"Dans 15 jours c’est fini tout ça", lâche le Dr Louis-Marie Jouanno, dans un long soupir de soulagement. Lorsque nous le contactons ce jeudi 9 novembre à 14 heures, l’urgentiste n’a toujours pas quitté l’hôpital de Noyal Pontivy après sa nuit de garde. Cela fait 36 heures que le chef de service n’a pas vu son lit, ni le visage de ses trois enfants. Une situation tristement familière pour ce médecin breton. Depuis l’entrée en application de la loi Rist, qui a plafonné la rémunération des praticiens intérimaires, le 3 avril dernier, le planning du service ressemble à un gros morceau de gruyère. Sur les cinq médecins nécessaires pour faire tourner la machine en journée, il n’en compte plus que trois. La nuit, deux médecins – au mieux – prennent en charge tant bien que mal les patients, de plus en plus nombreux à se présenter à la porte des urgences, lorsque celles-ci ne sont pas régulées. "Cette nuit, j’étais seul", indique l’urgentiste, pour qui remplir les trous est devenu un véritable casse-tête.
Enfant du pays, le Dr Louis-Marie Jouanno a vu l’hôpital public dépérir dès son externat, à Rennes, puis durant son internat, à Brest. Mais il n’avait jamais imaginé jusqu’ici quitter le navire. La loi Rist a "marqué un tournant", assure-t-il. Déjà fragilisé par trois années de lutte contre le Covid, l’hôpital a été percuté de plein fouet. "Les praticiens intérimaires avec qui je travaillais de manière stable et au tarif réglementaire depuis des années se sont désengagés. Je n’ai pas eu à négocier car je les comprenais parfaitement. J’aurais fait la même chose si j’avais été dans leur situation", reconnaît celui qui est devenu chef de service en 2019. "Ils sont partis dans le privé ou dans les centres de soins non programmés… Ils ont retrouvé du boulot et ne reviendront pas à l’hôpital public", poursuit-il, démuni. "Depuis des années, on a courbé l’échine", jusqu’à ce que la situation ne soit plus tenable, confie le jeune praticien, qui se dit "aujourd’hui usé" à seulement 34 ans.
"Tenir coûte que coûte"
Se sentant abandonné par les autorités de tutelle – qui préfèrent "occulter ce qu’il se passe pour ne pas avoir d’ennui", le chef de service a lancé un SOS au printemps dernier dans la presse locale. "Ma direction m’a toujours donné les moyens de travailler dans de bonnes conditions, elle m’a toujours fait confiance, mais avec l’ARS, ce n’est pas la même soupe. C’est ‘tenez coûte que coûte, on ne peut pas fermer’. L’ARS est entre le marteau du ministère de la Santé et l’enclume des hôpitaux de périphérie. Il faut surtout dire au marteau que tout va bien…" Ce SOS avait aussi pour but de sensibiliser la population locale qui, malgré les appels à privilégier le 15, continue de se rendre directement aux urgences, même quand elle ne souffre pas d’une urgence médicale à proprement parler. "Je voulais dire aux gens : ‘attention on est tellement épuisés que même moi, à mon âge, j’en arrive à envisager de quitter la fonction’".
Malgré la sincérité de son propos, le cri d’alarme du Dr Jouanno a fait "chou blanc". "En six mois, ça n’a strictement rien changé", déplore-t-il. Pire, la situation se serait selon lui aggravée. "On a aucune perspective. Lorsqu’on demande où va l’hôpital public, on n’a pas de réponse franche. On est de moins en moins nombreux et on doit tenir les mêmes activités que ce que l’on faisait jusqu’ici, et en voyant plus de monde", proteste-il. Et l’urgentiste craint pour les années à venir : "le Papy-boom nous arrive en plein dans la tronche. Ce ne sont pas 30 000 patients Covid qui nous arrivent sur le dos ! Là ce sont des dizaines et des centaines de milliers de patients de plus de 85 ans, parfois polymorbides, qui sont dans des Ehpad, qui ne sont plus gérés par leur famille, parfois plus suivis par la médecine générale…"
"Papa, tu veux pas aller dormir ?"
