Erreur de diagnostic fatale : la téléconsultation, une pratique "casse-gueule" pour les médecins
20 avril 2020. En plein confinement, Jean-Christophe Allemand, 40 ans, se décide à consulter un médecin : depuis plusieurs jours, il se sent fatigué, a très soif et sa langue est devenue blanche. Comme beaucoup de patients à l'époque, l'Isérois opte pour une téléconsultation, en passant par une plateforme dédiée d'après nos informations. Il décrit ses symptômes à la praticienne et lui signale qu'il est atteint d'un cancer et d'une importante obésité. La médecin, qui voit ce patient pour la première fois, diagnostique une mycose linguale et lui prescrit un antifongique. Une semaine plus tard, alors que les symptômes ont persisté, Jean-Christophe Allemand est retrouvé presque inconscient par sa compagne. Il est pris en charge par le Samu, qui constate des "défaillances hémodynamiques et cardiaque, rénale, neurologique et respiratoire" ainsi qu'une "acidose métabolique", rapporte Le Dauphiné Libéré dans son édition du 26 avril. Transporté à l'hôpital de Grenoble, le quarantenaire décède le lendemain, victime de cette "décompensation diabétique".
"Interrogatoire incomplet"
Ce diabète n'était pas connu, mais aurait pu être diagnostiqué si la praticienne avait prescrit une prise de sang, estiment les proches de Jean-Christophe Allemand, qui ont porté plainte pour homicide involontaire contre X. Pour ces derniers, l'erreur de diagnostic est imputable à un "interrogatoire incomplet"mené "à distance". "La médecin a été obnubilée par la crise sanitaire et par un possible diagnostic de Covid et a fait fi des questions les plus élémentaires", déclare l'avocat* dans le quotidien régional. L'issue aurait-elle été différente si la médecin avait pu ausculter le patient? La famille en est persuadée et souhaite, par la médiatisation de sa plainte, remettre en question la pratique de téléconsultation.
Une pratique qui a explosé l'an dernier, avec la crise sanitaire. Lors de la première vague, du 30 mars au 5 avril, plus d'un demi-million de téléconsultations ont été facturées par les médecins, et au total 19 millions ont donné lieu à...
remboursement en 2020. Encouragée comme une mesure de prévention du Covid, la téléconsultation a également bénéficié de conditions de remboursement dérogeant au principe du parcours de soins coordonnés. Le cadre posé par l'avenant 6 et l'avenant 8 de la convention médicale a été assoupli : pour les patients qui consultent pour un Covid ou une suspicion de Covid, la prise en charge de la téléconsultation est possible, et cela même si le médecin ne connaît pas le patient concerné, dès lors que son médecin traitant est indisponible ou ne pratique pas la téléconsultation. Les téléconsultations par téléphone ont également été autorisées.
L'"affaire Allemand" montre les limites de cette nouvelle forme d'exercice de la médecine et pose, à nouveau, la question de son encadrement, alors que les syndicats et la Cnam s'apprêtent à rouvrir le dossier dans les prochaines semaines, dans le cadre des négociations de l'avenant 9. Pour Nicolas Gombault, directeur général délégué de la MASCF, c'est effectivement la première fois qu'une téléconsultation débouche sur une plainte pénale. Jusqu'ici, l'assureur n'avait relevé qu'un "nombre très réduit" de litiges, liés essentiellement à des "diagnostics qui n'ont pas été réalisés". La crise sanitaire et le développement de la téléconsultation n'ont pas généré une explosion du nombre de plaintes, constate Nicolas Gombault. Pas de raison, pour l'instant, d'appliquer une "mesure tarifaire spécifique" aux sociétaires de la MACSF. Mais le phénomène est observé "de près", comme tous les "risques émergents" liés à la pandémie (déprogrammations etc.). "Depuis toujours, les médecins ont donné des conseils par téléphone, relativise le directeur. Même s'il y a des particularités avec la télémédecine." La première étant que le médecin ne connaît pas forcément le patient qui s'adresse à lui.
L'examen clinique "indispensable"
Et c'est là toute la difficulté de l'exercice, tout aussi "casse-gueule" que la régulation, d'après le Dr Jean-Paul Ortiz. "Il est toujours plus facile d'apprécier, d'analyser la plainte d'un patient que l'on connaît, que l'on est son médecin habituel", soulignele président de la CMSF."Quand on a quelqu'un qui ne vous appelle jamais et qui vous dit 'c'est pas grave, Docteur, mais…'on sait qu'il y a quelque chose", illustre son homologue de la FMF, le Dr Corinne Le Sauder. Lorsque le praticien n'est pas le médecin traitant du patient, le directeur général délégué de la MACSF lui conseille de...
"rédiger un compte-rendu de la téléconsultation et de le transmettre au médecin traitant qui pourra réagir parce qu'il connaît bien mieux le malade que le médecin qui ne l'a jamais vu. Ça permet de rattraper des situations à risque", souligne-t-il. Les syndicats plaident en tout cas pour que le remboursement de la téléconsultation reste conditionné au respect du parcours de soins, avec le maintien de la condition de connaissance préalable du médecin. Même si la règle d'une consultation physique dans les 12 mois précédents pourrait être levée, au moins pour les spécialistes, qui voient moins fréquemment leurs patients, relève Jean-Paul Ortiz.
