"Médecin généraliste, je bosse 45 heures par semaine, j'ai la vie des gens entre les mains et je gagne 3000 euros par mois"

21/04/2023 Par Aveline Marques
Témoignage
C'est la voix chargée d'émotions que la Dre Elodie Masson, 38 ans, a interpellé au micro le directeur général de la Cnam, Thomas Fatôme, lors du congrès du Collège de médecine générale, le 25 mars dernier. Installée dans un petit village normand, la jeune généraliste ne travaille "que" 45 heures par semaine, n'a "que" 850 patients médecin traitant et une fois les charges déduites, ne gagne que 3 000 euros net par mois. Alors que le règlement arbitral qui palliera l'échec des négociations conventionnelles et de son très controversé "contrat d'engagement territorial" sera présenté dans les prochains jours, le témoignage d'Elodie Masson, qu'Egora a recueilli, symbolise tout le mal-être de la jeune génération qui ne veut pas tout sacrifier au nom de la vocation.

  "Je suis installée depuis 9 ans à Quévreville-La Poterie, un petit village normand situé pas très loin de Rouen, où j'ai fait toutes mes études. Je suis un pur produit normand ! Je me suis installée très vite après avoir obtenu mon diplôme. D'abord en tant que collaboratrice, puis comme associée. Nous sommes trois médecins au cabinet. Moi je partage mon bureau avec une consœur, qui est également à temps partiel. Ce qui est un exercice de plus en fréquent. Les lundis et mardis, je fais mes visites le matin, dès 9 heures, et je consulte l'après-midi, jusqu'à 19-20 heures environ. Le mercredi je suis toute la journée au cabinet. Le jeudi, je ne travaille pas, c'est mon jour de repos. Et le vendredi, je consulte le matin et je finis par les visites, vers 18h. En plus de cela, je travaille un samedi matin sur trois, en alternance avec mes associés. Ça semble suffisant aux patients. On n'a pas besoin d'être là 26 samedis matins par an chacun ! Comme je suis à temps partiel, j'ai 850 patients médecin traitant… mais je suis à 1 600 patients en file active car il m'arrive de voir ceux de mes collègues quand ils ne sont pas là. On s'arrange les uns, les autres : c'est le principe d'un cabinet de groupe. Je ne compte pas augmenter davantage ma patientèle car j'ai une patientèle jeune, avec des enfants, des bébés. Avec au moins 8 à 10 naissances chaque année, ma patientèle s'augmente déjà naturellement… Je n'augmenterai pas davantage pour faire de l'abattage.

