"Le médecin doit rester la pièce maîtresse, mais pas l’unique porte d’entrée" : face à la fronde, les kinés défendent l’accès direct

10/11/2021 Par Pauline Machard
Interview exclusive
Alors que l’Ordre des médecins et les syndicats de médecins libéraux s’élèvent contre le projet d’accès direct à certains paramédicaux par le biais d’amendements au PLFSS pour 2022, la présidente du Conseil national de l’Ordre des masseurs-kinésithérapeutes voit dans cette ouverture une première réponse à la désertification. Pascale Mathieu assure, également, qu’une partie des médecins y est favorable.  

Egora.fr : Un amendement introduit dans le PLFSS pour 2022, en cours d’examen par le Sénat, prévoit l’expérimentation pour trois ans et dans six départements de l’accès direct des patients aux masseurs-kinésithérapeutes exerçant dans une structure de soins coordonnés. Comment est-ce accueilli par la profession ?  

Pascale Mathieu : La profession y est très favorable ! Ce n’est d’ailleurs en rien une demande récente : cela fait des années que les instances de la profession réclament l’accès direct. En 2016 déjà, j’avais réalisé, avec le Conseil national [de l’Ordre des masseurs-kinésithérapeutes], une sorte de “programme présidentiel”. Pendant la campagne, j’étais allée voir tous les candidats ou leurs équipes, afin de leur présenter les évolutions que nous souhaitions pour notre profession, et pour le système de santé. Dans ces propositions, figurait déjà l’accès direct. Et ces propositions, je les avais soumises également au président de l’Ordre des médecins.  

 

Dans une interview à Egora.fr, le président de l’Ordre des médecins, le Dr Patrick Bouet, déclare qu’ “un certain nombre de propositions qui ont été faites, notamment par amendements gouvernementaux, ont été totalement déconnectées d’une quelconque concertation”. S'il évoque ici les concertations avec le Gouvernement, vous contestez pour votre part l'absence de concertation avec l'Ordre des masseurs-kinésithérapeutes...

À l’époque [en 2016] déjà, le président du Cnom m’avait dit textuellement : “J’y suis favorable à titre personnel, mais je ne pense pas que mon Conseil soit prêt.” Plus tard, à l’occasion de la loi Buzyn, l’Ordre des masseurs-kinésithérapeutes avait été auditionné sur les déserts médicaux et j’avais remis le sujet de l’accès direct sur la table. Tous les ordres de santé étaient présents. J’avais demandé au président du Cnom, le Dr Patrick Bouet, d’en discuter. Il m’avait à nouveau répondu : “Dès que la loi Buzyn est votée, nous ouvrirons les discussions, car à titre personnel, j’y suis favorable, même si ça va être difficile à accepter pour les médecins.” Or les discussions n’ont jamais pu avoir lieu. À plusieurs reprises, les ordres de santé ont émis le souhait de travailler ensemble [avec l’Ordre des médecins], pour voir comment organiser la coordination des soins. Malheureusement, ces travaux n’ont jamais été lancés, malgré des demandes répétées.  

J’ai été profondément indignée de lire que l’accès direct avait été fait sur un coin de table sans concertation, alors qu’aussi bien l’Ordre que les syndicats ont été sollicités. Je prends un exemple parlant, qui ne concerne pas les masseurs-kinésithérapeutes. Dans votre interview, le Dr Patrick Bouet dit que, sur les IPA, il a été sollicité pour faire un rapport avec l’Ordre des infirmiers, mais qu’il ne l’a pas souhaité. Dire qu’on n’est pas consulté alors qu’on refuse la concertation, ce n’est pas tout à fait la réalité.  

 

L’accès direct aux masseurs-kinésithérapeutes a obtenu le feu vert de l’Assemblée nationale et est désormais examiné par le Sénat. C’est en bonne voie, selon vous ?  

