"Ce n’est que le début d’un mouvement, et ça peut devenir un grand mouvement", prévient le Dr Jérôme Marty. Les 3 et 4 mars prochain, 700 médecins libéraux assisteront aux Assises du déconventionnement, organisées à Paris par l’Union française pour une médecine libre. Entre 4 000 et 5 000 participants sont également attendus en ligne pour suivre ces deux journées "historiques". "Ça n’a jamais été fait", assure le président de l’UFML. "Il y avait une demande du terrain. On ne voulait pas laisser les médecins s’engager dans des déconventionnements individuels qui peuvent être dangereux s’ils sont mal étudiés", justifie le généraliste du Tarn, accusé de pousser ses confrères à rompre avec l’Assurance maladie. Ce qu’il dément fermement.
"C’est une arme de pression politique", argumente-t-il. Un moyen de renverser le jeu conventionnel en faveur de la médecine libérale. Pour ce faire, le Dr Marty mise sur le déconventionnement collectif, massif. L’idée ? Recueillir des promesses de déconventionnement, telles des promesses de dons, sur l’ensemble du territoire et les mettre sous les yeux des politiques. "L’idée, c’est de dire, ‘voilà, nous avons X milliers de médecins prêts à se déconventionner, qu’est-ce que vous faites pour les retenir ? Est-ce que vous êtes prêts à rediscuter et à mettre une enveloppe additive sur la médecine de ville ?’", explique le leader de l’UFML.
À ce jour en effet, tous les syndicats représentatifs des médecins libéraux (CSMF, MG France, FMF, UFML-S, AvenirSpé-Le Bloc, SML) s’accordent à dire que l’enveloppe allouée à la médecine de ville est maigre. Trop maigre. La proposition de hausse du tarif de la consultation (+1,50 euro) par la Cnam est, elle, jugée carrément "humiliante" au regard des "contraintes" que veut imposer le Gouvernement aux libéraux – à travers notamment le contrat d’engagement territorial (CET). En parallèle, les compétences des paramédicaux, elles, tendent à évoluer. Une situation vécue comme un "mépris" par les médecins libéraux, qui ont manifesté par milliers ce mardi 14 février, jour de l’examen de la PPL Rist par les sénateurs.
"Prendre mon destin en main"
En agitant le drapeau rouge du déconventionnement massif, le Dr Marty place la balle dans le camp des décideurs. "S’ils ne font rien, ce sont eux qui prennent la responsabilité [de ces déconventionnements]." "Nous ne sommes pas des terroristes. Notre idée n’est pas de pulvériser le système solidaire : ce sont eux qui le bousillent depuis des années en provoquant l’effondrement de la médecine libérale !, fustige le généraliste, exaspéré. C’est notre rôle de syndicat de donner la liberté aux médecins. Et la liberté, c’est le choix."
La liberté. C’est ce que souhaite retrouver Matthias*, 40 ans, généraliste en secteur 1 en banlieue nantaise installé depuis près de trois ans. Constatant un "serrage de vis complet sur la médecine libérale", le quadragénaire envisage le déconventionnement. Il s’est inscrit aux Assises. Propositions de loi coercitives, accès direct aux paramédicaux, négos conventionnelles "méprisantes", CET… "Finalement, on n’aura plus le choix de rien dans nos pratiques, craint-il. Ça mène à une forme de contrat de travail dissimulé. Or moi, c’était vraiment l’entreprise médicale qui m’intéressait. J’ai décidé de prendre mon destin en main." Si son projet est encore "à l’état de gestation", sa réflexion, elle, est "bien avancée". Même si le déconventionnement n’est finalement pas aussi "massif", c’est ce vers quoi Matthias tend. "Je n’ai pas envie d’être un fonctionnaire de la santé."
L’option du déconventionnement est également envisagée par Vincent*, 38 ans, généraliste en milieu semi-rural et dont la file active s’élève à plus de 1400 patients. "Devenir libre", résume-t-il. "Je ne veux pas travailler comme un esclave jusqu’à la fin de ma vie et ne pas voir grandir mes enfants." "Je donne déjà énormément, plus que raisonnable", explique Vincent. En plus... de ses consultations classiques et de gynécologie, il s’occupe de trois crèches, est maître de stage, directeur de thèse, membre d’une CPTS, trésorier d’une équipe de soins primaires, travaille avec une IPA… "J’attendais de la Cnam une reconnaissance", ajoute le praticien, désespéré par les propositions tarifaires de l’Assurance maladie. "Si je veux gagner plus, il faut que je signe un pacte avec le diable !"
