"Profession : patient" : bientôt un métier reconnu ?

18/07/2023 Par Mathilde Gendron
Système de santé
A l’hôpital, dans les facultés de médecine, dans les laboratoires de recherche... les “patients experts”, ou “partenaires”, sont désormais partout. Pourtant, aucune règle n’encadre les activités de ces usagers de la santé, dont le vécu bénéficie aux malades, aux soignants comme aux établissements. Aucune formation reconnue, aucune grille salariale définie, aucun statut. Dans ce grand capharnaüm, la profession de “patient” verra-t-elle le jour ? Enquête.

  “Vous avez des idées pour votre hôpital ? Rejoignez-nous et devenez patient partenaire !”, interpelle sur son site le CHU de Nice. Comme le CHU de Bordeaux ou encore celui de Montpellier, l’établissement affiche sa volonté “d’accroître la place du patient”, afin que ce dernier “devienne non seulement acteur de ses soins mais aussi un véritable partenaire de l’institution”. En 1998, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) s’intéressait déjà à la formation des patients, suivie par la Haute Autorité de santé (HAS), qui a, ces dernières années, pris le pli de sélectionner et d’intégrer des patients experts à ses travaux. Désormais, les patients experts sont omniprésents dans le système de santé. Ils représentent d’abord de véritables alliés pour les malades, qui voient en eux l’occasion d’échanger “personnellement sur un vécu et/ou un ressenti”, indique Géraldine*, 46 ans, atteinte d’un cancer du sein. Depuis fin août 2022, elle bénéficie de la présence de deux patientes expertes de l‘Institut du sein d’Aquitaine, à Bordeaux. Entre son oncologue, qu’elle consulte une fois tous les deux mois, et ses patientes expertes qu’elle peut contacter par téléphone, elle ressent une vraie différence. “Grâce à cette disponibilité avec les SMS, ça devient une relation de soutien, qui peut se développer en relation privilégiée”, reconnaît la patiente, qui va jusqu’à parler d’”amitié”. Mais ce qui distingue surtout le soignant et les patients experts pour Géraldine, c’est le temps qu’ils accordent aux patients. “Mon oncologue est dépendante des rendez-vous, donc elle va plus à l’essentiel, on a moins tendance à se livrer. Alors que la patiente experte, elle a vécu la maladie, c’est plus facile de se confier”, explique-t-elle.

L’Ordre des médecins, qui commence à étudier de près le sujet, se positionne en faveur de cette évolution. “Sur l’idée c’est quelque chose qui est très bien pour la prise en charge du patient, ça ne se discute pas”, affirme le Dr Christophe Tafani, président du Conseil départemental de l’Ordre du Loiret. Mais, il émet toutefois quelques réserves quant à l’encadrement de cette activité.   Les patients experts “facilitent la vie” Si les patients experts peuvent être une aide pour les malades, ils “facilitent” également la vie des professionnels de santé qui les prennent en charge. Telle Nathalie Mény, infirmière coordinatrice à la clinique Tivoli-Ducos à Bordeaux, qui travaille avec des patients experts depuis cinq ans. “On forme un trio avec le médecin, assure-t-elle. On présente chacun la même chose d’un point de vue différent pour que les patients aient le temps d’intégrer facilement les informations. Ça aide à la prise en charge.” Elle se souvient d’une patiente qui l’avait appelée “six ou sept fois par jour pendant trois jours”, pour différents motifs. “Je me suis dit qu’il y avait peut-être quelque chose derrière tout ça”, remarque-t-elle alors, en orientant la malade vers une patiente experte, qui a su régler sa problématique. “Ça nous fait gagner du temps”, ajoute Nathalie Mény. “On travaille ensemble sur ce qu’on peut améliorer” notamment dans la prise en charge des patients, grâce à eux, l’équipe médicale intègre la notion de “vécu”. “Ça me permet d’ajuster mes parcours de soin, de les rendre plus efficients et beaucoup plus à l’écoute du patient”, avance l’infirmière. “Une fois qu’on y a goûté, on ne peut plus s’en passer”, poursuit-elle, en riant, conquise par la présence de ses “collègues”.

