Alors que les réformes se sont succédé ces vingt dernières années pour améliorer l’accès aux soins (CMU, complémentaire santé solidaire, contrats responsables, 100% santé sur l’optique, les prothèses auditives et dentaires, généralisation de la complémentaire santé en entreprise…), les inégalités demeurent. Si le reste-à-charge des ménages* français est le plus faible de tous les pays de l’OCDE**, un peu plus de 4% des Français sont exposés à de lourdes factures, faute d’avoir une complémentaire santé : en 2017, le reste-à-charge après remboursement par l’AMO*** atteignait plus de 2200 euros pour 10% des assurés et plus de 5400 euros pour 1% des assurés.
En comparaison des salariés qui bénéficient de contrats collectifs en partie pris en charge par leur employeur, les Français qui souscrivent un contrat individuel, en particulier les retraités mais aussi les chômeurs, sont pénalisés : ils paient le prix fort pour des garanties parfois moindres.
Par ailleurs, le système français impliquant un co-paiement d’une partie des soins a un coût : en 2019, les charges de gestion ont représenté 6.9 milliards d’euros pour la Sécurité sociale et 7.6 milliards d’euros pour les complémentaires santé, "faisant de la France, le deuxième pays après les Etats-Unis où les frais de gestion sont les plus élevés", souligne le HCAAM dans son rapport.
Enfin, alors que la crise du Covid, durant laquelle l’AMO a joué son rôle d’assureur en dernier ressort, a creusé le déficit de la Sécurité sociale (30 milliards d’euros en 2021), la question de la soutenabilité des dépenses de santé se pose plus que jamais. D’autant que sous l’effet de l’augmentation du nombre de patients en ALD et du financement de l’innovation, la part des dépenses prises en charge par l’AMO augmente chaque année et que les transferts de charges aux complémentaires opérés jusqu’ici (au prix d’une augmentation des primes) semblent avoir trouvé leurs limites.
"Face aux enjeux que représente pour les Français un système d’assurance maladie juste, accessible, lisible, efficient, assurant un haut niveau de remboursement, les scenarios envisagés par le HCAAM visent à améliorer ou réformer l’articulation entre couverture de base et couverture complémentaire, en précisant le rôle de chacun, expose Olivier Véran dans sa lettre de mission, signée le 19 juillet dernier. A ce titre, ils me paraissent, à des degrés divers, pouvoir ouvrir des pistes de réflexion et de débat fécondes, notamment celui visant à renforcer l’intervention de la Sécurité sociale."
En quoi consiste la "grande Sécu" ?
Dans ce scénario (le numéro 3), tous les tickets modérateurs, forfaits et franchises seraient supprimés et pris en charge par la Sécurité sociale. Ce qui "revient en quelque sorte à généraliser le dispositif des ALD à l’ensemble...
des patients et des prises en charge", résume le HCAAM.
Pour les secteurs du dentaire, de l’optique et de l’audioprothèse, des paniers de soins intégralement remboursés par la Sécurité sociale seraient définis. De même pour les dispositifs médicaux et les médicaments.
Les assureurs complémentaires, ou plutôt "supplémentaires", verraient leur champ d’intervention réduit aux dépenses hors panier ainsi qu’aux dépassements d’honoraires subsistants.
Quels sont les avantages ?
En substituant aux primes d’assurance complémentaire des cotisations basées sur les revenus et en garantissant à l’ensemble de la population un accès financier aux soins, le scenario de la grande Sécu permet de retrouver le principe fondateur "de chacun selon ses besoins à chacun selon ses moyens". Autre avantage majeur : restituer aux ménages une fraction importante des charges de gestion des complémentaires.
En supprimant la possibilité pour l’AMO de se défausser sur l’AMC*** pour des dépenses essentielles, le scenario accroît "les exigences de régulation des dépenses de santé", souligne le HCAAM.
