Urgences saturées : la riposte d'un médecin généraliste face au "mépris de certains hospitaliers"
Le généraliste serait-il devenu le "bouc émissaire" d'un système de santé à la dérive ? C'est la question que se pose le Dr Pierre Frances, installé à Banyuls-sur-Mer. Pourtant, assure le praticien dans un texte transmis à Egora, les médecins libéraux aussi sont "sur le pont" pour prendre en charge les urgences… et parfois, ce sont eux qui subissent les défaillances hospitalières. Témoignage.
"Fréquemment, les médias relaient les difficultés engendrées par la prise en charge des patients au sein des services d'urgences. Des familles ou associations de patients montent très régulièrement au créneau pour dénoncer des situations jugées intolérables. Le bouc émissaire est très facilement identifié : le médecin généraliste libéral, qui n’assume pas ses fonctions. Il n’assurerait que très partiellement les gardes, et aurait tendance à refuser les patients se présentant dans son cabinet en urgence. Le mythe du praticien libéral désinvolte est ancré dans l’esprit de pas mal de nos concitoyens, cela d’autant plus qu’un lavage de cerveau est régulièrement effectué par certains médias, mais aussi des politiques qui, le plus souvent, ne connaissent pas les réalités du terrain.
Cependant il est important, avant d’avoir cette mauvaise perception, de relater certaines situations qui peuvent faire hérisser les poils de nos condisciples. Ces exemples doivent nous amener à une réflexion plus objective.
Au début du mois de septembre j’ai été appelé au chevet d’une patiente que j’avais vue la semaine précédente au cabinet. Cette dernière, âgée de 72 ans, était très asthénique, elle avait perdu du poids, et expliquait qu’elle avait une énorme appétence pour les jus de fruit.
Compte tenu de ce tableau, j’ai rapidement évalué sa glycémie au moyen d’un lecteur glycémique à ma disposition. C’est alors que j’ai noté une glycémie supérieure à 5 g, ce qui m’a conduit à prescrire un bilan sanguin, et à rechercher la présence de corps cétoniques dans les urines sur le champ (recherche négative). La patiente, consciente de la situation, m’a bien regardé en face, et m’a fait comprendre qu’elle refuserait toute hospitalisation. De ce fait j’ai dû accepter cet avis, et j’ai effectué une prescription d’insuline lente qui a été administrée par les infirmières du secteur, avec qui j’ai l’habitude de collaborer activement.
Durant le week-end qui a suivi cette prescription, l'état de la patiente s’est dégradé, du fait d’un refus de toute alimentation. A mon arrivée dans son logement très en désordre (elle refusait précédemment de me voir au domicile car elle avait honte d'avoir un syndrome de Diogène) le lundi matin, je constate que cette dernière réagit difficilement à mes demandes. La glycémie est toujours très élevée (plus de 3 g/l).
Conscient de la gravité de la situation, un appel au 15 est effectué pour recevoir cette personne au sein du service des urgences, car elle est seule dans son appartement insalubre.
Le régulateur au bout du fil explique qu’il est difficile d’assurer une prise en charge hospitalière correcte aux urgences, qui sont débordées. Aussi il me conseille d’appeler le service d’endocrinologie, qui a les capacités de recevoir directement les patients.
"Le médecin généraliste est l'homme à tout faire"
A ma grande surprise, à la suite de l’appel sur le portable de garde du service, un message enregistré explique qu’il est impossible aux médecins de répondre du fait d’une pénurie de professionnels de santé dans cette unité. Considérant que je n’avais plus de temps à perdre, je demande aux ambulanciers de se rendre aux urgences.
Cependant, quelque peu interrogatifs et de peur de se faire refouler à leur arrivée à l'hôpital, ces derniers ont appelé à mon insu notre régulateur qui, furieux, me demande. En fait, ce dernier exige de ma part une prise en charge à domicile avec perfusion et administration d’insuline ; il semble faire l'impasse sur l'état général très altéré de la patiente.
Je refuse cette solution, et lui explique qu’en tant que professionnel de santé au chevet de cette patiente, je prends la décision d’envoyer cette personne vers le centre hospitalier en me moquant éperdument des propos pas très satisfaisants à mon goût de ce confrère. Le soir même, le service de néphrologie m’appelle pour m’informer que la situation de cette personne est critique. Elle a été perfusée du fait d’une déshydratation sévère, on lui a administré une insulinothérapie par voie intraveineuse, et elle est dialysée.
Bien entendu cette histoire que j’ai très mal vécue est une situation relatée qui a pour but de nous pencher tous sur les affres de la prise en charge des patients en situation de détresse au domicile.
Comme nous le voyons, le médecin généraliste est l’homme à tout faire. Il doit utiliser des trésors de patience, passer beaucoup de temps pour s’expliquer, et montrer une certaine résilience pour obtenir une qualité de soins optimale. Cet exemple nous montre également le mépris de certains hospitaliers qui ne connaissent pas, ou ne veulent pas comprendre, les difficultés rencontrées par les libéraux qui se lèvent très tôt, et se couchent très tard (la plupart œuvrent plus de 50 heures/ semaine).
Non ! la médecine libérale ne se résume pas à un tiroir-caisse. Ces professionnels ont conscience de leur rôle auprès de la population générale, et on peut concevoir que ces soignants soient parfois éreintés, ou en situation de dépression car on ne les épargne pas.
Non ! les hospitaliers ne sont pas les seuls à être sur le pont, et il faut savoir travailler tous en bonne intelligence pour le bien du patient, mais aussi pour son propre confort moral.
Pour en finir avec ce témoignage, j’ai été quelque peu «ravi » de recevoir un coup de fil du service d’endocrinologie trois jours après cette triste affaire. Le cadre de santé m’a expliqué que ma patiente pouvait être admise le lendemain pour effectuer une évaluation de son diabète."
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