Grâce à ces avantages, les patients experts commencent à se faire une place au sein des parcours de soin, même si, pour l’heure, leur statut n’est toujours pas reconnu... ni même leur appellation. Pour beaucoup d’entre eux, dont Sabine Dutheil, patiente experte à l’Institut du sein d’Aquitaine, le mot “expert” est devenu obsolète. Elle préfère se qualifier comme une “partenaire de santé avec expérience de patient”. Pour le Dr Christophe Tafani, le terme patient expert a “une vision repoussoir des choses”. Selon lui, le terme qui fait consensus à ce jour est “patient partenaire”. Pour Eric Balez, vice-président de l’association Afa Crohn RCH, les deux termes n’ont pourtant rien à voir. “Les patients experts sont des malades qui ont suivi une formation à l’écoute, et les 40 heures sur l'éducation thérapeutique du patient (ETP). Les patients partenaires, eux, sont les malades qui s’engagent dans le partenariat du soin, dans la recherche, la formation…”, détaille-t-il.

Si ces termes, et leur sens, restent encore aujourd’hui flous, c’est parce que cette activité n’est pas encore règlementée. Cette absence de cadre encourage les patients experts à se faire eux-mêmes leur place. C’est après une interview qu’Eric Balez, atteint d’une rectocolite hémorragique, s'aperçoit que son témoignage “peut apporter quelque chose de positif pour les malades”. Le patient de 59 ans cherche alors à se former à l’ETP. Après un travail réalisé avec plusieurs chercheurs et médecins, il se rend compte que ce type de formation n’est proposée qu’aux professionnels de santé. “On a râlé, pourquoi nous aussi on ne pourrait pas être formés ?”, peste alors le patient. Grâce à sa persévérance, il finit par être l’un des premiers patients experts formé grâce au changement introduit par la loi HPST. Il monte ensuite au sein de son association “Afa Crohn RCH France” le premier programme d’ETP en binôme avec un professionnel de santé, le plus souvent une infirmière. A deux, ils échangent avec les patients “sur leur maladie et sur le vivre avec”.   Un collectif propose d'ouvrir des postes d'enseignants-patients dans les facs de médecine Si les patients experts peuvent accompagner les malades, ils peuvent aussi intervenir auprès des étudiants en santé. Le 13 janvier, dans une tribune publiée dans Le Monde, le Pr Alain Mercier, généraliste et professeur à l’université Sorbonne-Paris-Nord à Bobigny (Seine-Saint-Denis), ainsi que des médecins et des patients plaident d’ailleurs pour voir “ces experts de la maladie” intégrer les cours des étudiants en médecine. Eric Balez soutient cette idée. En 2019, il monte le Centre d’innovation du partenariat avec les patients et le public (CI3P) de Nice. “On intervient dans les cours des étudiants de 4e année de médecine, dans les écoles pour les examens cliniques. Au lieu de faire des simulations entre eux, ils ont de vrais “malades” et “évaluateurs”, explique-t-il.