La suppression des tickets modérateurs "faciliterait les réformes des modes de rémunération vers des formes mixtes" ainsi que la généralisation du tiers payant, pour laquelle le système de co-paiement CPAM-complémentaires est un frein majeur.
"L’exigence renforcée d’efficience de la dépense publique dans ce scenario appelle une action encore plus forte et volontariste sur la pertinence et l’adéquation des actes, des prescriptions et des parcours", relève le rapport.
Et les inconvénients ?
Premier bémol : la grande Sécu suppose d’augmenter les cotisations "dans le contexte d’un taux de prélèvement obligatoire déjà très élevé en France", même si ces augmentations se substitueraient aux primes déjà versées, qui s’apparentent pour certaines à des prélèvements obligatoires. Une politique difficile à assumer.
La forte "contraction" du marché des assurances complémentaires qu’engendrerait la mise en place de la grande Sécu, résultant tant de la réduction de leur champ d’intervention que la désaffiliation d’un certain nombre d’assurés qui n’en verraient plus l’intérêt, impliquerait également de reclasser un nombre important de salariés du secteur.
Par ailleurs, si la réforme gomme les inégalités "par le bas", en réduisant très fortement le renoncement aux soins et en améliorant les garanties des moins bien lotis, elle pourrait au contraire générer des inégalités "par le haut" en conduisant à l’existence "comme au Royaume-Uni, d’assurances duplicatives, grâce...
auxquelles les ménages aisés accèdent aux mêmes offreurs de soins mais dans des conditions privilégiées" : meilleures conditions hôtelières, délais d’attente réduits, choix du médecin au sein de l’hôpital…
Combien ça coûterait… et rapporterait ?
Bien que le scenario n’aurait pas d’effet "inflationniste" sur les dépenses de santé, en dehors de la réduction du renoncement aux soins, il coûterait néanmoins cher à l’Etat avec d’un côté, 18.8 milliards d’euros de dépenses AMO supplémentaires et de l’autre, une baisse de rendement de la TSA (3.5 milliards d’euros), ainsi de la CSG et de la CRDS sur la part employeur… "Au total, la réforme conduirait les finances publiques à prendre en charge 22.5 milliards d’euros de dépenses".
Le gain financier pour les assurés et les employeurs, équivalent à une économie des charges (frais de gestion notamment), s’élève à 5.4 milliards d’euros. Des gains qui peuvent être répartis selon deux scenarios : par catégorie d’acteurs (n°1) et par classe d’âge (n°2) :
Qu’adviendrait-il des dépassements d’honoraires ?
La prise en charge des dépassements d’honoraires par les complémentaires santé, qui participe d’après le HCAAM à "l’essor du secteur 2", pose la question de leur devenir dans une grande Sécu.
"Un remboursement par la Sécurité sociale à leur niveau observé pour chaque professionnel (éventuellement plafonné) paraît inconcevable, juge le HCAAM. Une telle évolution conduirait à des disparités injustifiables entre...
les honoraires remboursés par l’Assurance maladie aux professionnels et augmenterait la part des rémunérations à l’acte dans leur rémunération, à rebours de l’évolution, dans la plupart des pays, vers des formes mixtes." Dans son scenario grande Sécu, le Haut Conseil opte donc pour "aligner les remboursements de la Sécurité sociale sur le tarif de responsabilité" et suggère d’"accompagner cette réforme d’une réanalyse fine et différenciée des dépassements d’honoraires des différentes catégories de professionnels libéraux et de leurs motifs qui permettra de déterminer si une partie des dépassements s’explique par des tarifs sous-cotés et doit être ‘prise en charge par la Sécurité sociale’, sous forme de revalorisation du tarifs de responsabilité de certains actes, ou de paiements alternatifs". Le reste des dépassements demeurant potentiellement pris en charge par les assurances complémentaires.