Résultat, faute d'avoir une patientèle MT suffisante, moi je ne serais pas rentrée dans les critères du contrat d'engagement territorial (CET). Pourtant je coche toutes les autres cases. Je suis maitre de stage ; je ne le fais pas pour gagner de l'argent, mais parce que j'ai été formée comme ça et je trouve normal de former les jeunes à mon tour. Je fais des gardes d'effecteur sur le secteur, je suis régulatrice au 15… Sur le principe, le CET est une aberration. Il n'y a pas deux sortes de médecins : les gentils médecins qui signent et vont mourir à la tâche et les méchants médecins, qui vont refuser de signer car ils essaient de s'occuper correctement de leurs patients et veulent garder une bonne médecine, et donc vont gagner moins. Je ne connais pas de médecin qui a envie de faire l'abattage, de mal soigner ses patients. Je ne connais que des médecins qui ont envie de faire de la prévention, d'aider les gens, de faire la médecine qu'ils ont appris, qu'ils aiment, dans de bonnes conditions.   Et comment on explique aux gens qu'au sein du même cabinet, un médecin est à 26,50 euros et l'autre à 30 ? On fait la même chose, dans les mêmes conditions, pourquoi est-ce qu'on serait payés différemment ? Lors des négociations de la précédente convention [en 2016, NDLR], je me souviens avoir dit à mon collègue que si on restait à 23 euros, ça m'allait, à condition qu'on m'enlève de la paperasse. Je vivais bien. Aujourd'hui, je n'ai plus du tout le même discours. La vie a changé ! Et pour les médecins aussi. Là, on a eu des rattrapages d'Urssaf et de Carmf importants, parce qu'on a vacciné en 2021. A l'époque, on leur avait dit que les rémunérations étaient trop élevées... Ils nous ont répondu que c'était pour nous remercier de ce que nous avions fait durant la pandémie. Alors on s'est dit qu'on allait le prendre. Après tout, c'était un juste retour des choses… On s'est démerdés seuls pour mettre en place la campagne de vaccination massive, nous les libéraux, avec les élus. On s'est crevés à la tâche, les week-ends, les jours fériés, pour vacciner nos patients, pour les protéger. Et derrière, quasiment tout ce qu'on a gagné est reparti en charges, Urssaf, Carmf et impôts. C'est ça, aussi, qui a nourri la grogne.   "Je n'ai jamais autant consulté mes comptes que ces six derniers mois" Personnellement, depuis septembre-octobre, je commence le mois en négatif. J'ai 10 000 euros de chiffres d'affaires par mois, à peu près, mais je paie 2 000 euros d'impôts, 2 000 euros d'Urssaf, 2 000 euros de Carmf… Là-dessus, il faut encore payer les charges de cabinet, la prévoyance, etc. Et les dépenses de la vie courante, qui ont augmenté avec l'inflation. Mais autant le Smic il augmente 1 à 2 fois par an, autant nous ça fait cinq ans qu'on n'a pas été augmentés… Je n'ai jamais autant consulté mes comptes que ces six derniers mois. Avant j'étais... à 50% de charges, là je suis passée à 70%. Et encore, j'ai la chance d'avoir un cabinet où l'on a peu de charges ! On a un secrétariat à distance, une secrétaire physique qui vient une fois par semaine, une femme de ménage, mais on est une petite structure. On a un loyer qui ne nous coûte pas très cher… parce qu'on est à Quévreville-la-Poterie : j'ai vue sur les vaches ! Je n'ose imaginer comment font mes collègues qui sont à 3 000 euros par mois de charges pour le cabinet. Je ne pourrais clairement pas les payer. Là, on en est à changer l'informatique et on doit acheter un nouveau serveur à 900 euros. Eh bien, on attend d'avoir la Rosp. Les uns et les autres, on ne peut pas mettre 300 euros. On est médecin généraliste, depuis 10 ou 20 ans, et on ne peut pas mettre 300 euros dans un outil informatique. Alors qu'on travaille beaucoup ! On n'est pas là 2 heures par semaine pour faire une photo avec un stylo même pas ouvert…

