Généralistes et psychologues : sont-ils condamnés à s'ignorer ?

09/07/2019 Par Yvan Pandelé
Diplômé en 2017, le Dr Yohann Vergès a fait sa thèse sur la collaboration entre généralistes et psychologues. Au fil de son travail, un constat s'impose : aux yeux des psychologues, la coopération entre les deux professions confine à l'inexistant. Egora a souhaité en savoir plus en discutant avec ce jeune généraliste de Haute-Garonne, membre du bureau de Reagjir et investi en faveur d'une meilleure prise en charge des pathologies mentales.

  Egora.fr : Pourquoi vous êtes-vous intéressé à la collaboration entre psychologues et généralistes ? Dr Yohann Vergès : La santé mentale m'intéressait mais le point de départ a surtout été la rencontre avec mon directeur de thèse, Jean-Christophe Poutrain, qui a été surpris de constater que la psychologue avec qui il avait commencé à travailler dans sa maison de santé avait peu de patients adressés par des médecins généralistes. C’est le point de départ de notre réflexion : on s’est demandé si c’était vraiment le cas et si ce phénomène n'était pas sous-estimé.   Comment avez-vous procédé ? On a voulu savoir ce que faisaient les psychologues et quelles interactions ils avaient avec les médecins généralistes. C'était plus intéressant d'avoir leur point de vue, donc on a monté un questionnaire et on l’a envoyé par courrier aux 1128 psychologues de l'ex-région Midi-Pyrénées. On a eu 434 réponses, ce qui est un taux de réponse plus élevé que ce qu'on a l'habitude d'avoir avec les médecins ! Visiblement, les psychologues avaient des choses à dire…

Et que disent les psy de leurs relations avec les MG, justement ? Pour le dire en une phrase, ils estiment que la collaboration avec les généralistes est faible – il y a peu d’interactions –, insatisfaisante – ils sont plutôt mécontents de comment ça se passe –, et ils ont l’impression que les médecins généralistes méconnaissent leur activité [voir encadré, NDLR]. Par ailleurs, les deux-tiers des psychologues interrogés ont l'impression qu'on pourrait faire beaucoup mieux. Dur constat ! Justifié, à votre avis ? Ce n'est pas loin de la réalité. En tant que MG, on voit assez facilement ce que fait un cardiologue ou même un psychiatre, mais les psychologues ont une formation à part. Ils ne sont pas définis comme des professionnels de santé (ce qui semble être un souhait de leur part). Donc en tant que MG on a du mal à comprendre ce qu’ils font et à l'expliquer aux patients. Concrètement, on a du mal à définir ce que sont les thérapies d’orientation psychanalytique, les TCC [thérapies cognitivo-comportementales, NDLR], les thérapies systémiques… On ne sait pas trop quel psychologue utilise quoi et quel intérêt ça peut avoir dans telle ou telle situation.  

"On n’a pas le même langage et pas la même culture"

  Peut-on dresser le constat inverse : les psy ne comprennent pas les MG ? Ce n'était pas l'objet de ma thèse mais oui, je pense. On s'en est rendu compte en rencontrant un groupe de psychologues qui ont monté une association dans le Comminges et avec qui on a décidé de travailler ensemble, avec le département de MG et la fac de psycho. On a organisé des soirées de formation professionnelle commune pour se rencontrer et on s’est rendu compte que la méconnaissance est partagée : on n’a pas le même langage et pas la même culture, je crois qu’on se représente difficilement ce que chacun fait.

  Ça se joue même au niveau du jargon ? Oui, surtout ! On n'utilise pas du tout le même langage. Déjà on parle de "patient" et eux de "sujet". Ça c'est encore facile à comprendre, mais il y a des façons de parler qui rendent les échanges difficiles : la "clinique" ce n’est pas la même chose pour un MG et un psychologue. On se rend compte que le discours sur le patient doit être décodé pour qu'on puisse se comprendre.   Au-delà de différences culturelles, vous constatez que les interactions sont rares. Oui, il y a très peu d’interactions : les psychologues déclarent en moyenne qu'ils ont déjà rencontré 8 généralistes dans leur secteur, et qu'il y en a seulement 3 avec lesquels il leur arrive d’avoir parfois des échanges, de type courrier ou appel téléphonique.   Cela peut même aller jusqu'à des reproches assez cinglants. Oui il y avait une partie expression libre dans les questionnaires : on a eu des affirmations à propos du médecin qui ne serait là que pour prescrire des médicaments et ne prendrait pas en compte le fonctionnement psychologique du patient, qui ne serait pas "humain". C’était assez marginal mais ça m’a beaucoup surpris. Ça reflète le fait que les psychologues ne sont pas non plus très au courant de ce qu’on fait en MG, parce que pour le coup je ne pense pas que ce soit la vérité.