De même, au moins en médecine générale, la condition de territorialité a son importance, car elle permet au médecin d'inciter le patient à venir consulter au cabinet ou à l'orienter vers une structure avec laquelle le médecin est en contact, si besoin. "Quand on se trouve à 800 km de la personne, c'est plus compliqué", souligne Corinne Le Sauder, dont le syndicat plaide pour cette prise en charge locale, en opposition aux plateformes commerciales. "Ces critères sont de nature à limiter le risque", estime le président de la CSMF.
Reste que la "téléconsultation n'est pas l'équivalent d'une consultation présentielle",insiste Jean-Paul Ortiz, exhortant les médecins à être "extrêmement prudents". Sauf exception (téléconsultation d'un résident d'Ehpad assistée d'une infirmière sur place, par exemple), elle prive en effet le médecin de la possibilité de réaliser un examen clinique, "indispensable" au diagnostic pour Corinne Le Sauder, qui n'a jamais pratiqué par téléconsultation pour cette raison. Par écran, avec ses seuls yeux et ses oreilles, comment le praticien peut-il constater le pli cutané qui signe la déshydratation ? Comment peut-il sentir l'éventuelle haleine cétonique d'un patient diabétique ? Comment appréhender la consistance d'une peau lésée sans la toucher ? Sans compter ce temps précieux du déshabillage/rhabillage qui en dit parfois long sur l'état d'un patient, cite-t-elle encore. "Le patient dit ce qu'il veut bien dire, un peu mal à l'aise devant la caméra, avec un médecin tout aussi mal à son aise dans une activité à laquelle il n'a jamais été formé autre que sur le tas et depuis quelques mois, sans compter le son et l'image qui laissent souvent à désirer, souligne un egoranaute, commentant l'affaire Allemand. En cas d'oubli, impossible d'y revenir, et une fois raccroché c'est trop tard."
Ne pas être expéditif
C'est pourquoi Nicolas Gombault, de la MACSF, exhorte les médecins à ne pas être expéditifs, bien au contraire : "Lorsqu'on ne connaît pas le malade, il faut savoir augmenter le temps matériel de la téléconsultation. Il y a un interrogatoire minutieux qui doit être réalisé, avec d'autant plus de...
prudence qu'il n'y a pas d'examen clinique. La première question que le médecin doit se poser, est 'est-ce que je peux continuer à répondre par téléconsultation ou au contraire, l'examen clinique est-il nécessaire?'. C'est sans doute la question la plus difficile", estime l'assureur. "Pour ma part, je n'hésite pas à chambouler mon planning pour finalement faire venir et je termine toujours la téléconsultation par 'en absence d'amélioration ou d'aggravation rappelez ou venez au cabinet en consultations'", témoigne une généraliste sur Egora.
"Il faut également que le médecin s'assure et évalue la capacité du patient à communiquer à distance, à pouvoir répondre à son interrogatoire. Ce n'est pas évident, souligne Nicolas Gombault. Certains patients vont, de façon tout à fait involontaire, oublier de parler d'une pathologie dont ils sont porteurs. C'est aussi la raison pour laquelle le médecin ne doit pas se focaliser sur le seul motif invoqué pour téléconsulter, il doit élargir l'interrogatoire pour ne pas passer à côté d'une pathologie."
Si les médecins "aguerris" ont cette capacité, "pour certains il y a sans doute une courbe d'apprentissage à obtenir", estime Nicolas Gombault, pour qui, nécessairement, la téléconsultation ne peut répondre à l'ensemble des demandes. "Je pense que certains praticiens, pour qui l'examen clinique est indispensable, vont s'autolimiter." "La téléconsultation, c'est très bien pour renouveler les séances d'orthophonie ou pour rajouter la mention 'y compris foot en salle' pour un enfant à qui on a fait un certificat pour le football 3 jours avant, ou tout autres multiples demandes qui nous plombent les journées", relève ainsi un lecteur d'Egora. "Je pense que la téléconsultation ne devrait pas être une pratique institutionnalisée. Elle devrait être réservée à un conseil ponctuel sur un traitement en cours ou pour suivre l'évolution d'un patient", estime un confrère. "La téléconsultation rend beaucoup de services, en particulier dans le suivi des patients", abonde Jean-Paul Ortiz. C'est la raison pour laquelle la CSMF entend négocier la rémunération de la télésurveillance des patients chroniques.
Pour cet autre egoranaute, le recours à la téléconsultation, qui doit rester "exceptionnel", permet toutefois de ne pas laisser "attendre chez lui" un patient qui n'aurait pas accès à une consultation en présentiel, comme lors du premier confinement. "On nous a rabâché que beaucoup de décès aurait pu être évités si les patients n'avaient pas hésité à consulter", rappelle-t-il. Téléconsulter ou ne pas consulter ? Telle est la question.
*Sollicité, l'avocat n'a pas donné suite à nos demandes d'interview.
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