"On nous dit souvent qu’on a un BTS médecine, c’est faux !" : les combats du chef de file des IPA
C’est un premier combat qu’ont gagné mercredi 10 mai les infirmières en pratique avancée (IPA). Celui de l’accès direct, qu’elles réclamaient depuis la création de leur profession, en 2018. Nommé président du seul syndicat spécifique aux IPA (l’Unipa), Emmanuel Hardy, 37 ans, a été au cœur de cette bataille. Egora l’a rencontré et dresse son portrait en cette Journée internationale des infirmières.
Elles sont plus de 600 000 à exercer la profession d’infirmière en France. 600 000 à remplir, chaque jour, leur mission sociale en prodiguant des soins, en contribuant à l’éducation à la santé, et en accompagnant des milliers de patients dans leur parcours. Parmi ces 600 000 professionnelles, quelque 1650 ont fait le choix de la pratique avancée*. Créé via la loi Touraine de 2016 et officialisé par un décret paru en 2018, ce statut a considérablement élargi les compétences des infirmières diplômées d’État. D’abord, en portant la formation à un niveau master (Bac +5, contre Bac +3 pour les IDE), et en leur permettant de se spécialiser sur des pathologies ciblées. Des "super infirmières", comme les décrivait la presse au moment de leur arrivée. Des "sauveuses" pour certains, dans un paysage médical en déliquescence.
Emmanuel Hardy a fait partie de la première promotion IPA de l’université de Tours et d’Angers. Nous le rencontrons non loin de la tour Eiffel, où il s’est rendu à un congrès d’usagers de la santé pour présenter son métier, encore méconnu. Diplômé d’Ifsi à 21 ans, en 2007, le soignant est passé par tous les types d’exercice : public, privé, intérim et enfin libéral dans un cabinet situé à Boigny-sur-Bionne, dans le Loiret. Mais, passée la trentaine, l’infirmier a eu envie "d’aller plus loin dans ses connaissances". "Au bout de dix ans de libéral, il y a des choses qu’on maitrise. Parfois on fait même du glissement de compétences parce qu’on manque [de soignants]. Mais comment on s’approprie ce savoir ? J’estimais que pour faire cela, il fallait se former. Quand on le fait sans diplôme, on n’a pas de reconnaissance, financière et professionnelle."
La rencontre avec une consœur venue du Sud pour présenter la pratique avancée lors d’une réunion en CPTS (celle de l’est orléanais), en 2018, sera "une révélation". "C’est ça que je veux faire", s’est-il répété en boucle, buvant les paroles de sa collègue qui a participé à l’écriture des textes sur les IPA. Ni une ni deux, le téméraire se plonge dans la rédaction de son dossier de candidature et fait sa rentrée en septembre 2019 sur les bancs de la faculté, à l’âge de 33 ans. "J’ai dit à ma fille qui devait avoir 4 ans à ce moment-là que j’allais à l’école des grands", sourit l’infirmier. C’est aussi la première rentrée tout court sur le territoire. Le crash-test en somme. Ailleurs dans l’hexagone, quelques universités ont été précurseurs malgré la fronde des syndicats de médecins libéraux, qui craignaient alors de perdre la main.
Pour beaucoup d’infirmières, reprendre des études est synonyme de précarité, et ce malgré les aides accordées au démarrage – 40 000 euros pour Emmanuel Hardy qui se trouve en ZIP (zone d’intervention prioritaire). "Insuffisantes pour pallier toutes les charges des libéraux." Ce dernier continue donc de travailler comme IDEL au sein de sa MSP de Boigny-sur-Bionne en parallèle de son master : 3600 heures de cours, dont bon nombre en distanciel – ce qui avait été "décrié" à l’époque. Il "bosse" le soir et les week-ends. Sa compagne, infirmière aux urgences psychiatriques, le soutient, mais "pour d’autres confrères et consœurs, cela n’a pas été facile au niveau familial". "C’était intense… mais passionnant."