Le jeune homme, qui s’est toujours investi sur le territoire où il a grandi pour améliorer l’accès aux soins, redouble d’efforts pour tenter de sauver son service. Il y alloue "énormément de temps". "C’est mon cinquième bébé", confie le Dr Jouanno, qui a perdu son quatrième enfant de la mort subite du nourrisson. "Je sais ce que c’est d’attendre le Smur un bon moment…" L’urgentiste finit par s’épuiser à la tâche. "Ma sœur est sage-femme libérale, ma femme est infirmière libérale, ma mère l’était également et a aussi travaillé à l’hôpital pendant 17 ans. On est imprégnés de ce système. Quand votre propre mère, qui jusqu’ici était fière de vous, pleure parce qu’elle vous voit dans un état de fatigue extrême, ça fait mal…" Sa fille de 7 ans, qu’il a eu durant son internat, se rend compte elle aussi que quelque chose cloche malgré son jeune âge. "Papa, tu veux pas aller dormir ?", lui répète-t-elle.
Malgré un investissement à "100%", "l’ARS me fait comprendre que si le service ne roule pas, c’est de ma faute", explique l’urgentiste, dont les forces commencent à s’amenuiser. Ce dernier dénonce l’acharnement de deux confrères de l’ARS, "qui m’ont pourri la vie pendant quatre ans". "Je pense qu’ils voyaient d’un mauvais œil le fait qu’un jeune chef de service de 30 ans se donne comme ça. Or je n’avais pas de velléités à monter en grade. J’avais perdu mon fils brusquement, je me suis réinvesti dans mon travail de manière totalement désintéressée pour sortir la tête de l’eau, déballe-t-il. Le service ne portera jamais mon nom ; quand je serai mort, tout le monde m’aura probablement oublié ; mais je veux que l’hôpital fonctionne car ma femme a accouché ici, mes grands-parents y sont morts, mes amis s’y font soigner…"
Autour de lui, ses confrères s’inquiètent. "J’étais probablement le seul à ne pas voir qu’il fallait que je m’arrête, confie le Dr Jouanno. L’ensemble de mes collègues de la Commission médicale d'établissement (CME) m’ont proposé de me faire un arrêt de travail. J’ai refusé : ce n’était pas gérable avec le planning des urgences à ce moment-là." Mais lorsqu’il apprend le suicide d’un chef des urgences d’un hôpital francilien fin septembre, le trentenaire a un électrochoc. "J’étais sur le même schéma : chef de service, pas très vieux, beaucoup d’impact familial, d’impact professionnel. On ne voit plus le bout, on n’est pas bien à la maison ni au travail, on ne voit plus d’autre solution que de se donner la mort parce qu’on installe une mésestime de soi." Quinze jours plus tard, le Dr Jouanno annonce sa démission.
"Il n’y a pas d’argument pour inciter les jeunes à rester"
Comme en mai, l’urgentiste décide de s’expliquer dans la presse locale. "Etant du coin, je voulais justifier mon départ", explique-t-il. Et peut-être tenter une dernière fois avant de quitter l’hôpital de faire bouger les lignes. Si l’ARS "n’a pas voulu communiquer avec [lui]", le Dr Jouanno a été contacté fin octobre par le directeur de cabinet du ministre de la Santé, Aurélien Rousseau. "Je lui ai dit qu’on était, à mon sens, arrivé à un épuisement du système de santé, que le problème des hôpitaux publics est essentiellement un problème financier", explique le trentenaire, particulièrement remonté contre la loi Rist. "On a pu entendre parler des tarifs exorbitants de 3 000 euros la garde. S’il y avait ces tarifs partout, vous pensez qu’on aurait du mal à trouver des urgentistes ?"