En plus de la centaine de patients qu’elle suit chaque année, Sabine Dutheil forme elle aussi des futurs médecins au Centre de formation des apprentis (CFA) de l’Institut des métiers de santé (IMS). “On me demande d’intervenir sur des thèmes transversaux comme l’annonce, l’implication des patients…”, explique-t-elle. Elle intervient quelques heures par mois dans le cadre du DU patients formateurs au parcours en soins chroniques à l’Université de Bordeaux. L’Ordre est lui aussi favorable à leur entrée dans les cours des carabins. “Cela fait partie de l’évolution des choses”, admet le Dr Christophe Tafani. Mais sous certaines conditions : “avec des personnes motivées qui sont à même d’expliquer”, insiste-t-il.   Des formations différentes Si à ce jour, aucune formation n’est exigée pour devenir patient expert, ni officiellement reconnue par l’Etat, plusieurs établissements de santé en font pourtant un “prérequis” pour intégrer leurs équipes, comme l’Institut du sein d’Aquitaine. Et dans la pratique, de nombreux médecins réclament un passage par l’Université des patients. Les chefs de service “nous sollicitent pour la formation de leurs équipes et de leurs patients”, explique Catherine Tourette-Turgis, chercheuse et professeure qui, en 2009, a créé cette université au sein de La Sorbonne. Elle propose trois diplômes universitaires**. “Leurs contenus allient connaissances théoriques et activités de groupe”, indique la chercheuse. Ils sont animés par des “experts, des chefs de service en oncologie, des personnels paramédicaux, des enseignants chercheurs, des patients partenaires et formateurs”. L’Assistance publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP) ou encore certaines associations proposent aussi leur propre formation. Davy Garault, dépendant à l’alcool, à la cocaïne et au cannabis entre ses 14 et ses 39 ans, en a bénéficié. “On m’a proposé de faire partie de la première promotion de formation de patients experts en addictologie de l’AP-HP”, témoigne-t-il. Il monte ensuite un poste de patient expert au sein du Centre de soin, d'accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa) d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) où il était lui-même pris en charge quelques années plus tôt. Pour l’Ordre des médecins, ces multiples formations proposées par chaque établissement ne permettent pas une bonne reconnaissance. “On a l’impression que ça part un peu dans tous les sens. Il va falloir à un moment que le ministère remette un peu d’ordre et fixe un minimum d’heures de formation”, espère le Dr Tafani, précisant que le Conseil national de l’Ordre des médecins est disposé à “participer à une formation unique et globale”.   Une rémunération aléatoire Qui dit formation aléatoire, dit salaire aléatoire... Sabine Dutheil touche 1 150 euros net par mois pour un mi-temps au sein de la clinique Tivoli Ducos à Bordeaux. “Mon salaire et celui de dix personnes est pris en charge par la clinique et l’ARS dans le cadre d’une expérimentation”, précise-t-elle. En effet, depuis un et demi l’ARS de Nouvelle-Aquitaine a lancé un appel à projet permettant de rémunérer plusieurs personnes, dont Sabine Dutheil. Eric Balez, qui a suivi la formation prévue dans la loi HPST pour les professionnels de santé ainsi que des formations que proposait l’Université des patients, ne touche presque rien et de façon très “aléatoire” pour son activité de patient expert. “Comme je suis en invalidité, je reverse ce que je gagne à l’association”, indique le vice-président de l'association Afa Crohn RCH. Mais pour ce dernier, la question de la rémunération n’est pas prioritaire. “Notre souci, c’est déjà de faire admettre les patients experts dans les programmes d’ETP. Si en plus, il faut les payer…, relève-t-il. Nous, ce qu’on demande c’est au moins d’être dédommagés pour les frais de transports et de parking quand on va à l’hôpital.” D’autres, comme Davy Garault, perçoivent un salaire à part entière. Après avoir été conseiller en addictologie au Service d’accompagnement et de médiation (Sam), au sein de la fonction publique, puis coordinateur de ce pôle, il est devenu, suite à sa formation, patient expert au sein de la Csapa d’Aubervilliers. En étant salarié de cet établissement, Davy Garault a pu rester sur la même grille de salaire que lorsqu’il était fonctionnaire. Il touche actuellement 2 200 euros net par mois mais assure qu’il pourrait gagner encore plus. “Si je me mettais en auto-entreprenariat, je pourrais gagner environ 350 euros la demi-journée”, confie-t-il.   