Emmanuel Hardy découvre ce que sont vraiment les sciences infirmières, "qui ne sont pas enseignées en licence". Il suit des cours de santé publique, de pharmacovigilance, de sémiologie… en première année, avant de se spécialiser avec une mention pathologies chroniques stabilisées (PCS) en soins primaires l’année suivante. Il rencontre des philosophes, des grands professeurs de cardiologie. Les étoiles brillent encore dans ses yeux à cet instant précis de l’entretien. "Avant, pour évoluer, on allait vers une filière managériale, un poste de cadre. Il y avait des spécialités [infirmières], mais il n’y avait pas de filière clinique. Là on est au lit du patient, on fait des conclusions, du raisonnement, explique Emmanuel Hardy. C’est une véritable avancée pour la discipline infirmière." Après de deux ans de travail acharné, il obtient son diplôme en juin 2021. Il ne débutera son exercice d’infirmier en pratique avancée qu’en février 2022, après avoir dépanné une consœur du cabinet, absente quelques mois pour raisons personnelles.
"On est sous le seuil de pauvreté"
Aujourd’hui, Emmanuel Hardy fait partie du petit groupe d’IPA exclusifs (voir encadré) qui exercent en France. Des survivants, presque. Car si l'Assurance maladie a calculé un chiffre d’affaires (CA) potentiel de 110 000 euros (honoraires sans déplacement, HSD), le compte n’y est pas, déplore Emmanuel Hardy. "En libéral, on gagne en moyenne 700 euros par mois, soit un CA inférieur à 17 000 euros. On est sous le seuil de pauvreté." Dans l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), "entre une IDE classique et une IPA, c’est 30 à 40% de plus de salaire. On en est loin". Résultat : nombreuses sont les IPA à avoir "jeté l’éponge" en raison de trop grandes difficultés. "Certaines ont dû vendre leur voiture." Ces maigres revenus s’expliquent notamment par le fait que la Cnam est partie du principe qu’un IPA pouvait facturer jusqu’à 4 forfaits par an, or "en réalité, on était à 2,1 forfaits facturés" par IPA en 2021, note Emmanuel Hardy. "Il y a des biais." Selon lui, il est "ubuesque" de dire qu’une IPA gagne "plus qu’un médecin".
D’autant que "si les médecins ne vous envoient pas de patients, vous ne gagnez rien", ajoute aussitôt celui qui est devenu fin décembre 2022, président de l’Union nationale des infirmiers en pratique avancée (Unipa) – le seul syndicat exclusivement d’IPA – à la demande des membres du bureau. Or, note ce dernier, la méfiance envers cette toute jeune profession – qui souffre déjà d’une attractivité en berne – est toujours de mise. "L’adressage médical a été un frein", estime Emmanuel Hardy, qui déplore le climat de tension entre les professions de santé. "Le problème, c’est qu’on écoute toujours des médecins qui ne travaillent pas avec des IPA. Car ceux qui exercent avec elles sont plutôt satisfaits. Il y a beaucoup de fantasmes…"
"Des choses sont allées trop loin"
Lui collabore avec 6 généralistes (dont 3 de sa MSP et 3 autres qui exercent ensemble dans un cabinet d’une ville voisine). Ces derniers lui adressent des patients chroniques**. "Puis je fais tout le suivi, l’anamnèse, l’entretien, l’examen clinique, la prescription, la prévention…" Et cela fonctionne, assure-t-il. "On est comme une petite famille. L’équipe est stable depuis plus de dix ans, on n’a pas eu un seul départ. Il n’y a pas de jalousie, pas de concurrence." Pour Emmanuel Hardy, la méfiance qui règne est due à la circulation de fausses informations. "On a dit qu’on était un substitut médical, ce n’est pas vrai ! On a des compétences infirmières élargies qui peuvent effectivement toucher certaines compétences médicales, mais ce n’est pas l’essentiel de nos compétences." "On nous a aussi dit qu’on avait un BTS médecine, c’est faux !", s’agace encore l’IPA au tempérament habituellement posé.