"Nous augmenter la consultation d’1,50 euro après 7 ans, après cette crise terrible du Covid, c’est indécent !", dénonce également la Dre Lise Kichilov, 55 ans. La généraliste installée à Paris depuis 23 ans a soigné son mari, médecin, qui est tombé malade au début de l’épidémie. Elle pensait "être remerciée" pour son engagement sans faille. "Et rien…" Comme nombre de ses confrères, elle crie par ailleurs au mensonge. Alors que le directeur de la Cnam, Thomas Fatôme, a indiqué que la hausse du tarif de la consult’ se traduirait par "une augmentation d'honoraires de l'ordre de 7 000 euros par an", "ce n'est même pas un rattrapage de l'explosion de nos charges fixes", rétorque Lise Kichilov, qui se rendra aussi aux Assises du déconventionnement.
"Un choc d’attractivité
Alors que l’Etat dit vouloir créer "un choc d’attractivité", les médecins libéraux jugent, au contraire, que les réformes engagées et futures font courir le risque de perdre davantage de praticiens. "Les jeunes diplômés ne risquent pas de s’installer avec la nouvelle convention et les revenus" qui en découleront, assure la Dre Anne-Sophie Michel. "Ce sont l'avenir de la santé en France, et ils n'ont qu'une envie, c'est de se barrer. Quel dommage. Mais je ne peux que les comprendre", approuve la Dre Hélène Maginot, généraliste à Merxheim (Alsace) et maître de stage. Un discours auquel adhère Sofiane*, interne en médecine générale "en fin de parcours". Actuellement en SASPAS** dans un désert, "je vois mes maîtres de stage sous l’eau, complètement bouffés par les charges" de travail ou les frais divers. Il évoque deux options : "Ne jamais rentrer dans la convention ou quitter le pays".
La PPL Rist a été, pour lui, "un tournant dans sa prise de décision". "En effet, pour accéder aux études de médecine en France en tant qu'étudiant étranger ayant déjà fait les 3/4 des études de médecine dans mon pays, la législation, à juste titre, m'a obligé à repasser, tenez-vous bien, la Paces puis un examen d'évaluation des connaissances puis l'ECN. Et là, sous couvert de collaboration, on ouvre les vannes pour des IPA qui feront des diagnostics et des prescriptions", s’insurge le presque trentenaire. "Je ne veux pas faire partie de ce cirque, je quitte le circuit."
La Dre Michel craint aussi un départ précipité des médecins proches de la retraite. "Certains ont déjà déplaqué", assure la généraliste du Vaucluse. Pour sa part, le Dr Hamel, 75 ans, refuse de "laisser" ses patients, mais après avoir "épuisé tous les modes d’exercice", le généraliste se résout à sortir du champ conventionnel. Infatigable, celui qui préfère le terme d’"omnipraticien" voit 35 patients par jour, "un rythme complètement irréaliste". "Je ne vois pas bien comment revenir à une médecine honnête vis-à-vis de mes patients en travaillant si vite", confie le praticien membre de Médecins pour demain.
"Le serment d'hippocrite"
Certains médecins n’imaginent pas, cependant, sortir du système solidaire au profit d’une tarification libre, et non remboursée. "Les médecins ont souvent une fibre sociale, et tiennent à ce que leurs patients puissent être soignés. Si on n’est plus conventionnés, on ne participe plus à la gestion de la convention, de la Caisse, c’est un peu embêtant car c’est là qu’on défend les patients", explique le Dr Richard Talbot de la FMF. "Envisager de priver de soins les plus pauvres (encore plus qu'actuellement) ? Ça méritera les ‘serment d'hippocrite’ cette fois", écrit une généraliste remplaçante sur Twitter, qui évoque plutôt le salariat comme porte de sortie.
Perdue, la Dre Hélène Maginot hésite encore à sauter le pas du déconventionnement. "C'est certainement cette fibre médico-sociale qui serait un frein au secteur 3...", confie la généraliste de 38 ans, qui soigne des enfants de migrants, de sans-papiers. "Nous nous battons pour les patients et le droit d'accès à une médecine de qualité pour tous. Mais nous nous battons aussi pour nous. J'ai deux collègues en deux ans qui ont arrêté soudainement pour burn-out. Pas un merci de la société. Et à chaque fois, 1500 patients dans la nature sans médecin traitant." Pendant ses études, Hélène Maginot... a aussi perdu deux amis qui se sont suicidés. Alors aujourd’hui "la coupe est pleine" : "J'ai sacrifié 20 ans de ma vie à la médecine. Mais je ne sacrifierai pas ma santé ni ma famille", ajoute cette mère de deux enfants.
