Morts aux urgences : l'interview sans langue de bois d'un chef de service

24/01/2019 Par Sandy Berrebi-Bonin
La semaine dernière, 14 chefs de service d'urgences ont co-signé une tribune publiée dans Le Monde dans laquelle ils s'alarmaient du fort risque d'accident encouru par les patients aux urgences. Ils ont exposé plusieurs propositions concrètes pour enrayer cette multiplication de drames. Le Dr Mathias Wargon, chef de service des urgences-SMUR au centre hospitalier de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) et co-signataire de cette tribune, nous les explicite concrètement.

  Egora.fr : Comment est née cette tribune ? La problématique de la sécurité des patients aux urgences fait l'objet de discussions permanentes. Il y a aussi eu le récent drame survenu aux urgences de l'hôpital Lariboisière. Ce drame, c'est quoi ? C'est un service d'urgence qui est impossible à surveiller. Je n'ai pas fait partie de la commission d'enquête donc je ne connais pas officiellement les détails de ce qu'il s'est passé mais clairement il y a un moment où on est dépassé, quels que soient les efforts d'organisation. Les locaux ne sont jamais complétement adaptés. Même lorsqu'il y a des travaux, le temps que cela se fasse, c'est déjà obsolète. Les locaux sont toujours trop petits. Et en ce qui concerne le personnel, il n'y en a jamais suffisamment. Ça n'est même pas forcement une question d'argent. Actuellement il est difficile de trouver des infirmières, des aides-soignantes ou des médecins. On a énormément de monde en permanence, ce qui est fait que le service est constamment saturé.    

  Ce qui nous prend le plus de temps, c'est l'afflux de patients à évaluer. Le taux d'hospitalisation dans les urgences est entre 15 et 25%. Mais il y a 60/ 70% des patients que l'on évalue, qui vont avoir des examens complémentaires. Ces derniers vont rester et vont occuper les urgences. On se retrouve à faire des bilans, parce que c'est plus facile d'avoir des bilans ou des scanners en urgences qu'en salle. Je pense que l'hôpital ne s'est pas adapté à gérer ces patients plus rapidement. Il le fait sous la pression des urgences mais il ne le fait pas vraiment. Nous sommes en saturation permanente, comme un nageur qui aurait de l'eau jusqu'aux lèvres. A chaque vague, ça lui arriverait au nez. De temps en temps, il boirait la tasse. Il suffirait d'un tout petit peu d'eau pour l'asphyxier. La croissance de la fréquentation des urgences est permanente, de l'ordre de 2/3% par an. Plus on a de patients, plus il faut s'en occuper et les médecins gèrent un nombre de patients importants en même temps. Pour éviter le drame de Lariboisière, je fais plusieurs staffs dans la journée. Je sais que d'autres services comme Bichat le font aussi. L'autre jour, cela m'a permis de rattraper une patiente que l'on avait oubliée. Nous ne l'avons pas rattrapée au bout de six heures mais de deux, mais sans ce staff nous aurions pu l'oublier. Cela arrive parce que l'on gère cinq à dix patients en même temps. On veut des normes, on veut la loi.   Vous parlez justement dans la tribune d'un décret sur la sécurité des patients. De quoi s'agit-il ? En anesthésie-réanimation, il y a des décrets qui définissent des normes pour le nombre d'infirmiers par le nombre de patients. Aux urgences, nous n'en n'avons pas. Rien ne dit combien il faut d'infirmiers à l'accueil. On dit qu'il faut qu'ils soient formés mais on ne parle pas de leur formation. Il n'y a pas de formation diplômante. Il faudrait définir un nombre de médecins et d'infirmiers par nombre de passages. C'est plus compliqué que cela parce que ça dépend de la gravité et de tout un tas de choses, mais là pour le moment, il n'y a rien.   Mais si on définit des seuils de personnels sans parvenir à les recruter, quelle est la solution ? Je ne suis pas ministre. Mais la question est là. Est-ce qu'on s'assure de la sécurité ? Il faut à la fois qu'on ait des normes et que l'on s'arrange pour que moins de monde vienne aux urgences.   Vous parlez de filtrer l'accès aux urgences. "Les patients ne pourraient plus s’y rendre sans avoir appelé une plate-forme téléphonique ou numérique de régulation médicale, issue des actuels SAMU-centres 15 (…) Evidemment, l’accès direct aux urgences serait toujours possible en cas d’urgence vitale ou pour ceux qui n’ont pas accès au téléphone." Comment éduquer la population à téléphoner, alors que des numéros existent déjà aujourd'hui, ou à détecter une urgence vitale ? Actuellement on promeut le Samu et le centre 15. Personnellement, je pense qu'on ne pourrait pas répondre à la demande si demain on augmentait le nombre d'appels en Samu et centres 15. Cela nécessitera également des gens qui puissent répondre et ça ne sera pas nécessairement des médecins. Il va falloir imaginer un nouveau type de régulation. Cela existe en Suède où les infirmiers le font. C'est protocolisé. En fonction des appels des gens, on sait si on doit les orienter vers les urgences ou vers leur médecin traitant ou un médecin de garde… Cela existe et il n'y a pas plus de morts. Et pour les patients qui seraient très inquiets, ils pourraient venir aux urgences mais il faudrait qu'on ait le droit d'en renvoyer certains. Nos infirmières actuellement n'ont pas le droit de faire. On n'a pas le droit de faire sortir un patient des urgences sans qu'il soit passé par l'examen d'un médecin. Il faut avoir une vraie réflexion sur ces sujets. D'autant que lorsque nous faisons de la médecine générale nous faisons du dépannage, mais ça n'est pas de la bonne médecine.

