De l'individu forçant le passage au pied de la tour Eiffel avec un couteau à celui fonçant dans une pizzeria à Sept-Sorts, l'été a été ponctué de passages à l'acte violents médiatisés. Avec à chaque fois le doute : s'agit-il d'un attentat ou de l'acte d'un délirant ? Puis vint l'attentat de Barcelone, suivi, quelques jours après du passage à l'acte d'un homme sorti d'hôpital psychiatrique, qui fonce avec une camionnette dans un abribus à Marseille. A chaud, le ministre de l'Intérieur explique alors qu'il entend mettre en place des protocoles afin de permettre aux médecins de collaborer avec la police. D'abord sur RTL puis sur RMC-BFMTV, le ministre a ainsi expliqué avoir l'intention de "mobiliser les psychiatres contre le terrorisme" pour "essayer de parer à la menace terroriste individuelle". Ce qui a déclenché immédiatement une polémique.
Quelques médecins sont d'abord rapidement montés au créneau : Dr David Gourion dans une tribune au Monde explique que les psychiatres n'ont pas vocation à être des auxiliaires de police et que ces propositions sont une insulte aux patients. L'Ordre des médecins lui aussi a réagi rapidement en rappellant au ministre que dans "un régime de libertés, la coopération des médecins ne peut se faire qu'avec les autorités de justice". Enfin, à ce tollé, s'est ajouté la réaction des syndicats, dont celle du Syndicat des psychiatres français "la stigmatisation des malades mentaux ne peut apporter aucun élément de progrès, ni en général, ni sur ce sujet. L'amalgame entre terrorisme et la psychiatrie n'est pas acceptable, pas plus que l'amalgame entre la criminalité et la psychiatrie." De rares voix discordantes se sont aussi fait entendre. Dans le Journal du Dimanche du 27 aout, Dr Patrice Schoendorff, président de la Fédération française de psycho-criminaliste déclare : "ll y a urgence à agir sur ces sujets, mais malheureusement, les freins habituels sont tous là, à tous les étages. La psychiatrie française, longtemps dominée par la psychanalyse, s'arc-boute derrière le secret médical. Certes, mais travailler avec la justice ou la police, ce n'est pas en soi, violer le secret médical. Nous aurions besoin de davantage de pragmatisme." Stigmatisation, secret médical, coopération avec la police... Les psychiatres se retrouvent d'un coup projetés dans l'oeil du cyclone du terrorisme. Que retenir de toute cette polémique psychiatrique ? L'hopital psychiatrique n'est pas l'école des terroristes Tout d'abord, sur quoi se base le ministre ? "Dans les fichiers des signalements pour la prévention de la radicalisation, nous considérons qu'à peu près un tiers des personnes présentent des troubles psychologiques" explique-t-il pour justifier cette mesure. Pourtant la plupart des études ne retrouvent pas de liens entre psychiatrie et terrorisme. Marc Sageman, psychiatre, spécialiste du terrorisme auprès de la CIA, a étudié les djihadistes durant plusieurs années. Dans son ouvrage de référence, Le vrai visage du terrorisme, il analyse le profil d'une centaine d'entre eux. Sa conclusion : on ne retrouve pas plus de pathologies psychiatriques chez eux que dans la population générale. D'autres études de plus grande ampleur vont dans le même sens : le plus grand échantillon connu est celui d'une étude anglaise étudiant près de 3700 jeunes. Les auteurs ne retrouvent pas plus de patients psychiatriques chez les jeunes radicalisés. Une chose est sûre : les terroristes ne sont pas fous et l'hôpital psychiatrique ne forme pas les futurs djihadistes. Psychophobie Certains articles scientifiques,affinent l'analyse. Si les individus qui agissent seuls, les fameux "loups solitaires", présenteraient plus de troubles psychiatriques, les groupes organisés - comme ceux qui ont agi lors des attentats planifiés de Barcelone ou de Paris – ont moins de troubles psychiatriques que la moyenne. (cf. schéma). L'article conclut : "plus les individus sont isolés en terme de complice ou de réseau, plus ils sont à risque d'avoir aussi des problèmes de santé mentale. Alors que ceux qui prennent part à des actions groupées, présentent moins de pathologies mentales qu'on pourrait attendre dans la population générale. Il semble y avoir un mécanisme de sélection." Ce que rappelle un éditorial du BMJ : "les groupes et réseaux terroristes évitent de recruter parmi les personnes avec des pathologies mentales, probablement car ils partagent avec la société, la même vision stigmatisante, voyant ces patients comme peu dignes de confiance, difficiles à entraîner et comme une menace pour leur sécurité." La psychophobie : voilà au moins une valeur que les islamistes partagent avec l'Occident. Prévalence des troubles mentaux chez les différents acteurs du terrorisme Mass causalty offender : tueur de masse Lone-Actor : acteur solitaire solo-actor : acteur solitaire, bénéficiant de l'appui d'un réseau Lone-dyad : action à deux Group actor : action de groupe Le délire symptôme de la société Un des aspects les plus marquants de ces violences est l'utilisation d'un même procédé. Il semble exister des "effets de mode“ du couteau ou de la voiture, ces armes du terrorisme low cost. S'agit-il ici d'un phénomène de mimétisme ? Favorisé par les médias, des effets de contagion de violence - ou copycat - ont aussi été démontrés pour les mass shootings aux Etats-Unis. Dans les semaines qui ont suivi la fusillade de Columbine en 1999, l'état de Pennsylvanie avait ainsi enregistré une explosion des menaces - notamment d'attaques à la bombe - contre ses établissements