"En me déconventionnant, je vais créer des difficultés à beaucoup de gens, reconnaît pour sa part le Dr Hamel. Mais quels choix ? Est-ce que je continue à faire de la mauvaise médecine ou est-ce que je me libère de tout ça, en voyant les patients 30 à 45 minutes ?" Le praticien veut mettre en place un "deal" avec ses patients, déjà au courant de son projet, dont certains sont suivis par lui depuis 46 ans : "Je vous vois deux fois par an, on fait un vrai examen, et le reste du temps, je vous enverrai des ordonnances ou je regarderai sur Internet sans vous voir et sans vous faire payer. Finalement, vous paierez deux fois 60/70 euros par an, ce que vous auriez payé pour le vétérinaire de votre toutou." "Reste l’écueil des suivis pédiatriques, dans ces cas-là, je ne prendrai pas le tarif que je viens de dire, mais un tarif adapté, 30 ou 40 euros."
"Je suis obligé économiquement"
Se pose également la question de la viabilité de l’entreprise médicale. "Je dois avoir 30% de CMU et 25% d’ALD, parfois les 2 (et les plus précaires sont aussi les plus souvent malades). Ceux qui resteraient auront cotisé toute leur vie pour l’Assurance maladie, pour devoir payer double tarif non remboursé… À mon avis, je perdrais 80% de mon activité au bout de 3 mois", avance le Dr Rochoy sur Twitter, où les généralistes s’interrogent particulièrement. "Je ne prends aucun risque, avance de son côté le Dr Hamel, car je suis le seul médecin dans le coin. C’est un peu vache de ma part de faire une chose pareille, mais si je suis obligé économiquement et médicalement."
S’il se déconventionne, Matthias quittera son cabinet – dont il est locataire - "la mort dans l’âme". "Je m’installerai dans une zone où il y aura une patientèle prête à avoir des tarifs non conventionnés", explique-t-il. "Cette option me permettra, j’espère, de pouvoir être propriétaire de mon outil de travail, de pouvoir le valoriser quand je partirai à la retraite aussi." Pour l’heure, il n’a pas encore prévenu sa patientèle, mais il a déjà sondé des confrères de la grande ville d’à côté qui sont susceptibles de céder leur place dans leur cabinet.
Plusieurs médecins interrogés par Egora ont commencé à faire leurs calculs. "Car je vais avoir des charges en plus : cotisations sociales, impôts…", explique la Dre Michel. "Mais chaque année, je serai libre d’augmenter en fonction de l’inflation, du Smic, du coût de mon matériel, etc." Rappelons toutefois que les médecins non conventionnés sont tenus d’appliquer des tarifs avec "tact et mesure". Selon la Dre Michel, qui a déjà sondé ses patients, "la question du tarif paraît secondaire". "La majorité me comprend, me soutient et continuera de venir." Même chose du côté de Vincent : "Sur 100 patients interrogés, 95% me suivraient sans problème. Ils trouvent que nous sommes traités comme de la merde et que c'est indigne."
"Le conventionnement, en dehors de solvabiliser les patients, est important, car il permet aux médecins en secteur 1 d’avoir des avantages conventionnels en échange de tarifs modérés et réglementés, mais ces avantages ont fortement décru depuis 2016 – de 500 millions d’euros par an. Le delta entre un médecin et un médecin non conventionné n’est pas si important que ça, si bien que financièrement, c’est tout à fait jouable de se déconventionner", analyse le Dr Talbot.
"Une menace crédible"
L’espoir d’une prise de conscience politique persiste chez les médecins interrogés. Car rompre avec l’Assurance maladie ne sera pas fait de gaieté de cœur, expliquent-ils. Et ce n’est pas dû à la procédure – très simple – de déconventionnement : "Il suffit d’envoyer une lettre recommandée avec accusé de réception à la CPAM", explique le Dr Talbot, citant...
l'article 79 de la convention médicale et l’article R162-54-9 du code de la sécurité sociale. Le déconventionnement prend effet 1 mois après réception dudit courrier par la Sécu. L’article 79 stipule par ailleurs que "le médecin reste autorisé à formuler à tout moment une nouvelle demande d’adhésion en conservant le secteur d’exercice auquel il appartenait, au moment de sa sortie de la convention".
"Je ne sais pas si les confrères sont prêts, mais ce qui est certain, c’est qu’il y a une vraie appétence", observe le Dr Marty de l’UFML, qui a défilé aux côtés des autres syndicats et de l’Ordre mardi 14 février. "C’est le signe qu’on arrive au bout d’une histoire. Libre aux politiques de bien vouloir reconstruire avec nous, nous ne demandons que ça." Une chose est certaine pour le Dr Richard Talbot de la FMF, la menace d’un déconventionnement massif est "une menace crédible". Même si "dans l’état actuel des choses, les politiques n’y croient pas. S’ils voient les lettres arriver, ils commenceront à y croire et crieront très fort, ils seront obligés de faire quelque chose."