  Les psychologues devaient aussi évoquer les freins possibles à une coopération. Ils mettaient d'abord en avant le manque de temps. Ça me semble évident ! On a l’impression de perdre du temps au premier abord, quand on doit comprendre comment travailler avec quelqu'un, alors qu’au final on en gagne probablement. La méconnaissance les uns des autres était mentionnée en deuxième et le manque d’interaction en troisième. Et enfin, cette impression que psychologie et médecine générale sont deux mondes à part, séparés, incompatibles.   Vous partagez ce dernier constat : des univers à part ? Oui c'est en partie vrai. Au-delà du langage, on n’a même pas forcément les mêmes objectifs. Le médecin a généralement pour objectif de soigner les symptômes : on a une douleur quelque part, on essaie de comprendre d'où elle vient mais surtout de faire en sorte qu'elle s'arrête. Les psychologues ont une approche bien différente : l’idée c’est de faire avec les symptômes, essayer non pas forcément de les supprimer mais de comprendre ce qu’ils veulent dire et ce qui peut en être fait.  

Inexistence des échanges en milieu tempéré

Dans son travail de thèse, Yohann Vergès a recueilli les réponses de 434 psychologues libéraux de l'ex-région Midi-Pyrénées, sur 1128 professionnels identifiés. Le répondant-type était une femme (88 %), installée en groupe (61 %, dont 18% avec un généraliste), plutôt adeptes de thérapies d'orientation analytique (42 %) que de thérapies cognitivo-comportementales (18 %) ou autres.

Interrogés sur leurs relations avec les généralistes de leur entourage, les psychologues répondants ont évoqué des échanges plus ou moins réguliers avec une moyenne de 3 praticiens (aucun pour un quart d'entre eux). En moyenne, ils estiment que 1 patient sur 10 (12 %) leur est adressé via le généraliste. Ce chiffre n'est plus d'actualité, car la Haute-Garonne expérimente de 2018 à 2020 le remboursement des consultations de psychologie, sur orientation du médecin traitant, pour les troubles mentaux d'intensité faible à modérée.

Les psychologues jugent sévèrement la collaboration avec les MG : 64 % d'entre eux estiment qu'elle n'est pas optimale, et 69 % déclarent que les MG ne connaissent pas leur travail. De nombreux obstacles sont évoqués : manque de temps, méconnaissance, manque d'interactions. Du point de vue qualitatif, certaines remarques (minoritaires) en disent long sur les difficultés rencontrées et les différences de culture entre les professions : "pas de temps à accorder, pas de considération, la chimie seul recours", "nous ne parlons pas le même langage", "les psychologues ne sont pas des médecins".

Les principaux facteurs liés à une collaboration jugée satisfaisante sont : quand les MG environnants sont perçus comme au fait du travail des psychologues (OR = 3,53), quand il existe des échanges concrets avec le MG (OR = 1,29 par MG dans le réseau), et quand les MG envoient parfois des informations d'adressage (OR = 2,18).

  Comment aboutir à une meilleure coopération entre ces professions ? La meilleure façon c’est encore de se rencontrer. La HAS voudrait d'ailleurs renforcer cette coordination puisqu'elle a émis des recommandations à cet effet. Parmi les éléments à développer, elle mentionnait la conviction, l'implication, la reconnaissance des rôles et compétences de chacun, et enfin la création d'une culture partagée. Je crois qu'on en est encore à cette première étape.   Et dans les faits, comment on crée une culture partagée ? Un groupe de psychologue a monté une association dans le Comminges et nous avons décidé de travailler ensemble, avec le département de MG et la faculté de psychologie de Toulouse. Ça a donné lieu à des soirées de formation communes : il y a eu la présentation de mon travail de thèse, pour briser la glace, une soirée sur l'expérimentation en cours de remboursement des consultations de psychologie dans le département. Et des "cas communs", avec un généraliste et une psychologue qui nous ont fait des présentations de cas mais chacun de leur côté. Cela permet d'ouvrir la discussion sur la prise en charge globale, de repérer ce que le patient dit à l’un mais pas à l’autre, par exemple. Il y a eu aussi deux soirées où les MG présentaient la pharmacologie des psychotropes aux psychologues. Ils nous ont dit qu'ils n'étaient pas formés à ça et que ça les aidait à mieux comprendre. Par exemple, une psychologue m'a dit une fois qu'il fallait éviter les antidépresseurs en parlant d'un patient sous benzodiazépine. (Rires.) Il y a quelques bases à reprendre, des deux côtés d'ailleurs.

Et concernant la formation des internes ? Mon directeur de thèse Jean-Christophe Poutrain a accueilli une psychologue dans son cabinet, qui assistait à toutes les consultations, avec l'accord des patients bien sûr. Et réciproquement, il se rendait en consultation de psychologie. L'idée c'est de faire en sorte que les internes de MG de Toulouse puissent aller passer quelques jours en observation chez les psychologues, et les psychologues chez les généralistes.