scolaires. L'effet Werther, les épidémies de suicides qui surviennent lorsqu'une célébrité met fin à ces jours, est un phénomène largement documenté. Assiste-t-on ainsi à un effet Werther du terrorisme ? Le stress post-traumatique aussi se transmet bien via les chaînes d'info-live : une étude a démontré que l'exposition plus de 6h à des reportages sur l'attentat du Marathon de Boston avait entraîné chez ses sujets plus de stress post-traumatique que chez ceux qui y avait assisté en vrai. Dans notre société de l'hyperconnection et de l'immédiateté, les images de chaque nouveau fait divers violent se déversent sans filtre sur chaque citoyen. Si même les personnes névrotiques y sont sensibles, alors comment les personnes atteintes de psychose ne le seraient pas ? Lorsque le délire est franc, l'acte n'est pas revendiqué de façon opportuniste. Cela risquerait de discréditer la cause djhadiste. Gérard Collomb relativise : "ce n'est pas du terrorisme..[..], mais on a de l'imitation. Un certain nombres d'esprits faibles peuvent se laisser entraîner à des actes de mimétisme." Outre le fait que le terme "esprit faible" ne soit pas un diagnostic psychiatrique très précis, ceci rappelle qu'il y a une porosité entre le délire psychotique et la société. S'il prend sa source dans la maladie mentale, le délire s'inscrit dans un contexte social et culturel. Et la construction délirante se saisit alors de ce qui fait soucis dans la société. Se prendre pour Napoléon hier ou un djihadiste aujourd'hui : le délire est un des symptômes de la société. "Chaque culture, après tout, a la folie qu'elle mérite" écrivait Michel Foucault. Vers la prévention médicale du terrorisme ? Mais alors comment les psychiatres pourraient-ils intervenir dans cette problématique ? Avec ces fameux protocoles évoqués par le ministre, devront-ils "profiler" leurs patients à risque et à transmettre ces données à la police ? Peu de professionnels semblent l'accepter. "Penser qu'il est facile pour les psychiatres de repérer les terroristes de demain est un mythe." déclare Dr Maurice Bensoussan, président du Syndicat des psychiatres français. Par ailleurs, le secteur de la psychiatrie n'a pas attendu les remarques du ministre pour jouer son rôle en matière de sécurité publique. Des mesures de signalement existent déjà qui permettent de déclarer au préfet les individus dangereux et d'envisager les hospitalisations d'office. Ces mesures permettent au médecin d'être délié du secret médical lorsque le patient présente un danger immédiat pour sa vie ou celle d'autrui."Il n'est pas question de mettre en place de nouvelles dérogations au secret médical" affirme dans La Croix, Dr Jean-Marie Faroudja, président de la section éthique et déontologie de l'Ordre des médecins. Le terrorisme ne relève pas de la maladie Il s'agit en effet d'un autre point polémique : ces protocoles ne risquent-t-ils pas alors de susciter la méfiance des patients ? Avec comme conséquence des interruptions de suivi, des ruptures de traitement et donc effectivement plus de risques de passage à l'acte violent ? En Angleterre, où un programme impliquant les soignants contre le terrorisme est mis en place depuis 2015, les résultats sont peu satisfaisants (cf.encadré). En filigrane, derrière les propositions du ministre, ce qui hérisse le poil de psychiatres, c'est de retrouver la confusion maladie mentale/terrorisme/violence. On a vu que les terroristes ne sont globalement pas plus des malades mentaux que la moyenne. De même, s'il y a une corrélation violence/psychiatrie, elle est à l'inverse de celle communément admise : les patients atteints de maladie mentale souffrent plus souvent de violence qu'ils n'en sont les auteurs. Ainsi, de tels protocoles ne risquent-ils pas de stigmatiser encore un peu plus une population de patients qui l'est déjà bien assez ? Amalgamer maladie mentale et terrorisme contribue à une tendance globale : psychiatriser ce qu'on ne comprend pas, ici l'extrémisme idéologique. Le phénomène des attentats qui frappent la France reste largement incompris. Non, les terroristes ne sont pas des fous, pas plus qu'ils ne sont drogués au Captagon. La radicalisation reste une problèmatique complexe, difficile à prendre en charge comme l'a montré la fermeture récente du seul centre de déradicalisation. Or ce qui est sûr, c'est que psychiatriser un problème social : c'est 1) abusif 2) inefficace 3) dommageable pour les patients. Le terrorisme ne relève pas de la maladie et son éradication n'est pas de la prévention médicale.
La proposition de Gérard Collomb ne sort pas de nul part : il se base sur l'exemple britannique. Mis en place en 2015, le plan Prevent impose notamment un "devoir de prévention" aux personnels de santé, mais aussi à ceux de l'éducation ou des prisons. Lorsqu'ils ont un doute sur certains patients, les soignants sont ainsi incités à les signaler. Ce plan a lui aussi suscité, dès sa mise en place des polémiques similaires à celles qui agitent le milieu psychiatrique actuellement. Quelle efficacité et quelles conséquences a eu ce plan ? Un rapport de 2016, intitulé Eroding Trust (l'érosion de la confiance), estime que ses résultats sont peu concluants. D'un côté, le taux de signalement est très faible et le système semble donc peu efficace. De l'autre, il existe une augmentation de la défiance des populations à l’égard des acteurs du système de soins. Ce qui recoupe exactement les craintes des psychiatres face aux propositions du ministre.
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