Fin de la gratuité des soins, augmentation du temps de travail des soignants : les propositions chocs d'un médecin pour renflouer l'hôpital

22/09/2020 Par Sandy Bonin
Le Professeur Michaël Peyromaure est chef du service d'urologie de l'hôpital Cochin à Paris. Dans un livre intitulé, "Hôpital, ce qu'on ne vous a jamais dit", le praticien s'attaque à la gouvernance de l'hôpital minée par les instances administratives. Médecins, politiciens, internes, patients… Le Pr Peyromaure n'épargne personne. Il énonce une série de recommandations pour l'hôpital qui ne devraient pas plaire à tout le monde.

 

© Samuel Kirszenbaum

Egora.fr : Vous portez dans votre livre une charge assez violente contre l'hôpital, dont certains seraient dignes "du tiers monde". Vous estimez que la situation était "mieux avant".  Qui est responsable de cette dégradation? 

Pr Michaël Peyromaure : Je dis effectivement que certains hôpitaux sont dignes du tiers monde. C'est vrai. Heureusement ça n'est pas la majorité. Il y a quand même de très bons hôpitaux en France.  

Tout le monde est responsable de cette dégradation. Majoritairement les politiques qui ont instauré beaucoup de réformes qui n'ont fait que dégrader l'organisation de l'hôpital et baisser les moyens alloués. Les différents acteurs du système, notamment certains médecins qui s'occupent moins de leurs malades que ne le faisaient nos ainés, sont également responsables. Je pense aussi à certains malades qui ont des comportements de plus en plus irrespectueux vis-à-vis des soignants et qui considèrent que la médecine est un dû. Ils viennent se servir à l'hôpital comme ils le feraient au supermarché. Enfin, les administratifs qui n'ont pas de comptes à rendre à la communauté hospitalière mais qui suivent des objectifs préétablis et qui n'en réfèrent qu'à leur hiérarchie.  

Tous les acteurs du système sont fautifs, avec des niveaux de responsabilités différents, mais ce sont les politiques qui à mon sens ont fait les pires erreurs.  

 

La crise du Covid a réhabilité Roselyne Bachelot en tant que ministre de la Santé. Pourtant vous jugez qu'elle a été la pire… 

Oui, elle a été la pire de ceux que j'ai suivis, c’est-à-dire sur les vingt dernières années. C'est elle qui a poussé la loi HPST de 2009. Cette loi a rabaissé les médecins au rang de prestataires de service et a donné les pleins pouvoirs à l'administration. Le message général du livre est de dire que le pouvoir a changé de mains. Il était avant à la main des soignants. Il est aujourd'hui à celle de l'administration. Je trouve que c'est le plus grave de ce qui s'est passé ces vingt dernières années. Le point d'orgue de cette politique a été la loi HPST de Roselyne Bachelot. C'est pour cela que je lui en veux beaucoup et que je considère qu'elle a fait la pire réforme de l'hôpital.

 

Vous reprochez la "mollesse" des médecins qui se réveillent à peine et commencent "enfin" à désobéir avec la grève du codage. Qu’attendez-vous d'eux ?  

Je ne sais pas quoi attendre. Je pense qu'il y a en effet eu un petit mouvement de rébellion fin 2019 à l'époque des grèves et des manifestions, mais j'ai peur que cela fasse pschitt. Je le dis pour une raison très simple. De plus en plus de médecins installés dans les instances hospitalières se sont classés du côté de l'administration. Sur le terrain et dans les services, certains praticiens ont ponctuellement manifesté un désaccord.  Mais les commissions hospitalières sont en général tenues par des médecins obéissants qui, eux-mêmes, mangent dans la main de l'administration, cela laisse donc peu d'espace pour que les soignants reprennent la main.  

 

Vous regrettez la grande époque des mandarins qui avaient pourtant énormément de privilèges et qui ont été largement décriés. Au moins, ils avaient du "panache", dites-vous. Qu'apportaient-ils à l'hôpital ?  