Le HCAAM indique avoir prévu d’étudier plus particulièrement la question des dépassements d’honoraires, "transversale à l’ensemble des scénarios", dans le cadre de la poursuite de ses travaux sur la médecine spécialisée.
Qui est pour, qui est contre ?
L’idée d’une "assurance maladie universelle" a été soulevée il y a tout juste cinq ans par le directeur général de l’Assistance-Publique-Hôpitaux de Paris Martin Hirsch et le haut-fonctionnaire Didier Tabuteau, tout nouveau vice-président du Conseil d’Etat, dans une tribune publiée par Le Monde.
Elle a ensuite été portée durant la campagne présidentielle par Jean-Luc Mélenchon, candidat de La France insoumise, qui l’a reprise dans son programme 2022.
Quant à Olivier Véran, il aurait été envoyé en éclaireur par Emmanuel Macron, qui aurait voulu tester cette proposition pour éventuellement l’inclure dans son programme 2022. La perspective d’augmenter fortement les prélèvements obligatoires pourrait néanmoins être rédhibitoire.
La proposition, logiquement combattue par le lobby des assureurs et mutuelles, est soutenue par la fédération de patients et d’usagers France Assos santé.
Côté syndicats médicaux, MG France prône depuis plusieurs années le remboursement à 100% des soins primaires, afin d’améliorer l’accès aux soins. Plus soucieux du devenir des dépassements d’honoraires que les généralistes, les syndicats représentant les autres spécialistes sont logiquement moins emballés par le scenario. La CSMF redoute l’"une étatisation complète d’un système de soins, avec une disparition du caractère libéral des professionnels de santé dans ce système, et à côté, l’émergence d'une véritable médecine libérale accessible uniquement aux plus fortunés", à l’instar des pays anglo-saxons. Pointant le risque de "disparition du secteur 2 à court terme", mais aussi une perspective de revalorisation large des actes médicaux rendant les compléments d’honoraires nuls et non avenus, AvenirSpé a demandé une analyse économique avant de se prononcer.
Quels sont les autres scenarios envisagés ?
Le premier scenario ne modifie en rien l’architecture actuelle : il corrige ce qui peut être corrigé pour améliorer l’accès aux soins de certaines populations. Parmi les mesures évoquées : la mise en place d’un contrat "de sortie de groupe" pour les anciens salariés d’une entreprise, le relèvement des seuils de la complémentaire santé solidaire, la réduction des "exclusions" de contrats collectifs (cas des CDD courts, des temps partiels…) ou encore la mise en place d’un mécanisme de déduction du bénéfice imposable pour la souscription d’une complémentaire par les exploitants agricoles ou les micro-entrepreneurs.
Le deuxième scenario pousse à son terme la logique de généralisation de la complémentaire santé en l’étendant aux millions de Français qui n’en bénéficient pas : elle deviendrait obligatoire pour tous, et pas seulement pour les salariés. Les garanties pourraient se décomposer entre un socle commun à tous les contrats et des garanties supplémentaires (dans le cadre des contrats collectifs d’entreprises par exemple). Les primes pourraient être normalisées, avec une logique de tarification au risque collectif ou, comme pour la Sécu, en fonction des revenus.
Enfin le quatrième scenario, qui implique également une "rupture", est celui d’un "décroisement entre les domaines d’intervention de la Sécurité sociale et des assurances complémentaires en définissant un panier de soins 'public' et un panier de soins 'privé'". Les soins actuellement majoritairement pris en charge par les complémentaires -appareillage optique, prothèses dentaires et auditives, médicaments remboursés à 15 ou 30%, voire à 65%...- sortiraient du panier de soins publics, laissant une plus grande liberté aux assureurs et mutuelles pour contractualiser avec les professionnels de santé au travers des réseaux de soins.
*dépenses après remboursements par les assurances.
**Organisation de coopération et de développement économiques.
*** assurance maladie obligatoire, par opposition à l’assurance maladie complémentaire (AMC).
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