Les patients viennent parce qu'ils ont le plateau technique à disposition. Ça les rassure. Mais probablement qu'il va falloir changer aussi le système extérieur. Nous n'avons pas de légitimité pour parler du système ambulatoire. Mais lorsqu'on s'aperçoit que les patients viennent chez nous parce qu'ils ne vont pas dans le système ambulatoire, il y a probablement un problème de disponibilité. En même temps, je lis sur Twitter tous les médecins qui parlent des lapins qu'on leur pose. Il s'agit de places perdues. Il y a une éducation de la population à faire.   Vous demandez dans la tribune que soit mis en place un objectif zéro brancard. N'est-ce pas utopique ? Comment faire ? L'an dernier, Samu urgences de France avait lancé le "no bed challenge". C'était une compétition entre les hôpitaux les plus mauvais. De mon point de vue, ça n'était pas une très bonne idée. Mais à la fin, ils avaient calculé le nombre de patients qui passaient chaque nuit sur les brancards, ce que j'avais trouvé plus intéressant. Il s'agit d'une réforme de l'hôpital. Il faut faire en sorte que les patients puissent sortir plus vite. Il y a plein de problèmes qui sont dans l'aval. Cela a longtemps été considéré comme le problème des urgences alors que c'est le problème de l'hôpital. Mais comme les patients sont aux urgences, ça reste notre problème. Sur le plan de l'aval, nos collègues disent qu'ils ne peuvent pas faire mieux. Et il y a aussi l'aval de l'aval avec les patients les plus âgés ou les patients handicapés. Eux ont besoin de soins de suite. On se retrouve avec des patients qui sont ce qu'on appelle des "bed blockers" et qui restent dans des lits pendant des mois ou des années.

Si les hôpitaux commencent à avoir des sanctions financières, ils auront les solutions. Après, il faut peut-être ouvrir des lits. Nous pensons aussi que la plupart des personnes âgées ont des hospitalisations possiblement programmables, en urgences mais à 24 heures ou 48 heures. Il y a aussi les patients en fin de vie qui meurent aux urgences. Ça n'est pas le bon endroit. Quand ils arrivent, on fait tout pour qu'ils meurent au mieux dans un lit, au pire sur un brancard dans un box et pas dans un couloir. Mais une fin de vie même seul dans un box ça n'est pas digne. Tout cela représente une dégradation de l'offre de soins. On ne demande pas beaucoup d'argent dans les urgences. Ce qu'on propose relève plus de l'organisation. L'informatique c'est une catastrophe, les logiciels des urgences sont nuls et pas adaptés. Il faut qu'on ait une logistique et que l'on prenne les choses en main.   Vous demandez des "indicateurs de qualité scientifiquement prouvables", comment mettre cela en place ? Le problème des indicateurs de qualité c'est qu'ils mesurent ce qu'ils peuvent mesurer. Ils doivent être multifactoriels et multidimensionnels. D'une façon plus large, les indicateurs de qualité en médecine sont définis par la HAS et sont mesurables. Les critères de qualités en urgences sont très difficiles à mesurer. Il y a l'attente, le temps de passage… Un très bon critère de qualité très difficile à mesurer pourrait être le temps de passage des patients hospitalisés aux urgences. Il a été montré -c'était l'objectif du "no bed challenge"- qu'un patient qui reste longtemps aux urgences, après la décision d'hospitalisation, voit augmenter son risque de mortalité.   Avez-vous eu des retours du ministère sur les propositions très concrètes que vous soumettez dans la tribune ? Peut-être Philippe Juvin [chef de service des urgences à l'HEGP, qui a rédigé la tribune, NDLR] mais pas moi. Mais je l'ai eu au téléphone hier et il ne m'en a pas parlé donc je ne pense pas. Le problème c'est qu'à la fois il y a un bruit constant de saturation des patients aux urgences, et à la fois j'ai l'impression que l'on ne nous entend plus beaucoup. Il y a Pelloux, Kierzek, Braun de Samu-Uurgences de France, Prudhomme… On entend toujours la même chose, mais ça n'est pas vraiment la même chose en réalité. Il y a ceux qui viennent râler et ceux qui viennent proposer. Moi je n'aime pas pleurer en permanence parce que ça ne marche pas. Je suis chef de service, les gens qui ont signé la tribune le sont tous. Nous ne sommes pas tout à fait dans la même posture que Pelloux, Prudhomme ou Kierzek par exemple. Nous sommes confrontés à la réalité et à la faisabilité des choses. Nous essayons de proposer des choses faisables. Nulle part dans la tribune il n'est écrit que nous voulons du monde en plus. Ce n'est pas que nous n'en voulons pas, mais ça n'est pas forcement la seule solution. Il me faudrait des locaux deux fois plus grands mais je sais très bien que ça n'est pas jouable. Une étude de la Cnam, qui est juste statistique donc qui a une valeur limitée, montre que finalement l'affluence des urgences n'est ni due au vieillissement de la population ni à la densité médicale. Il y a une appétence pour les urgences que l'on explique mal mais qui est claire. Et elle n'est pas que française. En Angleterre, aux Etats-Unis, même dans certains pays comme la Suède, il y a des gros problèmes aux urgences. Nous sommes bombardés de messages alertant "attention c'est peut-être un infarctus, un AVC"… Je suis frappé par le manque de culture médicale des patients. Les gens ont des croyances. Parfois des gens attendent 6 heures pour un nez bouché…

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