en étais à chronométrer le temps d'impression de mes ordonnances...). On change de paradigme. On devient salarié avec des horaires de salariés. Même si j'avais gardé des vieux réflexes : il m'est arrivé de programmer des réunions à 19 h 30-20 h, d'être invité par des CPTS à des assemblées générales et d'en ressortir à minuit. Mais globalement, c'est un changement total de vie. On rentre à la maison à 17 h, 17 h 30 et on découvre qu'il y a une vie après le travail. Alors qu'avant, je ne rentrais jamais avant 20 h-20 h 30 et que je ne voyais pas le jour avant le mois de mai-juin…
Et quand j'ai attrapé le Covid et que j'ai été hospitalisé en soins intensifs durant 8 jours pour une embolie pulmonaire double, mon salaire est tombé. J'ai pu me reposer et reprendre 3 semaines après. J'aurais été libéral, j'aurais été dans la galère, et j'aurais flippé comme un malade.
Quant à la rémunération des médecins-conseils, elle est déterminée par une convention collective Ucanss. Il y a une rémunération de base en points, et là-dessus on vous reprend votre ancienneté depuis le moment où vous avez passé votre thèse. Ensuite on progresse avec les points de compétence, dans le cadre des entretiens annuels avec les managers. Quand je suis rentré à l'Assurance maladie, je devais gagner à peu près 4000-4500 euros par mois, j'ai terminé avec 1000 euros de plus.
"Je ne sais pas si je conseillerais le métier de médecin-conseil…"
Je serai à la retraite le 1er avril prochain. J'ai créé ma micro-entreprise afin d'apporter mon expertise aux CPTS dans le cadre de missions ponctuelles. Je vais sans doute perdre mes compétences au fil du temps, car la législation et la réglementation évoluent.
Aujourd'hui, je ne sais pas si je conseillerais le métier de médecin-conseil… Il y a quelques années, ils ont baissé les effectifs de 10% et depuis la charge de travail a beaucoup augmenté. Maintenant, il manque 20 à 30% de médecins-conseils au niveau national et l'Assurance maladie peine à recruter : 150 postes ont été ouverts au recrutement, 30 ont été pourvus. Je dirais plutôt aux médecins "engagez-vous vers la médecine du travail". C'est un poste voisin, mais avec une rémunération bien plus importante et une qualification à la fin qu'on n'a pas en tant que médecin-conseil."
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François Pl
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