Pour résoudre la crise des urgences psychiatriques, il faut "soutenir l'installation en libéral"
En décembre dernier, deux députées ont déposé un rapport parlementaire alarmant sur l'état de la psychiatrie en France. Elles y proposaient notamment de mettre en place des quotas de lits publics dans les établissements privés et d'inclure les psychiatres libéraux dans la permanence des soins ambulatoires. S'il partage certains de leurs constats, le Dr Florian Coromines, psychiatre libéral exerçant dans un établissement privé, estime que les solutions avancées dans ce rapport doivent mieux prendre en compte les réalités rencontrées par ces praticiens libéraux. Il appelle à une reconnaissance équitable de leur travail.
J’ai pris connaissance du rapport sur les urgences psychiatriques déposé en décembre 2024 par Mmes Nicole Dubré-Chirat et Sandrine Rousseau, députées. Si je reconnais l’intérêt du travail réalisé et les préoccupations soulevées, je souhaite apporter certaines précisions et contrepoints concernant le rôle des psychiatres libéraux et des établissements privés dans la prise en charge des urgences psychiatriques.
Ce que propose le rapport et qui concerne spécifiquement les établissements privés et/ou les psychiatres libéraux :
- Réduire l’inégalité entre les secteurs public et privé en matière de permanence des soins en établissement de santé (PDSES) en incluant ce critère dans le nouveau régime des autorisations : jusqu’à présent la psychiatrie a été exclue de la PDSES, les rapporteuses demandent que la permanence des soins en établissement puisse s’appliquer à la psychiatrie bien qu’elles reconnaissent que cette inclusion est entravée par un manque de financements.
- Mettre en place des "quotas de lits publics" dans les établissements privés : le rapport critique le manque d’implication des cliniques privées dans la gestion des soins sous contrainte et des soins non programmés et suggère d’augmenter leur contribution à travers de ces quotas, afin de fluidifier la prise en charge des urgences psychiatriques.
- Inclure les psychiatres libéraux dans la permanence des soins ambulatoires (PDSA) : il est préconisé que les psychiatres libéraux participent à la permanence des soins ambulatoires, soit en intégrant le Service d’Accès aux Soins (SAS), soit en proposant des consultations pour les soins non programmés dans les Centres Médico-Psychologiques (CMP).
Le rôle des psychiatres libéraux au sein des établissements de santé, un engagement sous-évalué :
Les psychiatres libéraux jouent en fait un rôle fondamental dans le fonctionnement des établissements privés, mais leur investissement repose exclusivement sur leur engagement personnel, car les astreintes pour la continuité des patients hospitalisés qu’ils assurent dans ces établissements ne se sont pas rémunérées. Ce point mérite une reconnaissance urgente, notamment par une rémunération équitable. Leur rôle ne se limite pas à assurer des soins : ils permettent aussi de pallier les défaillances du système public, en prenant en charge un grand nombre de patients dans des conditions souvent difficiles.
De plus, les psychiatres libéraux assument des responsabilités médicales accrues, inhérentes à leur statut. En cas d’incident grave, comme un suicide, leur responsabilité est souvent partagée avec l’établissement, contrairement au secteur public où les psychiatres bénéficient d’une protection statutaire, sauf en cas de faute grave. Cette différence de statut explique pourquoi les psychiatres libéraux doivent parfois limiter l’admission de patients trop complexes, dans des structures qui ne disposent ni du personnel ni des infrastructures adaptées pour gérer les cas lourds.
Enfin, imposer des quotas de lits publics dans les cliniques privées est impraticable et inadapté, compte tenu des contraintes réglementaires et structurelles du secteur privé, notamment l’absence d’autorisation pour les soins sous contrainte et le manque de financements associés (nous l’avions rappelé lors d’un précédent article en février 2024 en réponse aux propos tenus par l’ancien ministre délégué à la santé, M. Frédéric Valletoux).
Le fonctionnement des établissement privés repose souvent sur un personnel paramédical limité et des locaux peu adaptés aux situations d’urgence ou aux soins complexes. Ces établissements, essentiels dans de nombreux territoires, jouent un rôle complémentaire en déchargeant les hôpitaux publics, mais nécessitent un soutien renforcé plutôt que des exigences supplémentaires.
Les limites des propositions sur la participation des psychiatres libéraux à la permanence des soins :
Aujourd’hui, la PDSA concerne exclusivement les médecins généralistes, qui assurent des consultations en soirée, la nuit et les week-ends dans des maisons de garde ou leur propre cabinet. Les psychiatres libéraux ne disposent pas des infrastructures nécessaires pour gérer des situations de crise psychiatrique dans ces conditions. Ces crises nécessitent des moyens humains et techniques spécifiques – comme des équipes pluridisciplinaires ou des dispositifs de sécurité – que seuls les services d’urgences psychiatriques peuvent fournir.
