"J'ai un nom, il faut maintenant que je me fasse un prénom" : quand un jeune généraliste succède à son père

21/04/2021 Par Pauline Machard
Témoignage

Le 1er avril 2021, Georges, 64 ans, a cédé sa place à Charles-Élie, 36 ans, à la tête du cabinet du Dr Dewilde, à Saint-Omer (Pas-de-Calais). Un passage de flambeau au sein de la famille qui tranquillise le jeune retraité, inquiet de l’hémorragie de médecins généralistes sur le territoire.   Tout un symbole. En cet après-midi du 31 mars 2021, le Dr Georges Dewilde, 64 ans, décroche sa plaque pour permettre à son fils, le Dr Charles-Élie Dewilde, 36 ans, de poser la sienne. La scène est capturée en photo, en vidéo. “C’était un moment assez émouvant, quand même…", commente Georges, la gorge soudainement serrée. Le sort de la structure est désormais entre les mains de la génération d’après : “On n’est pas très démonstratifs dans la famille, mais lorsque mon père m’a donné les clés, on s’est pris dans les bras…”, livre Charles-Élie. Pour fêter le départ en retraite, Charles-Élie et sa mère ont organisé “un petit pot surprise à la maison, masqué, raconte Georges, encore touché par l’attention. C’était très sympa, mais c’est sûr que s’il n’y avait pas eu le Covid, le confinement, on aurait fait une grande fête… C’était forcément un peu plus tristounet que ce qu’on aurait fait en temps normal. Nous, dans le Nord, on aime faire la fête ! Après tout, Saint-Omer, ce n’est pas très loin de Dunkerque”, la ville reine du carnaval. Les bulles étaient toutefois de sortie. Les discours, aussi.   "J’ai reçu de nombreux messages de sympathie" Des témoignages de reconnaissance, le tout jeune retraité en a reçu énormément, les semaines précédant son départ annoncé. Et pour cause : en trente-neuf ans de carrière, il a pris en charge nombre d’Audomarois. “Une patiente venue me dire au revoir m’a même rappelé que j’ai soigné quatre générations de sa famille ! Cela m’a fait tout drôle.” “Disons qu’il y a eu quelques semaines riches en émotions, résume sobrement Georges Dewilde. J’ai reçu de nombreux messages de sympathie, beaucoup de cadeaux, raconte-t-il, citant l’exemple de cette famille qui a déboulé au complet au cabinet pour le saluer. Le grand-père, qui a mon âge, avait pris rendez-vous. Il ne m’avait évidemment pas dit qu’il serait accompagné de ses filles. Mais aussi de ses petits-enfants, qui m’ont écrit un mot et offert un cadeau.”

Il pense aussi à ces deux sœurs, “venues [lui] dire merci pour avoir accompagné leur maman dans ses derniers jours, à domicile”. Ou encore à “tous ces jeunes qui [lui] ont manifesté leur attachement. C’est vrai que j’en...

connaissais certains depuis tout petits, que je les avais pratiquement mis au monde... Mais je ne pensais pas compter autant dans leur vie”. Au gré des récits des patients, c’est toute sa carrière de médecin de famille que le Dr Georges Dewilde a vu défiler.   "Je n’étais pas pressé de partir" Georges Dewilde n’en démord pas : “Les relations humaines font l’intérêt, le charme et la difficulté du métier.” Lui, qui, dès 1982, s’est mis au service des patients de l’Audomarois, se considère d’ailleurs davantage “médecin de famille” que “médecin généraliste”. C’était un travail “à mi-temps”, plaisante-t-il. 8 h - 20 h tous les jours. Et bien plus encore. “Mon père a toujours été dévoué à ses patients, quitte à rentrer tard à la maison, à travailler le dimanche”, se souvient Charles-Élie. “On fait des heures, c’est sûr…. Mais c’est un métier où l’on est utile, non ?”, soulève le père. Pas besoin de lui souffler la réponse, il la connaît. “J’ai toujours travaillé avec plaisir”, assure-t-il. La “confraternité exceptionnelle” qui règne à Saint-Omer n’y est pas étrangère. Il a toujours apprécié l’échange avec ses associés : son oncle, d’abord, dès 1985, puis le remplaçant de celui-ci ; et dernièrement, les deux confrères avec qui il a créé un cabinet de groupe, en 2018. Mais aussi ses relations avec les autres médecins généralistes du coin : “Il y a une super ambiance entre nous !”, s’exclame-t-il, listant les initiatives communes : le repas du tour de garde pour tisser des liens, la “tontine” pour financer la carence de 90 jours en cas de pépin de santé de l’un d’entre eux… “Je ne m’en vais donc pas parce que j’en ai marre de mon boulot, martèle Georges Dewilde. Mais parce que j’ai mes 166 trimestres, tout bêtement. Et puis… comme mon fils piaffait d’impatience de me voir m’en aller, je n’avais aucun scrupule", rit-il. Avant de reprendre, plus sérieusement : "Je pouvais partir tranquille, il y avait quelqu’un derrière, pour prendre la suite.” Et pas n’importe qui: la chair de sa chair.   "Ses patients ne se retrouvent pas dans la nature" Père et fils avaient convenu d’une reprise il y a déjà quatre, cinq ans, ils ne savent plus exactement. “Le passage de témoin m’a paru assez naturel”, confie Georges. Et pour cause : Charles-Élie, “très apprécié” de ses quelque 1 600 patients, effectuait ses remplacements depuis plus de dix ans. Et ceux-ci devenaient de plus en plus fréquents : “Ces dernières années, je prenais davantage de vacances sachant que c’était lui qui me remplaçait. J’en étais quand même arrivé à huit, neuf semaines par an.” Un temps, Charles-Élie a bien envisagé de s’installer ailleurs, de...