  Comment ça se passe dans votre propre MSP ? Il y a une psychologue et on a beaucoup discuté : j’ai compris à peu près ce qu'elle faisait, même s'il reste du flou ! J'ai compris dans quelles situations je pouvais lui adresser des patients, et on a mis en place l’habitude de renseigner le logiciel métier quand un patient est en cours de psychothérapie. Ça permet aussi de relancer le patient : "je vois que vous voyez la psychologue, est-ce que ça se passe bien ?", etc. Rien que le fait de pouvoir dire au patient ce que fait un psychologue – moi je dis que c'est un "spécialiste du comportement, des relations et des émotions" – et comment ça va se passer, qu’on le connait, qu’il est compétent et qu’on a confiance en lui, ça lève le frein. C'est utile parce qu'il y a encore cette représentation que les psy sont "pour les fous". On a l'impression que ça transfère une confiance, que le patient est plus constructif quand il arrive chez le psychologue.   Vous parvenez à vous retrouver dans le maquis théorique de la psychologie ? Dans l’étude, on s’est rendu compte que la plupart des psychologues utilisent surtout les thérapies d’orientation psychanalytique alors que les recherches d'actualité auraient plutôt tendance à aller dans le sens des thérapies brève et des TCC. Mais finalement, l'essentiel c'est d'avoir des psychologues qu'on connaît, dont on sait qu'ils ont de l'expérience. Il y a certes plus de preuve sur les TCC, mais bon les ressources ne sont pas là. En tout cas, ce qui a montré son efficacité c’est que la psychothérapie est recommandée en première intention dans la plupart des troubles fréquents en MG, comme les troubles anxiodépressifs. Je pense qu’on gagnerait à pouvoir faire en sorte que davantage de patients soient prise en charge par psychothérapie plutôt que leur donner des médicaments par défaut. C'est d'autant plus vrai chez les personnes défavorisées, qui sont plus exposées aux troubles mentaux. Et c’est une thématique sur laquelle nous continuons de travailler.    

"C'est dommage que le médecin n'ait pas entendu au premier coup"

Stéphanie Vernhes, 47 ans, est psychologue libérale à Saint-Gaudens (Haute-Garonne). En tant que présidente de l'association des psychologue du Comminges, elle est investie dans la création d'une culture commune avec les médecins de la région. Son constat sur les relations interprofessionnelles rejoint celui de Yohann Vergès : tout est à construire. "Avec certains médecins, qui ont peut-être consulté eux-mêmes des psychologues, il y avait quelques échanges, mais vraiment très peu", explique-t-elle. Elle-même estime qu'elle échangeait avec seulement trois médecins, avant que l'association ne s'empare de la question. "On a l'Impression de ne pas être reconnus. Mais d'un autre côté, on n’osait pas non plus pas prendre notre place : les psy ont trop tendance à rester dans leurs cabinets." Une anecdote illustre bien ce manque de dialogue. "Ça m’est arrivée d’interpeller un médecin avec qui je n’ai pas l’habitude de travailler en disant : 'écoutez je suis inquiète pour cette patiente, je pense qu'il faudrait lui donner un traitement, elle va très mal'", explique-t-elle. "Sauf que les patients n’expriment pas la même chose avec le médecin et avec nous, et cette patiente n'a pas dû exprimer à quel point elle était en souffrance devant le médecin. Donc il n’a pas jugé opportun de prescrire un traitement. J'ai fini par appeler deux semaines plus tard. J’ai eu la secrétaire, à qui je me suis sentie obligée de dire : cette patiente pour moi a des idées noires, elle pourrait se suicider, donc il faut absolument que le médecin lui prescrive un traitement ou l'oriente vers un psychiatre.' Ce qui a été fait. Mais c'est dommage qu'il n'ait pas entendu au premier coup." Les toubibs viennent de Mars, les psy de Vénus À propos des obstacles à la collaboration, Stéphanie Vernhes évoque notamment la difficulté de joindre les médecins au téléphone. "Si jamais on fournit un écrit, il nous faut l'accord du patient sur l'écrit qui est transmis", indique-t-elle, d'où une préférence marquée pour les transmissions orales informelles, perçues comme moins à risque de contrevenir au secret professionnel. "On peut dire au médecin qu'on a le sentiment d'une grosse problématique ou d'une schizophrénie, mais je me vois mal l’annoncer au patient." Entre des médecins de formation scientifique, et des psychologues cliniciens d'orientation psychanalytique pour la plupart, la différence de culture professionnelle est évidente. "Les médecins ont des recommandations HAS, mais nous on s’intéresse à la singularité du sujet. Pour nous la mesure est un peu secondaire", détaille Stéphanie Vernhes. "Je me sers aussi des cliniques armées [les tests et méthodologies objectives, ndlr] ou des études expérimentales en psychologie, mais plutôt comme base théorique." Elle a ainsi l'impression que beaucoup de médecins "ne prennent pas au sérieux" le point de vue des psychologues, qu'elle estime pourtant "complémentaire" de celui des médecins.

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