De plus, le rapport semble confondre la PDSA avec le Service d’Accès aux Soins (SAS). Le SAS est conçu pour orienter les patients vers des soins non programmés sur des horaires de journée, et non pour gérer les crises psychiatriques et en urgence la nuit ! Mélanger ces deux dispositifs témoigne d’une méconnaissance du système de santé, des réalités pratiques de la psychiatrie et des besoins spécifiques des patients en situation de crise.
Enfin, proposer des consultations de psychiatres libéraux dispensées dans les Centres Médico-Psychologiques (CMP) est irréaliste. Les CMP concentrent leurs moyens sur les horaires de journée, tandis que le personnel hospitalier est mobilisé le soir et le week-end pour les urgences psychiatriques. En dehors de ces horaires, il n’y a ni personnel ni moyens logistiques pour soutenir des consultations libérales dans ces structures. Cette proposition déplace artificiellement le problème sans le résoudre, car les urgences psychiatriques restent les seules capables de gérer les crises sévères.
Ces propositions ont un impact négatif sur l’activité des cabinets libéraux : les psychiatres libéraux ont déjà une charge de travail très importante dans leurs propres cabinets, où ils assurent un suivi continu pour leurs patients. Et pourtant les deux rapporteuses formulent l’hypothèse selon laquelle "les difficultés croissantes d’accès aux soins psychiatriques en ville sont davantage liées au nombre insuffisant de psychiatres libéraux qu’à leur niveau d’activité" ! Comment donc demander aux psychiatres libéraux davantage d’efforts alors qu’ils ne sont déjà pas assez nombreux pour assurer les consultations externes de ville ? Qui s’occuperait des patients de ville le lendemain des gardes ? De plus, il est curieux d’imposer un lieu de consultation à un professionnel libéral, alors même que leur indépendance de pratique est au cœur du modèle libéral.
Renforcer l’attractivité de la psychiatrie libérale, une solution indispensable :
Pour résoudre durablement la crise des urgences psychiatriques, il est impératif de renforcer l’attractivité de la profession dans son ensemble, et plus particulièrement celle de la psychiatrie libérale. Comme le souligne le rapport, les urgences deviennent souvent la porte d’entrée principale dans le parcours de soins, mais cette saturation pourrait être évitée si davantage de psychiatres s’installaient en ville ou dans des structures privées. Actuellement, les jeunes générations de psychiatres se détournent du libéral, faute d’incitations suffisantes, de conditions de travail attractives et de reconnaissance de leur rôle.
Or, les propositions avancées par le rapport risquent d’aggraver cette désaffection en rendant la pratique encore moins attractive pour les libéraux, et particulièrement pour ceux qui travaillent en établissements privés. Imposer des contraintes supplémentaires – telles que des gardes obligatoires, une permanence de soins en établissement sans aucun moyen associé, ou l’accueil systématique dans les établissements privés de patients lourds nécessitant des soins complexes – est incohérent avec les responsabilités accrues auxquelles les psychiatres libéraux sont déjà exposés. Ces mesures risquent de décourager non seulement les psychiatres déjà en exercice, mais aussi les nouvelles générations, qui pourraient se détourner encore davantage de ce mode d’exercice pourtant essentiel pour désengorger les urgences et fluidifier le parcours de soins.
Soutenir l’installation en libéral par des mesures concrètes – incitations financières, simplification administrative et meilleure intégration dans les dispositifs de soins – permettrait au contraire de résoudre une partie de la crise psychiatrique, tout en garantissant des conditions de travail attractives et adaptées au rôle unique des psychiatres libéraux.
En conclusion :
Si je partage le constat des rapporteuses sur les défis que rencontre la psychiatrie en France, je pense que les solutions proposées doivent mieux prendre en compte les réalités du secteur privé et des psychiatres libéraux. Ces derniers, malgré des contraintes importantes, jouent un rôle déterminant dans la prise en charge des patients psychiatriques.
Plutôt que de déplacer les responsabilités des urgences psychiatriques vers les libéraux, il serait plus pertinent de renforcer les services d’urgence existants et de mieux articuler les dispositifs de permanence des soins avec les réalités du terrain.
En valorisant les psychiatres libéraux et en renforçant les structures existantes, nous pouvons construire un système psychiatrique réellement adapté aux besoins des patients et des professionnels.
Les psychiatres restent mobilisés pour défendre une vision juste et pragmatique des contributions de chacun au système psychiatrique français.
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