"J'ai rencontré pour la première fois Pierre, alors qu'il avait environ 70 ans et qu'il s'occupait de sa mère qui en avait plus de 90, atteinte d'une forme sévère de maladie d'Alzheimer. Elle déambulait jour et nuit, donnait des grains aux poules du jardin 20 fois par jour et ne parlait plus que le breton, alors qu'elle était arrivée en région parisienne à l'âge de 8 ans. Lui, faisait 'sa vie': il cachait toutes les choses importantes de la maison, faisait tous les repas, et fermait la porte du pavillon lorsqu'il sortait, m'expliquant que "s'il arrivait alors un accident à sa mère, personne n'y pourrait rien". Celle-ci s'est éteinte dans son sommeil à 99 ans. Lui, je ne le voyais qu'une fois par an, poussé par sa fille en consultation pour le vaccin antigrippal. Alors qu'il était toujours en bleu de travail dans son jardin, il revêtait ce jour-là son costume et m'expliquait qu'il faisait ainsi plaisir à sa fille et qu'il 'm'aimait bien'.
Vers ses 85 ans, il me dit :'Vous savez ce qui me plairait beaucoup ?' Moi: 'Bah...non'. Lui: 'C'est d'agoniser dans vos bras'... no comment. Lors d'une tuberculose ganglionnaire qu'il avait diagnostiquée lui-même (il avait eu une tuberculose pulmonaire sévère dans les années 1950), il fut ravi de venir une fois par mois pendant 6 mois pour l'examen clinique et la vérification biologique sous traitement. La guérison fut obtenue sans aucun effet secondaire du traitement, à 88 ans. Puis 10 ans se sont écoulés sans problème, au rythme du vaccin antigrippal annuel. Vers ses 98 ans, se sont installés des épisodes de rectorragie et melena répétés dus à de larges plages d'angiodysplasies coliques, traitées à chaque fois par coagulation. A 100 ans, il décida qu'il était épuisé et s'est totalement alité, passant ses journées à somnoler, à chanter, sous la surveillance de sa fille, et gardant toujours son sens de l'humour. Puis, à l'occasion d'une énième hémorragie digestive où sa TA était à 6 de maxi, à presque 101 ans, nous décidâmes tous trois du maintien au domicile. Je repassai le lendemain à 8 heures : clinique identique, TA 6 de maxi, petit échange avec lui. Il était somnolent, mais encore lucide. En partant, je l'enlaçai, lui fis 'un gros câlin' et l'embrassai tendrement : son visage s'illumina d'un grand sourire et il me dit: 'MERCI'. Ma voiture était au bout de sa rue quand sa fille me téléphona : 'Docteur, je crois que c'est fini'. Je viens de prendre ma retraite, à 67 ans, après 42 ans de médecine générale en Seine-Saint-Denis et cette histoire, je ne l'oublierai jamais."
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