constituer sa propre patientèle, mais il s’est vite ravisé : “Cela aurait voulu dire qu’une fois mon père parti à la retraite, j’aurais dû refuser ses patients. Pour moi, c’était inenvisageable ! Là au moins, ses patients ne se retrouvent pas dans la nature, sans médecin traitant.” C’est la hantise du fils… Et du père. Ces derniers temps, l’afflux de patients s’était encore accentué, suite au décès brutal d’un confrère : “Je recevais une dizaine de coups de téléphone par jour de personnes en quête d’un médecin traitant, se souvient Georges. En cas d’urgence, je leur trouvais un créneau, mais je ne pouvais pas devenir leur médecin traitant. Dire non, c’était un crève-cœur absolu.”

Si Saint-Omer n’est pas considérée comme une zone sous-dotée, les deux praticiens s’accordent à dire que “c’est la catastrophe en matière de démographie médicale”. Impuissants, ils font le décompte des départs en retraite - pourtant prévisibles - et souvent non remplacés, et redoutent ceux à venir. “Au moins trois cette année”, avance Charles-Élie, qui signale que “vingt médecins du coin doivent avoir plus de soixante ans”. Les deux hommes s'interrogent sur le devenir des étudiants, questionnent les freins à l’installation (attractivité ? Absence d’aides financières, etc ?). Et ce d’autant que dans leur propre structure, le quatrième cabinet n’a jamais trouvé preneur, malgré la qualité des conditions de travail. “On ne cesse d’alarmer, on l’a fait notamment via La Voix du Nord, mais on a l'impression de crier dans le désert, déplore Georges Dewilde. On a le sentiment que nos politiques locaux, régionaux, nationaux, s’en foutent."   "Je pense que la médecine a toujours été un peu en moi" Que sa patientèle soit reprise est donc “un grand soulagement”, pour Georges Dewilde. Qu’elle le soit par son fils, “c’est une immense fierté, fait-il savoir. Pour moi, comme pour sa mère.” Charles-Élie, lui, s’imaginait médecin depuis longtemps : “J’ai toujours aimé jouer au docteur !, analyse-t-il. Il y a notamment une vidéo de moi à cinq ans auscultant mon petit frère, vérifiant ses réflexes. En troisième, j’avais aussi fait mon stage d’observation aux côtés de mon père. Je pense que ça a toujours été un peu en moi.” Georges, en revanche, n’a pas toujours projeté son fils dans ce rôle. La première raison: “Mon père avait peur que je veuille exercer ce métier pour faire comme lui, parce que j'avais baigné dedans, et non par réelle conviction. Il m’a fait aller voir des DRH, rencontrer un ingénieur…”, mais rien ne fait oublier au jeune homme son désir de médecine. La deuxième raison : l’attitude du fiston. “En terminale, c’était quand même un joyeux drille, se justifie Georges. Un garçon assez doué, mais aussi pour faire la fête ! Je l’avais prévenu que...

s’il n’était pas capable d’avoir mention bien au bac, ce n’était pas la peine d’aller en P1”.  