Je ne regrette pas les mauvais comportements, comme les abus de pouvoir des mandarins, mais je regrette l'époque. Les malades étaient alors au cœur des préoccupations. On parlait des patients et non des procédures ou des schémas décisionnels et encore moins des commissions administratives. La vie de l'hôpital était focalisée sur les soins et les patients, ce qui est quand même notre cœur de métier.  

Autre raison de ma nostalgie : c'était simple. On savait qui faisait quoi. En l'occurrence les médecins décidaient des projets et les mettaient à exécution. Parfois ils se trompaient, ou avaient des mauvaises pratiques. Je ne le conteste pas. Mais au moins c'était simple. Aujourd'hui on ne sait plus rien. Tout a été brouillé. Il y a tellement d'instances que plus personne ne peut décider. Tout a été caporalisé et déconnecté du terrain. Pour le moindre projet médical banal, cela prend des mois, si ce n'est des années et le plus souvent le projet est abandonné faute d'interlocuteur. Tout est déconnecté.  

 

Vous reprochez aux patients d'avoir acquis trop de droits sans aucun devoir en retour. Qu'exigez-vous d'eux ? 

Je leur demande le respect de l'institution et des soignants, ce qui se perd. Les anciennes générations ont gardé cet état d'esprit, mais les nouvelles sont en train de le perdre. Je pense que c'est un phénomène général qui touche toute la société avec le non-respect de la collectivité et de la hiérarchie. C'est d'autant plus répréhensible quand cela touche l'hôpital. L'hôpital n'est pas un service rendu comme un autre. Nous sommes là pour nous occuper des malades. Nous sommes majoritairement bienveillants à leur endroit. Nous cherchons à faire au mieux, mais malheureusement ils ne s'en rendent pas toujours compte. Le pourcentage de patients qui commet des incivilités ou des actes capricieux est en hausse très importante. Cela devient infernal.  

Comment le ressentez-vous concrètement ?  

Je vais donner un exemple. Aujourd'hui, nous devions opérer une patiente d'un gros calcul du rein. Elle devait avoir sa consultation le 8 septembre 2020 mais elle ne s'est pas présentée. Tout était programmé. Nous avions trouvé un lit d'hospitalisation, une place au bloc, nous avions commandé le matériel. Elle n'est pas venue non plus à sa consultation d'anesthésie. Nous avons essayé de la contacter mais elle n'a pas répondu. Et elle ne s'est pas présentée non plus pour son hospitalisation. Nous avons appris en regardant le réseau informatique de l'hôpital qu'elle a consulté dans un autre établissement. Elle n'a prévenu personne. Pourquoi ? Parce qu'elle considère certainement que tout lui est dû.  

C'est pour cela que je dis dans le livre qu'il faut responsabiliser les patients. Pour cela, je propose, entre autres, de leur faire payer une avance sous forme de forfait dès lors qu'on programme une hospitalisation. Si cette patiente avait payé 100, 200 ou 500 euros en prévision de son séjour à l'hôpital, elle ne se serait pas comportée de la sorte.  

L'hypothèse que je soumets dans le livre est que les patients doivent payer.  

 

Vous proposez effectivement de revenir sur la gratuité, en ne prenant en charge qu'un panier de soins, pouvez-vous développer cette idée ? 

Nous sommes le pays au monde où le reste à charge pour les patients est le plus faible. Il est à 6,9% et il n'a fait que baisser depuis 15 ans. De plus en plus de choses sont gratuites et de plus en plus de gens obtiennent la gratuité, soit par le biais de l'ALD, de la CMU ou de l'AME. Je pense qu'il faut changer le système. La quasi-gratuité des soins devient contre-productive. Elle était justifiée à une époque où les gens mourraient jeunes, où il y avait une population active beaucoup plus large que les retraités et où les traitements n'étaient pas coûteux.  

Aujourd'hui les gens passent autant de temps en retraite qu'en activité, ils réchappent à la quasi-totalité des maladies, y compris les cancers et les infarctus, et leurs traitements sont de plus en plus coûteux.  

Sur le plan purement économique, je pense que ce n'est plus tenable d'assumer cette quasi-gratuité. Et sur le plan des mentalités, je pense que ça n'est pas souhaitable non plus, dans la mesure où les gens ont acquis la garantie que tout leur était dû. Je pense que c'est ce qui génère des abus et des mauvais comportements.  