Les tensions se sont accrues depuis le mois de janvier 2023 avec l’arrivée au Parlement de la proposition de loi Rist sur l’accès direct aux IPA, ainsi qu’aux kinés et orthophonistes. "Il y a des choses qui sont allées trop loin. On nous a dit qu’on allait tuer des gens, on nous a accusés d’être des Nazis", lance Emmanuel Hardy. Ce "on", qui est-il ? "Certains syndicats de médecins, et Médecins pour demain." Mi-janvier, l’un des porte-parole du jeune mouvement – opposé à la PPL Rist – avait lâché à l’antenne de franceinfo : "n’importe quel troufion avec trois mois de formation pourra renouveler [les ordonnances]". Ce qui avait provoqué un tollé. "Le problème, c’est que ces propos résonnent", déplore Emmanuel Hardy. "C’est dénigrer une profession inscrite au Code de la santé publique et ce n’est pas faire grandir le débat."
L’accès direct est pourtant, aux yeux du chef de file des IPA, indispensable à ce jour pour répondre aux besoins de santé des Français. Sa récente adoption par le Parlement est "une grande avancée pour la profession". Le parcours parlementaire a toutefois été semé d’embûches, les syndicats médicaux ayant réclamé des "garde-fous", craignant le contournement du rôle du médecin. Pour le syndicaliste, ces derniers ne sont pas responsables des "30 ans d’inertie politique" mais il y avait urgence à agir. "On dit : il faut former plus de médecins. Je veux bien, mais ça prend dix ans. Pendant dix ans, on sacrifie combien de personnes ? Je suis assez direct dans mes propos mais je le vois au quotidien…", lâche Emmanuel Hardy. "A l’Ouest du Loiret, 20% de patients sont sans médecin traitant, à l’Est, 30%. Si on n’a pas d’accès direct et qu’on dépend d’un médecin à chaque fois, ça fait 25% de la population qui ne sera pas prise en soins."
S’il se réjouit d’avoir gagné "ce combat", Emmanuel Hardy regrette toutefois que la portée de cet accès direct ait été restreinte avec l’exclusion de l'échelle des CPTS***. "On a cédé au lobbying médical sénatorial faisant fi des besoins populationnels", déplore-t-il. "Mais c’est un compromis… On aurait pu ne rien avoir." A l’Élysée, on partage cet avis qu’il faut faire évoluer les professions paramédicales. Dans un entretien accordé à onze lecteurs du Parisien-Aujourd’hui en France, le 21 avril dernier, le chef de l’Etat a fait part de sa volonté d’"accélérer la délégation d’actes" pour libérer du temps médical. Emmanuel Hardy préfère, lui, parler de "transfert de compétences". "La responsabilité est imputable entièrement [à l’IPA], au civil, au pénal et au niveau disciplinaire. Tandis que pour la délégation de tâches, elle est juridiquement partagée entre le déléguant et le délégué." Cette responsabilité, le président de l’Unipa la défend : "C’est inhérent aux compétences qu’on a acquises à l’université."
"Faculté de raisonnement"
"L’IPA, ou l’infirmière, n’est pas qu’une exécutante. Elle a une faculté de raisonnement clinique autonome. Cela impose des responsabilités, des compétences et donc une rémunération", tient à rappeler celui qui en terminale scientifique était passionné par le raisonnement mathématique. Plus jeune, il avait voulu devenir astrophysicien. "Et puis j’ai regardé les études qu’il fallait faire, c’était payé 1500 euros au CNRS, il fallait mention très bien au bac. J’ai dit ‘non’, ça ne vaut pas l’investissement." Mais cet esprit logique, d'analyse, ne l’a jamais lâché : "C’est important, on a le devoir d’être guidés par de bonnes pratiques."
Passionné d’échecs – il a d’ailleurs le diplôme d’animateur – il place désormais ses pions sur l’échiquier "politique", décide des stratégies pour faire évoluer la pratique avancée, défendre les droits de ses confrères et consœurs. Un rôle de leader, "et non de chef", précise-t-il. "Ça, c’est le côté mauvais du leadership. Le leader, c’est le meneur. Je ne donne pas d’ordres, on a une direction, on y va." L’infirmier a fait le choix de poursuivre son exercice durant son mandat de président, "pour ne pas se couper du terrain". Malgré une file active de plus de 200 patients, il mène de front les combats du syndicat...
la rémunération donc – le nerf de la guerre – mais aussi la primo-prescription, adoptée dans le cadre de la PPL Rist. L’Unipa demande notamment à pouvoir prescrire les soins infirmiers : "C’est un comble qu’on ne puisse pas le faire !" ; mais aussi la kinésithérapie, l’Apa (activité physique adaptée ), les arrêts de travail de moins de 3 jours ou encore les bons de transports. "Le but est de fluidifier le parcours des patients."