Nous avons déjà parcouru la moitié du chemin. Et de ce que j’ai pu voir des amendements déposés, le Sénat ne souhaite pas revenir dessus. On voit bien qu’il y a un certain pragmatisme des élus, qui sont confrontés aux demandes de leurs concitoyens sur l’accès aux soins.  

L’encadrement supplémentaire [les rapporteurs de la commission des Affaires sociales du Sénat ont dévoilé leurs amendements sur le PLFSS le 3 novembre. S’ils ne reculent pas sur l’expérimentation de l’accès direct aux kinés, ils souhaitent encadrer davantage le dispositif, NDLR], ce sont des freins qui me paraissent trop importants, qui n’ont pas de raison d’être selon moi, mais...

il fallait donner des gages aux médecins.  

Moi, ce que je retiens, c’est que les élus n’ont pas tenu compte du courrier [adressé par l’Ordre et les syndicats de médecins à la commission des Affaires sociales et au cabinet du ministre de la Santé, pour revenir sur cet amendement notamment, NDLR]. Il n’y a pas eu de rétropédalage, parce que tout le monde a vu que l’accès direct était une facilité. Moi, je travaille avec l’Association des maires ruraux de France, et ceux-ci savent bien que c’est un drame sur le terrain, que les patients sont désespérés de ne pouvoir se faire soigner.  

Et puis il y a les expériences étrangères. Au Royaume-Uni par exemple, il y a un travail fait avec le NHS : tout ce qui est musculo-squelettique est renvoyé en première intention chez le kinésithérapeute pour soulager le médecin. La quasi-totalité des pays européens ont l’accès direct, comme la Pologne, l’Italie, etc. Mais pas que : l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Canada, aussi. Ce ne sont pas des apprentis sorciers, quand même !  

 

Concrètement, dans quelles situations les masseurs-kinésithérapeutes pourraient-ils être amenés à intervenir ? Doit-on s’attendre à une révolution ?  

Déjà, je pense qu’il faut être conscients d’une chose : tous les jours, dans nos cabinets, les patients que l’on soigne déjà nous disent : “Est-ce que vous pourriez regarder ? Je me suis fait mal à la cheville”, “Est-ce que vous pourriez regarder ? J’ai mal au genou”, etc. Ça, c’est déjà de l’accès direct ! Donc c’est une réalité qui existe déjà, de fait, dans nos pratiques.  

Il n’y a absolument pas de révolution. L’idée, avec l’accès direct, c’est notamment de permettre une simplification pour les affections de longue durée (ALD), soit un tiers de nos actes. Il faut bien avoir à l’esprit qu’une personne atteinte de sclérose en plaques, par exemple, ne va pas guérir du jour au lendemain, et qu’elle aura toujours besoin de kinésithérapie. La prescription n’est, de fait, qu’un bon à remboursement - d’ailleurs, très souvent, on récupère l’ordonnance au cabinet du médecin, sur le comptoir ! Et puis les kinésithérapeutes sont suffisamment formés pour dire à des patients qui viennent déjà les voir : “Là, il y a une alerte, quelque chose m’inquiète”, et renvoyer vers le médecin. Il n’est absolument pas question de couper le patient du médecin.  

Pour le reste, l’accès direct est une simplification qui permettra de gagner du temps médical. Et là encore, dans le cas d’une lombalgie par exemple, les drapeaux rouges sont très faciles à identifier. En cas de signes d’alerte, nous renvoyons bien sûr chez le médecin.  

On nous oppose souvent que les kinésithérapeutes sont déjà débordés, mais il nous est tout à fait possible - on l’a fait pendant des années avec les bronchiolites - de dégager du temps, peut-être en reportant le rendez-vous d’un patient chronique, pour accueillir des personnes qui viendraient en urgence.  