"J’ai demandé au directeur de cabinet de me donner un seul argument pour faire rester un médecin à l’hôpital public aujourd’hui, poursuit le Dr Jouanno. Il ne m’en a donné aucun ! Il n’y a pas d’argument pour inciter les jeunes sortant des facs à rester à l’hôpital public. Les jeunes urgentistes sont déjà essorés pour compenser le manque de seniors. Et vous connaissez le salaire d’un médecin débutant ? 3 400 euros environ. Quand vous avez fait 9 ans d’études, que vous n’avez quasiment rien perçu avant en dehors d’un Smic amélioré, 3 400 euros, ça gratte. Quand on s’est donné jours, nuits, jours fériés, dimanches, qu’on s’est privés depuis près de 10 ans de voir sa famille à Noël parce qu’on se fait toujours avoir, c’est dur à avaler !"
"On laisse les soignants du public crever la bouche ouverte"
Le 3 décembre, le Dr Jouanno quittera officiellement le service qu’il a porté à bout de bras. Au soulagement, se mêle une "frustration énorme". "Je n’ai pas pris une chefferie pour la lâcher…", confesse le trentenaire. "Aujourd’hui je suis usé par les gardes et les heures à outrance, par l’administratif qu’on réclame de plus en plus aux médecins. On laisse les soignants du public s’épuiser à mort pour sauver un hôpital qu’ils imaginent encore viable. Je vois des paramédicaux pleurer dans les couloirs de mon service. Ça me fait mal au cœur. On les laisse crever la bouche ouverte", dénonce l’urgentiste, écœuré. A quinze jours de son départ, l’hôpital lui doit encore un mois d’heures supplémentaires. Il sait qu’il ne les verra jamais "mais je ne vais pas tirer sur une main qui m’a nourri durant des années", lâche-t-il.
L’hôpital, "c’est ma deuxième famille", déclare le médecin breton, solennellement. Dès le 4 décembre, ce dernier remplacera son médecin traitant, installé à Noyal-Pontivy. Il prendra sa succession dès le mois de janvier prochain dans un cabinet qu’il partagera avec l’un de ses anciens internes. "Je vais me réinvestir sur de la médecine générale aiguë avec des consultations non programmées, du suivi de patients… pour éviter que ces derniers arrivent aux urgences. Je vais tenter de soulager mes confrères [hospitaliers]. On est dans le même bateau, on est utiles les uns aux autres. Ce n’est qu’une chaîne de soins."
Un nouveau départ pour le Dr Jouanno dans un monde libéral qu’il ne connaît pas de l’intérieur. Enregistré à l’Ordre en tant que médecin généraliste*, le jeune homme n’a jamais exercé la spécialité, "mais aux urgences, le tiers de ce qu’on fait, c’est de la médecine générale". "La première année va peut-être être un peu compliquée, mais aux urgences on sait s’adapter, sourit-il. J’espère aussi pouvoir m’appuyer sur mon ancien interne." Le praticien se dit aussi conscient que la deuxième jambe du système de santé faiblit aussi. "Bon nombre des médecins généralistes du secteur sont d’anciens camarades de promo, on discute souvent de nos soucis, je suis tout à fait conscient de ce qu’ils vivent, et eux prennent aussi conscience que, sur notre territoire, l’hôpital est davantage blessé que la médecine générale. Ça ne veut pas dire que c’est plus facile, c’est autre chose."
Autre chose, c’est justement ce que cherche à faire ce père de famille, éreinté par ces années hospitalières. "Les généralistes du coin se disent que ça fait un collègue de plus, mais aussi un médecin hospitalier de moins… Ils sont tous d’un soutien important." Difficile toutefois d’abandonner ses premières amours. S’il va mettre "en sommeil [son] côté urgentiste", le Dr Jouanno ne s’interdit pas de reprendre par-ci par-là "quelques gardes". "Parce que j’ai ça en moi… cette adrénaline. Mais ça va peut-être s’estomper au bout d’un moment… Mais là encore, si je veux revenir aux urgences, la loi Rist fait que je serai obligé de passer par une agence d’intérim… dans mon propre service ! C’est un non-sens !"
*Il dispose d’une capacité de médecine d’urgence.
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