Sauf que Charles-Élie a eu mention bien à son bac “S”. Et qu’il est allé en P1. Mais là encore, “je crois que mon père n’avait pas trop d’espoirs en mes capacités d’avoir le concours, rit Charles-Élie, moi qui avais eu mon bac sans trop travailler, en mode cheveux longs, baggy, skate”. Néanmoins, toute la famille s’est mise en ordre de bataille. “Il rentrait presque tous les week-ends, alors pendant un an, on n’a reçu personne, on n’a fêté ni Noël, ni le jour de l’An. On a fait ça avec lui, on l’a aidé comme on a pu, narre le père. Un jour, mon épouse, au téléphone avec une amie, a dit ‘S’il ne l’a pas cette année, il l’aura l’année prochaine’. De sa chambre, on a entendu Charles-Élie crier : ‘Il est hors de question que je redouble !”, s'esclaffe-t-il. Il n'a pas redoublé. Et si au départ, il ciblait la chirurgie, il restera finalement en médecine générale, car “tout m’intéressait. Mes stages m’ont conforté dans ce choix : j’aime l’approche avec le patient. Elle est vraiment différente de l’hôpital, parce qu’on suit les patients de la vie à la mort. Dans leur globalité médico-psycho-sociale.”   "Il faut maintenant que je me fasse un prénom" “Charles-Élie, c’est la troisième génération de médecins généralistes quelque part”, commente Georges. Après lui-même et son frère. Dix ans durant, le jeune praticien s’est fait connaître en effectuant des remplacements. Chez son aîné, beaucoup. Mais aussi dans les cabinets de la région. Jusqu’à fin mars 2021. “À la dernière patiente de mon dernier remplacement, j’avais dit : ‘La semaine prochaine, je serai installé, ça fait bizarre’. Un nouveau livre s’ouvre pour moi, mais une page se tourne : celle des remplacements, que j’ai beaucoup appréciés. Cette page représentera près d’un tiers de ma carrière.” C’est en tant que néo-installé que Charles-Élie a ouvert le cabinet du Dr Dewilde le 1er avril 2021. Il n’a pas eu d’aide de l’ARS, ni de la communauté d’agglomération, mais il a pu compter sur le coup de pouce de son père, qui lui a “laissé son matériel à un prix d'ami.” Il ne regrette en rien sa décision : “Dès le premier jour, j’ai réalisé que je connaissais l’histoire de tous les patients que je recevais en consultation. C’est ce que j’aime en médecine générale : le lien avec les gens. Le fait d’être en premier recours, en première ligne. Pour moi, c’est...

la plus belle manière d’exercer." Au sujet de son père, Charles-Élie avoue volontiers qu’il “est un exemple”. Il partage avec lui la même philosophie. La même approche empathique, humaine de la médecine. Une même vision de la prise en charge. Mais en termes d’organisation, le jeune homme a tenu à “apporter son petit grain de sel”, et ce dès ses remplacements : informatisation du cabinet, suppression des consultations sans rendez-vous, prise de rendez-vous sur Doctolib. Il entend aussi poser des garde-fous : “Je ne veux pas me faire bouffer par le boulot ; j’ai deux enfants - 2 ans et demi et 5 mois -, j’ai envie de passer du temps avec eux, de les voir grandir, de m’en occuper.” Désormais, il lui reste à “tuer le père”, au sens figuré bien sûr. Parce que jusqu’à présent, il “reste le fils du Dr Dewilde”, et le cabinet dans lequel il exerce celui du “Dr Dewilde fils !”, note Charles-Élie.“Cela montre néanmoins que mon père est apprécié, et je pense l’être aussi, philosophe-t-il. J’ai un nom, il faut maintenant que je me fasse un prénom !”   "Mon père va avoir besoin d’un temps de décompression" Le père ne devrait pas faire trop d’ombre au fils. C’est en Bretagne, dans le golfe du Morbihan, qu’il a choisi de passer sa retraite. “Un ami, qui avait une maison de famille là, nous a fait découvrir l’endroit il y a trente ans. À force d’y aller tous les ans pour Pâques avec des amis médecins, on a fini par y acheter une maison”.

“Cela me fait tout bizarre que mes parents soient partis, confesse Charles-Élie. Avant, ils habitaient à 600 mètres de chez nous. Je me sens quelque part un peu abandonné, mais c’est le choix de mon père.” Et les deux générations savent bien que les 500 kilomètres qui les séparent ne mettront pas un terme à leurs discussions effrénées sur la pratique médicale. “À chaque fois que j’ai papa au téléphone, il me demande si ça va, comment va tel patient, si j’ai revu untel hospitalisé… Et moi je n’hésite pas à lui demander des conseils, que ce soit d’ordre administratif ou médical”. “De notre côté, on va remonter régulièrement”, assure Georges. Le Dr Dewilde père va-t-il parvenir à décrocher ? Charles-Elie hésite : “Il avait beaucoup de travail, donc arrêter du jour au lendemain… Je pense que mon père va avoir besoin d’un temps de décompression.” Depuis trois semaines qu’il est à la retraite, Georges n’a pas l’angoisse du vide, “il n’y en a pas ! Je n’ai pas encore eu le temps de respirer depuis que nous avons signé chez le notaire, fini de vider la maison de Saint-Omer”. Car il a plein de projets, comme voyager à nouveau, dès que possible : “On espère aller faire le tour d’Afrique du sud en moto en octobre.” En attendant, il s’occupe du jardin de son (ex) associé, qui a aussi une maison dans le golfe. Il projette aussi de donner un coup de main pour la vaccination. “Et puis j’ai dit à un jeune qu’on connaît - Il est de Lille ! - qui vient de s’installer ici, que s’il avait besoin, je pouvais lui donner un coup de main. Mais bon...pas trop non plus !”

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