"Un patriarcat médical historique"
Parmi ses autres chevaux de bataille : la création de statuts. Fonction publique territoriale, fonction publique d’Etat, privé… "Il n’y a pas de grille". Et ce depuis 2018. Pourquoi ? "Parce que c’est interministériel, c’est toujours compliqué…", lâche-t-il, exaspéré. Emmanuel Hardy, qui a commencé en tant qu’infirmier en psychiatrie dans l’établissement où sa grand-mère travaillait dans les années 1940, milite également pour la reconnaissance des compétences et des sciences infirmières en France. Car à en croire les docteurs en sciences infirmières canadiens rencontrés dernièrement à un congrès mondial à Ottawa, "on a 50 ans de retard" en la matière. "Il y a une transformation du système de santé qui ne s’est pas faite chez nous."
Pour le président de l’Unipa, ce retard s’explique entre autres par "le patriarcat médical historique" qui existe "dans cette société elle-même patriarcale". "A l’étranger, il a été démontré que les infirmières obtiennent plus de statut dès l’instant où le droit des femmes évolue", analyse l’IPA, qui milite à son échelle en ce sens. Une nécessité. "Comme bon nombre de métiers féminins, on n’est pas très bien reconnus ni bien payés." Le porte-voix veut passer à la vitesse supérieure, celle de l’expertise. "Historiquement, la profession infirmière, c’étaient des religieuses." Lui a découvert la profession lors d’un stage d’été, en tant qu’ASH (agent des services hospitaliers), à l’âge de 18 ans.
Aujourd’hui, Emmanuel Hardy met toute son énergie pour défendre le métier d’IPA, pour beaucoup porteur d’espoirs. Et il ne pourra le faire pleinement que si l’Unipa devient représentatif, et peut négocier directement avec l’Assurance maladie, indique-t-il. "C’est important parce que c’est reconnaître aussi l’expertise et la compétence des IPA." A ce jour, le syndicat est seulement invité en tant qu’expert, ce sont les organisations représentatives des IDEL qui négocient. Mais devenir représentatif s’avère une tâche bien compliquée. Car pour l’être, le syndicat des IPA – rattachées aux infirmières – doit obtenir 10% aux élections professionnelles. Or il y a plus de 600 000 infirmières en France et "on est que 1600…", souligne Emmanuel Hardy, qui ne compte pas rester oisif et prépare déjà le plan de jeu.
D'après les derniers chiffres transmis par la Caisse nationale de l'Assurance maladie (Cnam) à Egora, depuis 2020, 220 infirmières en pratique avancée ont facturé au moins un forfait IPA. Parmi elles, 53 ont toutefois arrêté leur activité au bout de six mois. Les 167 toujours en activité ont suivi en moyenne 345 patients, ajoute la Cnam, qui observe toutefois "de fortes disparités".
Un focus a été également fait sur les IPA en activité exclusive, à l'image d'Emmanuel Hardy. La Cnam relève que 73 IPA libérales ont au moins 80% de leur activité consacrée à l'activité IPA. Parmi elles, 57 ont "une part supérieure à 95%". Par ailleurs, 82 IPA ont bénéficié des aides à l'installation pour un exercice exclusif.
-14 avril 1986 : naissance à Blois ;
-2004 : obtention du baccaulauréat scientifique ;
-2007 : obtention du diplôme d'infirmier ;
-Septembre 2019 : démarre sa formation en pratique avancée ;
-19 décembre 2022 : élu président de l'Unipa.
*D’après le dernier recensement de l’Unipa réalisé à partir des données des universités. **Un arrêté fixe la liste des pathologies chroniques stabilisées que l’IPA est autorisé à prendre en charge. ***Les députés ont cependant arraché une expérimentation dans 6 départements.
La sélection de la rédaction
Limiter la durée de remplacement peut-il favoriser l'installation des médecins ?
François Pl
Non
Toute "tracasserie administrative" ajoutée ne fera que dissuader de s'installer dans les zones peu desservies (et moins rentables)... Lire plus