L’intelligence artificielle, un outil de prévention en devenir
L’intelligence artificielle, un outil de prévention en devenir
L’intelligence artificielle permet déjà de définir des profils de personnes plus à risque de développer une pathologie. À l’avenir, elle pourrait servir à cibler les messages et actions de prévention primaire et secondaire vers ces personnes. Mais son développement et son intégration aux politiques de santé soulèvent de nombreuses questions.
L’intelligence artificielle, un outil de prévention en devenir
La collecte de données de santé – issues de l’Assurance maladie, d’études de cohorte, d’études cliniques, du télésuivi des malades chroniques… – et leur analyse peuvent aider à définir des probabilités de survenue d’une maladie, liées à des facteurs cliniques et génétiques, mais aussi à des déterminants socio-économiques et comportementaux. Le dépistage individuel chez un sujet sain ou malade détermine un score de risque et permet d’envisager la mise en œuvre de mesures de prévention et d’un suivi personnalisé.
"Les campagnes de prévention classique en population générale sont fixées et variables en termes de rapport bénéfices-risques. La prévention 'algorithmique' est stratifiée, individualisée et dynamique, avec un rapport bénéfices-risques élevé", a estimé le Pr Étienne Minvielle, directeur du centre de recherche en gestion de l’Institut polytechnique, directeur de recherches CNRS et médecin de santé publique à Gustave-Roussy (Villejuif, Val-de-Marne), lors d’une conférence organisée par l’Ecole polytechnique Santé, le 14 novembre. "L’objectif est de mettre en place une première détection, une intervention précoce, un suivi, une prévention de la récidive", a résumé Guillaume Couillard, directeur général du groupe hospitalier universitaire (GHU) Paris psychiatrie & neurosciences.
Dépistage et suivi précoces
Ainsi, le centre Gustave-Roussy a développé le programme Interception, visant à identifier au plus tôt les personnes à risque augmenté de cancer – antécédents familiaux, prédisposition génétique, exposition à des substances toxiques comme le tabac, présence de lésions précancéreuses – et à leur proposer une prise en charge précoce personnalisée.
Même approche pour le programme Icope (Integrated Care for Older People) de l’Organisation mondiale de la santé, sur le maintien de l’autonomie chez les personnes âgées. Des tests, disponibles sur la plateforme numérique Icope Monitor, permettent aux sujets de 60 ans ou plus, autonomes et vivant à domicile, d’évaluer six fonctions essentielles : motricité, état nutritionnel, santé mentale, cognition, audition et vision. En cas de fragilité, l’évaluation est approfondie et un plan de soins personnalisé mis en place.
Du curatif au préventif ?
Ces actions vont à contre-courant du système de santé français, axé sur le soin bien plus que sur la prévention. « La France est le deuxième pays mondial en termes d’espérance de vie à 65 ans pour les femmes et le troisième pour les hommes [23,6 ans et 19,8 ans en 2023 ; NDLR]. Nous avons un système curatif très performant. Mais sur l’espérance de vie en bonne santé et la mortalité prématurée, la France est beaucoup moins bonne », a pointé Nicolas Revel, directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris.
"70 % des dépenses de santé vont à la prise en charge des maladies chroniques, et cela progresse. Nous disposons de trois leviers pour ajuster l’Objectif national de dépenses d’assurance maladie : baisser les taux de remboursement ou dérembourser, un levier régulièrement utilisé et plus encore aujourd’hui ; baisser les prix sur les médicaments, les tarifs des séjours et des actes hospitaliers ; rechercher de la productivité (tarification à l’activité), avec des acteurs qui se trouvent fragilisés, a décrit l’ex-directeur de la Caisse nationale de l’assurance maladie. La prévention est une absolue nécessité."
Une prévention pour qui ?
Les programmes de dépistage déployés jusqu’alors "ne fonctionnent pas très bien. Le dépistage du cancer du sein atteint 50 % de la cible, celui du cancer colorectal 30 %", a observé le Pr Fabrice Barlesi, oncologue, chief executive officer et directeur médical de Gustave-Roussy. "La stratégie populationnelle est née dans les pays nordiques où l’adhésion est plus grande que dans les pays latins."
En outre, elle bénéficie plus aux populations les plus favorisées et peine à atteindre les plus fragiles. "Les personnes âgées, précaires, à risque génétique, avec des problèmes psychiques, sont plus à risque de développer des pathologies", a noté la Dre Lise Alter, directrice générale de l’Agence de l’innovation en santé. La prévention "algorithmique" devra pouvoir toucher ces personnes et éviter de creuser encore les inégalités entre différents niveaux de revenus, d’éducation, d’accès aux soins et/ou aux outils numériques. Le maintien d’une protection sociale solidaire est également un impératif. "La personnalisation questionne la mutualisation", a relevé Étienne Minvielle.