Qu'est-ce qui serait pris en charge ? 

Le panier qui est pris en ALD aujourd'hui serait élargi aux soins de prévention comme les vaccins par exemple et serait remboursé à 100%. Le reste serait à la charge des assurés ou des complémentaires. C'est déjà, plus ou moins, le modèle allemand.  

 

Et ces économies générées permettraient d'investir sur l'hôpital… 

Cela permettrait de faire des économies considérables qui permettraient de rénover les hôpitaux et de mieux payer les médecins et les paramédicaux. Chez nous les soignants sont assez mal payés par rapport aux autre pays développés. Et cela permettrait de responsabiliser les gens. La santé a un coût. Il n'est pas normal qu'une proportion aussi large de la population ait accès à tout sans rien payer. Je considère que la CMU est une injustice. Il y a des millions de gens qui ne payent rien pour être soignés, qui peuvent consulter quatre personnes la même semaine en étant totalement pris en charge. De l'autre côté, il y a les personnes qui ont un petit salaire ou une petite retraite mais qui ne rentrent pas dans la case de la CMU. Eux auront un reste à charge, certes faible, mais néanmoins présent.

 

Supprimer la gratuité risquerait de créer des inégalités de soins entre pauvres et riches… 

On est déjà sur un système inégalitaire puisqu'il y a des gens qui payent et d'autre pour qui tout est gratuit. Il y a des gens qui ne déclarent pas leurs revenus et qui ne payent rien. D'autant qu'il n'y a pas de contrôle. J'ai conscience que ce que je dis peut passer pour quelque chose d'antisocial, mais la plupart de mes collègues le pensent. C'est la vraie vie. Bien entendu la majorité des gens en CMU ont peu de moyens, mais c'est une injustice faite à ceux qui ont à peine plus mais qui ne rentrent pas dans la case.  

Je propose donc un système pris en charge à 100% pour tout le monde pour ce qui est des soins fondamentaux. Pour les soins légers, on paye.

Vous évoquez la nécessité d'augmenter les salaires des soignants mais en échange vous estimez qu'il faudra travailler plus. Les soignants sont pourtant à bout de souffle… 

Non ce n'est pas vrai. Les soignants en France sont mal payés, mais ils sont aussi parmi ceux qui travaillent le moins En nombre d'heures à l'année, on travaille moins que nos collègues allemands, italiens, espagnols… Ce qui est vrai c'est de dire que certains soignants sont obligés de faire des heures supplémentaires, sont rappelés le week-end ou sur leurs jours de repos pour pallier les absences des autres. C'est vrai, mais c'est une petite proportion. 80 ou 90% des soignants sont aux 35 heures et pour les équipes de nuit c'est 33 heures. Ils sont très confortables. Il faut faire une nuance. Je n'ai rien contre les soignants. Je les défends. Je considère qu'ils ne sont pas assez bien payés, qu'ils ont des conditions de travail difficiles et que les patients leur manquent de respect. Mais en contre partie d'une amélioration de leurs conditions de travail et de leurs salaires, ils doivent travailler plus.  

Les 35 heures ont ruiné l'hôpital. Cela a créé de la pénurie de personnel. Quand les 35 heures ont été instaurées, les hôpitaux étaient déjà déficitaires. Tout le monde savait qu'on n'embaucherait pas. Si aujourd'hui on passait de 35 à 39 heures, je pense qu'il n'y aurait plus de manque de personnels dans les hôpitaux. Il faut être simple. Ça n'est pas la peine d'élaborer des grands mécanismes complexes. Payer mieux les gens, oui. Mais qu'ils travaillent plus.  

Je propose d'augmenter les salaires de 20% et de repasser à 39 heures. Le Ségur de la santé a augmenté les salaires de 10% ce qui est déjà beaucoup mais insuffisant.

 

En ce qui concerne les étudiants en médecine, vous estimez qu'ils s'impliquent moins qu'avant. Vous regrettez même la mise en place du repos de sécurité pour les internes. Selon vous, avant "on sacrifiait sa vie pour les besoins de la collectivité" alors qu'aujourd'hui, vous pensez que ça n'est plus le cas. Ne pourrait-on pas concilier vie professionnelle et vie privée ?  