"Si on en vient là, ça viendra probablement plus du terrain, comme en 2002, que de consignes syndicales", ajoute le généraliste de la Manche, qui tient à préciser que la FMF n’appelle pas au déconventionnement. En 2002 en effet, sous l’impulsion des coordinations locales, ce spectre avait déjà été brandi, pour faire pression sur la Sécu. Les libéraux réclamaient alors une hausse du tarif de la consultation, mais aussi la fin de l’obligation de garde. Un "mouvement de grogne" historique qui résonne aujourd’hui. Il y a vingt-ans, les lettres de déconventionnement inondaient les CPAM, notamment du Calvados, de l’Orne et de la Mayenne, rappelle le Dr Talbot. "Ça a fait tache d’huile et on en est resté au stade de menace."
Anaïs, médecin du sport, a, elle, mis sa menace à exécution le 5 février. Depuis, elle exerce en tant que déconventionnée. Locataire de son cabinet, la jeune femme n’arrivait plus à rentrer dans ses frais, à "25 euros la consult’" et sans Rosp. "Je n’ai pas pu payer la crèche et le périscolaire pendant trois mois. Je suis médecin, j’ai fait 10-12 ans d’études, ce n’est pas possible à plus de 35 ans avec des enfants de se retrouver comme ça !" À ces difficultés financières, s’ajoutait un sentiment d’injustice. "Une convention pour moi, c’est un partenariat. Aujourd’hui pour moi il n’y a plus de partenariat. La Sécu est là pour nous sanctionner, nous contrôler et est injoignable quand on a besoin d’informations pour appliquer ce qu’elle nous demande de faire."
"Je n’étais pas très loin du burn-out", confie-t-elle. Aujourd’hui, la praticienne assure ne pas regretter sa décision. "Je craignais un trou d’activité mais mes patients suivent." Sur ses tarifs, passés à 50 euros pour les consultations en cabinet et 30 euros en visio, Anaïs affirme n’avoir reçu aucun retour négatif. "Ils ont pris rendez-vous en connaissance de cause, ils ne peuvent pas me le reprocher." Après avoir un temps pensé à une reconversion (voir encadré), elle dit avoir aujourd’hui "retrouvé énormément de plaisir à travailler". "Je ne suis pas dans un esprit de rentabilité mais de soin."
Harassés, bon nombre de médecins libéraux envisagent aussi de se reconvertir. Un groupe Facebook "Le Divan des reconversions" regroupe d’ailleurs des praticiens ayant changé de métier ou en quête de réponses. Un sondage, réalisé en février par l’URPS Ile-de-France sur un échantillon de près de 1600 praticiens de la région, révèle que 73% d’entre eux modifieraient leur exercice si les propositions de loi coercitives ou d’accès direct sont adoptées et si les négociations conventionnelles n’aboutissent pas à une revalorisation substantielle. 104 pensent à travailler dans un autre secteur que le médical. Une psychiatre qui a répondu à notre appel à témoignages indique par exemple suivre une formation en ornithologie avec pour projet de devenir guide ou salariée dans une maison de la nature. En parallèle, la praticienne fait un DIU de phytothérapie.
Léa* y pense également, dans un autre domaine médical : médecine esthétique, du travail, etc. ou dans une entreprise où elle fera valoir son curriculum vitae. Généraliste installée depuis 2009, elle refuse d’adhérer au contrat d’engagement territorial voulu par la Cnam et le Président de la République. "C’est totalement opposé à ma vision du libéral." Un déconventionnement ne lui semble toutefois pas envisageable dans sa situation : sur son territoire, où il y a "encore suffisamment de médecins", un centre de santé s’est pourtant implanté. "Les patients pourront donc toujours trouver la possibilité de voir un médecin dont les actes seront totalement remboursés. Rien ne me garantit donc que je pourrai payer mes charges et je ne souhaite pas faire peser cette pression à mon foyer", affirme la mère de famille.
Le 14 février, celle-ci a participé à la grève, car elle n’entend pas déplaquer "sans avoir tout tenté". Mais l’anxiété est bien présente. "Je ne me sacrifierai pas. Je ne sacrifierai pas mes proches. Je débarquerai du navire alors que j’adore ce que je fais au quotidien. Mon travail de généraliste est plus qu’un travail. Cette relation que j’ai avec mes patients est absolument précieuse à mes yeux. Mais voilà pour moi. Je vais appliquer les conseils que je leur donne et refuser d’être ainsi humiliée et maltraitée."
*le prénom a été modifié.
**stage en autonomie supervisée
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