Certes, on me sort que la société m'a payé mes études (comme bien d'autres…) et que j'ai la vocation. Mais la vocation ça ne fait pas tout. Il faut aussi qu'on ait un niveau de revenus qui corresponde à nos études et à nos responsabilités. On a littéralement la vie des gens dans nos mains, tous les jours. On prend des décisions qui potentiellement peuvent améliorer la santé et la vie de quelqu'un ou à l'inverse, si on fait des erreurs parce qu'on est trop fatigués et surmenés, la mettre en danger. C'est notre métier, oui, mais je ne suis pas sure que l'énarque à 7 000 euros net par mois ait la vie des gens entre ses mains… En novembre, j'ai regardé combien gagnait un médecin de Sécu, et j'étais prête à y aller. Tout le monde m'a dit que ça n'allait pas me plaire. Mais je n'en pouvais tellement plus, que j'étais prête à quitter mon travail, que j'aime. Je ne tenais plus le choc. J'ai 38 ans, je suis installée depuis 9 ans, si à mon âge je n'en peux déjà plus, je n'imagine même pas comment je vais pouvoir tenir 30 ans de plus...   "La charge mentale qui pèse sur un généraliste est incommensurable" Et je ne parle même pas de la fatigue physique de faire des gardes, de travailler le week-end, etc. Mais de la charge mentale incommensurable qui pèse sur un généraliste. On a des patients qui vieillissent, qui se complexifient, qui ne vont pas bien. Psychologiquement, je n'ai jamais vu les patients aller aussi mal. Je n'ai jamais prescrit autant d'anxiolytiques et d'antidépresseurs de ma carrière. Et tout ça, c'est nous qui gérons. Ce n'est pas l'hôpital, ce n'est pas le cardiologue ou le psychiatre auxquels on a difficilement accès. Tout nous retombe sur le coin du nez. De zéro à 100 ans. Je n'ai pas d'enfants et je ne sais pas comment je les caserais dans mon planning… Bien sûr je m'adapterais. Mais quand je vois mes collègues avec de jeunes enfants, elles passent leur vie à courir dans tous les sens. Et "heureusement" que leur mari n'est pas médecin, disent-elles. Pour l'équilibre entre la vie de famille et la vie pro, on repassera… On nous parle de qualité de vie au travail et nous, on nous propose de travailler de 8 heures à 20 heures, 5 jours sur 7, avec 26 samedis par an. Et 50 semaines par an. Ça s'appelle de l'esclavage ! Une fois, ma patiente m'a dit que ça l'arrangerait si je travaillais le dimanche… Je lui ai répondu "j'ai la vocation, mais je ne suis ni curé ni bonne sœur". Notre métier, on l'aime mais c'est notre métier, pas toute notre vie. Et aujourd'hui, il nous rend malade. Je pense que tout médecin a au moins fait un burn out, voire deux. On a tenu le temps qu'on a pu, pour nos patients. Mais ce n'est plus possible, on arrive au bout. Nous, ce qu'on attend, c'est déjà... une reconnaissance de notre travail. Parce qu'on parle de l'hôpital, mais pour nous aussi c'est dur. Et nous aussi on a été là pendant le Covid ! Les gens ont la mémoire courte… Trois ans ont passé et on est déjà pointés du doigt parce qu'on ne veut pas s'installer dans des endroits où il n'y a plus ni école, ni impôts, ni Poste - tout le monde est parti mais le docteur, faut qu'il y aille ! Le ministre nous traite d'irresponsables, on nous reproche de pas être contents quand on nous propose 1,50 euro d'augmentation…

Je suis membre de Médecins pour demain. Comme pour tout, il y a des choses qui me plaisent, d'autres qui me plaisent moins. Est-ce que tout passer à 50 euros, ou se libérer des tutelles, c'est la solution? Je n'en sais rien. Le problème, c'est que les politiciens ne nous écoutent pas. Les bonnes solutions viendront de la base. Ce ne sont pas eux, dans leur bureau, qui savent comment on gère la mamie de 80 ans qui a une décompensation cardiaque et que je vais voir tous les deux jours, et pour laquelle le dimanche, je réponds par téléphone à l'infirmière ou au Samu. C'est ça notre métier, pas rédiger des certificats.   "On veut juste être reconnus pour notre travail, au juste prix" Les politiciens imaginent qu'un an de plus pour les internes de médecine général, seuls dans le trou du cul du monde, ça va leur donner envie de s'installer à la campagne ? Mais non, ce sera même l'inverse… Alors que si on augmente le prix de la consultation, on incitera les jeunes à s'installer ! Si on me donne 50 euros, je ne vais pas cracher dessus, après tout, ça ne fait qu'une augmentation de 14-15 euros si on inclut les forfaits dans le tarif de la consultation… Moi je demande juste qu'on revalorise la consultation. Des assistants médicaux, des secrétaires, des collaborateurs, on pourra en embaucher, si on en veut. On pourra faire des agrandissements dans nos cabinets pour accueillir des confrères. Mais pour ça -c'est le nerf de la guerre- il nous faut de l'argent. On est une entreprise comme les autres, pour investir, il faut des fonds. Et là, il n'y en a plus. Je n'attends pas grand-chose du règlement arbitral. Qu'il y ait une revalorisation mais que pour le reste, on laisse le statut quo en attendant que les négociations reprennent. Je ne pense pas que la Cnam soit de mauvaise foi. Je pense qu'ils ont une enveloppe fermée et que c'est le Gouvernement qui n'a aucune notion de ce que c'est vraiment, d'être médecin généraliste. On veut juste être reconnus pour notre travail, au juste prix. Comme n'importe qui. Ce serait déjà beaucoup."

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