Cela dépend du métier que l'on exerce. Je considère qu'à l'hôpital, il doit y avoir une implication très importante. Je ne dirais pas la même chose d'autre métiers. Les gens qui sont dévolus au service public et qui sont là pour les autres ne doivent pas compter leurs heures. D'ailleurs, je suis contre la grève dans le service public. Dans le privé c'est autre chose. On n'est pas là pour le bien commun. Mais dans le public c'est sacré. Contrairement à ce que l'on pourrait imaginer, je défends le service public.  

De mon point de vue, les jeunes médecins à l'hôpital doivent avoir une vocation et faire un sacrifice. Cela doit être de l'abnégation. Je considère que ça n'est pas normal qu'ils se fonctionnarisent à ce point. Ça n'est pas toujours de leur faute puisque ce sont des dispositifs qui sont imposés. Je trouve qu'il n'est pas normal qu'un interne de chirurgie ne travaille que 40 ou 50 heures par semaine. Il doit travailler plus parce que ce métier est au-dessus des autres.  

Avant on travaillait plus et on était plus heureux. Même les infirmières, les aides-soignants… Ils ne comptaient pas leurs heures. L'état d'esprit était bien meilleur qu'aujourd'hui. Je ne fais pas partie des gens qui pensent que travailler moins rend heureux. Je pense le contraire. Cela dépend du métier. Si on s'embête toute la journée, je comprends, mais à l'hôpital ça n'est pas ça. Travailler à l'hôpital c'est passionnant. On voit le retour sur les patients. Ils sont soignés.  

Cette fonctionnarisation du système, imposée par les mesures politiques et par l'état d'esprit des jeunes générations, est en train de tuer l'hôpital.

 

Vous estimez que l'hôpital gagnerait à être davantage dirigé comme une entreprise… 

L'entreprise s'adapte aux évolutions de la société et cherche à bien faire pour l'usager, ce qui n'est pas le cas à l'hôpital. Je vais citer un exemple. À l'hôpital public, les blocs opératoires doivent tourner jusqu'à 17heures et pas une minute de plus. Si on a pris du retard le matin, l'anesthésiste ou le cadre de bloc annulent la dernière opération au risque de dépasser les 17heures… Pourtant, le malade est à jeun depuis la veille. Est-ce que c'est cela l'esprit d'entreprise ? L'hôpital ne fait rien pour tourner comme une entreprise. L'hôpital est un lieu de guerre d'égos entre les médecins et l'administration. C'est une arène politique. L'entreprise cherche à augmenter ses performances, à faire plus. L'hôpital, contrairement à l'entreprise n'est pas là pour que ça marche mais pour obéir à des normes. Quand on renvoie chez lui un patient, à jeun depuis la veille, parce que l'intervention risque de dépasser les 17h, ça n'est pas la mentalité d'une entreprise. D'ailleurs en clinique, les malades sont tous opérés même s'il y a du retard et qu'il faut finir à 22heures.  

 

Vous voulez remettre les soignants au cœur de la direction de l'hôpital. Cela fait partie des annonces du Ségur de la santé. Êtes-vous optimiste pour l'avenir ? 

Je n'y crois pas. Je pense tout de même que cela finira par se faire parce qu'il commence à y avoir une prise de conscience. L'hôpital de Valenciennes est le seul hôpital français dirigé par des médecins. C'est le seul où les gens sont vraiment heureux et où les finances de l'hôpital ont été améliorées. On est en train de réaliser un peu partout que le sur-administration est nocive non seulement pour l'organisation d'un hôpital, mais aussi pour ses finances.  

Je pense que dans dix ou vingt ans, il y aura des mesures qui remédicaliseront la gouvernance hospitalière. Mais je ne crois pas que cela arrivera avec ce gouvernement.  

 

 

 

 

 

 Hôpital, ce qu'on ne vous a jamais dit… Professeur Michaël Peyromaure, éditions Albin Michel 

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