Un besoin de “règles communes” Sans règles formalisées, les patients experts se retrouvent plongés dans une jungle, où tel établissement de santé choisit de travailler avec tel patient expert, détenteur de tel ou tel diplôme. Pour l’instant, l’Ordre étudie la question d’une éventuelle professionnalisation de ces patients experts, sans pour autant se positionner. Pour le Dr Tafani, il faut des “règles communes”, au risque de voir apparaître des “dérives”. “Il faut encadrer les choses, il y a quand même des patients derrière”, admet-il. En novembre 2021, France asso santé alertait ainsi sur une nouvelle plateforme de prise de rendez-vous (certains payants) avec des patients experts, Tomo. Interviewé quelques semaines avant sur Europe 1, qui qualifiait ce site de “Doctolib des patients experts”, le fondateur de Tomo, Arthur Maisonnier, recensait alors 40 patients experts couvrant 17 pathologies. “On a des rendez-vous qui sont pris tous les jours, en bénévolat, ou alors en payant”, reconnaissait-il. Pour la fédération des usagers de la santé, le service représentait une forme “d’ubérisation des patients experts", avec un risque de “mise en danger” des malades : “Quelles différences entre ces individus ? Comment ont-ils été sélectionnés ? Sont-ils membres de collectifs ? Ont-ils été formés ?” Après cette première alerte, Arthur Maisonnier, joint par Egora, indique avoir complètement “restructuré” la plateforme dès décembre 2021. Maintenant “on permet aux établissements de santé d’intégrer des patients aidants dans le parcours de soin de leurs patients”, explique le fondateur. Un processus “très rigoureux” de sélection de patients experts a été mis en place, via “des questionnaires de personnalités, des entretiens avec des psychologues cliniciens et des patients experts déjà intégrés, la signature d’une charte éthique ‘patient aidant’, ainsi qu’une formation et une évaluation”. Certifiée Qualiopi, la formation est en deux parties : une première session initiale de 21 heures, qui coûte entre 500 et 800 euros aux établissements travaillant avec les patients aidants ; et une formation mensuelle de 2 heures, facturée entre 200 et 600 euros par mois***. Il n'est en revanche “pour le moment” plus possible de prendre rendez-vous avec un patient expert via la plateforme, comme prévu initialement. Arthur Maisonnier ajoute que si cette plateforme existe, c’est “justement parce qu’il y a eu beaucoup de dérives”. L’objectif est “que ce soit le plus sécurisant possible pour les patients, en partenariat avec les établissements de santé”, ajoute-t-il. Le fondateur s’est aussi entouré d’un comité scientifique composé “d’un psychiatre, de deux patients experts, d’un juriste en santé publique, d’un chercheur informateur en santé publique et d’une psychologue clinicienne”, “qui aide sur la création du contenu et de l’accompagnement”. D’autres plateformes émergent sur internet comme coline care, où les conditions exigées pour intégrer le site en tant que patient expert restent, comme toute la législation autour de cette éventuelle “profession”, très vagues. Ce flou autour de cette professionnalisation, c’est justement ce qui pousse les patients experts à s'engager pour que leur activité soit enfin acceptée par tous. “Ça fait dix ans que je me bats pour que notre profession soit reconnue, dix ans que je prône avec mon bâton de pèlerin tous les colloques pour promouvoir l’ETP, et tant qu’il n’y en aura pas partout, je ne lâcherai pas”, confie Eric Balez. Au-delà d’un salaire et d’une formation, ce que demande Davy Garault, c’est avant tout une reconnaissance de ses compétences. “Aujourd’hui reconnaître l’intérêt des patients experts, c’est aussi leur donner une légitimité et une identité professionnelle, que nous n’avons pas aujourd’hui”, reconnaît Davy Garault.   *La patiente préfère garder l’anonymat ** Le Diplôme universitaire (DU) formation à l’éducation thérapeutique, le DU patient partenaire et référent en rétablissement en cancérologie et le DU démocratie en santé ***Les tarifs sont amenés à évoluer

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