Choisir le message
Quel message dispenser ? "La recherche démontre que les destinataires peuvent être particulièrement sensibles aux pratiques et aux interventions qui mettent en évidence des identités sociales et qui reconnaissent les émotions négatives. Les choix et les décisions viennent pour plus de 75 % de la part non cognitive de la personne : intuitions, croyances, valeurs, émotions, identité sociale, a poursuivi Étienne Minvielle. Nous devons investir sur les sciences comportementales, par exemple pour comprendre les facteurs de motivation d’adhésion au traitement : autonomie de décision, environnement familial…"
La psychologie doit être convoquée. La découverte d’un risque accru de survenue d’une maladie chez un sujet sain permet certes d’éviter l’errance diagnostique, mais pose une question éthique : "Que faire d’une information quand on ne peut rien faire ?", s’est inquiété Guillaume Couillard. "Quand on séquence tout le génome, on demande au patient s’il souhaite qu’on lui communique la présence d’une anomalie. C’est déjà dans les pratiques", a répondu le Pr Barlesi.
Des usagers à conquérir
Pour être acceptables et acceptées, ces technologies devront garantir le respect des libertés fondamentales, la confidentialité et la sécurité des données… "L’appropriation par le patient et les professionnels de santé est le nerf de la guerre", a souligné Lise Alter. Le médecin ne devrait pas être remplacé mais secondé, par l’intelligence artificielle, qui analysera des données nombreuses et variées pour une aide à la décision. "Cela redonne du temps pour ce pourquoi on fait de la médecine, le rapport humain. La place du médecin est irremplaçable", a rassuré le Pr Barlesi.
Le recentrage des soignants sur leur mission essentielle et les gains de temps – possibles et souhaitables – ne diminuent pas les besoins en ressources humaines. Au contraire. "La prévention mobilise beaucoup de compétences : coordination, psychologie, accompagnement", a indiqué Nicolas Revel, suggérant de faire appel aux "nombreux métiers utiles dans des catégories autres que médecins et infirmières".
Par ailleurs, la collaboration humain-machine nécessite de clarifier les responsabilités juridiques en cas de dommage causé par l’intelligence artificielle. Et pour les soignants d’acquérir de nouveaux savoirs. "Les étudiants en médecine ingurgitent des connaissances qui seront obsolètes quand ils exerceront. Il faut mettre le paquet sur la formation continue", a plaidé Lise Alter.
Une sécurité et une utilité à évaluer
Les algorithmes devront être entraînés sur des données et méthodes d’analyse pertinentes, et les technologies, faire la preuve de leur sécurité, leur efficacité en vie réelle et leur utilité. "Un parcours d’évaluation réglementaire existe déjà comme pour le médicament ou le dispositif médical. Les outils pertinents sont référencés sur Mon espace santé, a rappelé Lise Alter. L’efficacité est à démontrer si l’on veut une prise en charge par la solidarité nationale." Le modèle économique et de remboursement reste à définir.
"Il est difficile d’investir massivement sur la prévention car la valorisation se fera dans dix ou vingt ans", a signalé le Pr Barlesi. "Il peut y avoir des usages sur des cycles économiques courts", a objecté Nicolas Revel, prônant "un investissement dans ce champ pour démontrer la valeur".
Des stratégies à conjuguer
Pas question donc d’abandonner les campagnes de prévention classiques. "La prévention en population générale a déjà fait ses preuves. Sa complémentarité avec la prévention algorithmique apparaît de plus en plus évidente, même si son contenu reste à définir", a indiqué Étienne Minvielle.
Pour le moment, les programmes innovants montrent une "évidence modeste quant à la survenue retardée de la maladie et l’amélioration de la santé, faute de recul", a-t-il reconnu.
Attention aussi à ne pas demeurer dans une vision consumériste, où des technologies, loin d’être neutres sur le plan social et environnemental, seraient érigées en solution, au détriment d’un changement sociétal.
Références :
D’après les propos des Prs Fabrice Barlesi (Gustave-Roussy) et Étienne Minvielle (École polytechnique, Gustave-Roussy), de la Dre Lise Alter (Agence de l’innovation en santé), de Guillaume Couillard (GHU Paris psychiatrie & neurosciences) et de Nicolas Revel (AP-HP) lors d’une conférence organisée par l’Ecole Polytechnique Santé (14 novembre).
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