 

Vous estimez que cette mesure permettra “d’agir efficacement contre les déserts médicaux”. Or, pour le Cnom, c’est une “mauvaise réponse”…  

Je ne comprends pas la réponse de l’Ordre des médecins, dans l’interview qu’il a accordée à Egora.fr. Il dit que dans 10 ans ça ira mieux [“dans les 5 ans qui viennent, avec les mesures de réforme, nous allons avoir entre 55 000 et 70 000 médecins qui vont sortir des facultés”, NDLR]. Peut-être que...

cela ira mieux au niveau démographique, mais rien ne garantit que 1) les médecins seront des généralistes 2) qu’ils iront s’installer dans des zones où il n’y en a pas. Selon les chiffres de la Cnam de 2019, 5,4 millions de Français n’ont pas de médecin traitant, et je ne pense pas que ça se soit amélioré depuis. Pour moi, la solution c’est peut-être de dégager du temps médical dans le cadre d’un exercice coordonné et de passer par d’autres professionnels de santé. Il faut s’appuyer sur les professionnels, dont les kinésithérapeutes, qui ont accepté de renoncer à leur liberté de conventionnement et sont répartis sur le territoire.  

 

À la lumière de ces éléments, comprenez-vous ce que vous désignez comme la “levée de boucliers” de l’Ordre et des syndicats de médecins, ces instances s’étant unies de façon inédite pour interpeller contre cet accès direct ?  

Nous avons vraiment des sujets majeurs en matière d’accès aux soins, donc je ne comprends pas cette levée de boucliers. C’est la première fois qu’on voit l’Ordre et les syndicats parler d’une même voix sur les pertes de chances que vivent nos concitoyens qui n’arrivent pas à accéder à un médecin. Mais je ne les vois pas, en revanche, proposer d’une même voix des solutions pour les déserts médicaux. Je comprends qu’on s’oppose, mais moi je préférerais qu’on propose. Nous, nous prenons nos responsabilités, nous proposons.  

Moi ce qui me stupéfie, c’est que jamais je n’ai vu les médecins s’unir pour dénoncer l’accès direct à des non-professionnels de santé, pour certains des charlatans. Quand on voit que, faute de médecin, les gens vont chez les étiopathes, les naturopathes ou faute de rendez-vous chez le médecin, qu’ils vont chez l’ostéopathe parce qu’ils ont mal au dos…  

 

Dans votre réaction au courrier de l’Ordre et des syndicats de médecins, vous avez eu des mots forts à leur encontre, parlant de “blocages corporatistes”. Qu’est ce qui sous-tend ces derniers, selon vous ?  

Si j’en juge par les réactions publiées le week-end dernier [suite à la publication du courrier de l’Ordre et des syndicats et de la réponse du Cnomk, NDLR], certains ont mis en avant des raisons économiques. J’ai déjà eu, par le passé, le discours de praticiens se disant favorables à cet accès direct à condition qu’on compense le coût de la perte de consultations. D’autres disent que c’est philosophique. Je crois que c’est identitaire avec, pour certains, une crainte, sincère, de dispersion de l’information, que les patients soient moins bien soignés. Il faut bien sûr rassurer : nous souhaitons absolument que cet accès direct soit conditionné, d’une part à l’exercice coordonné, et d’autre part à la production d’un bilan kiné intégré dans le dossier médical. Tout cela résout un certain nombre de questionnements.  

Je pense que le péché originel vient de la définition même du monopole médical, qui est issue de la loi Chevandier, et du “traumatisme” des officiers de santé. Chaque fois qu’on veut une évolution, on entend les représentants des médecins dire : “On va nous refaire les officiers de santé.” Ça n’a pas de sens, parce qu’on n’est plus du tout au XIXe siècle, le monopole, même médical, devrait être revisité. Dans un article écrit dans La fabrique de la santé, je dis qu’il faut arrêter la dichotomie entre professions médicales et auxiliaires médicaux : il y a des professions de santé autour d’un patient, et chacun a son rôle. Et encore une fois, il n’est pas du tout question d’éliminer le rôle essentiel du médecin.  

Vous semblez laisser penser que cette opposition de médecins relève d’une méconnaissance de leur part de votre formation, et de votre sens des limites ?  

Je pense effectivement, du moins d’après ce que j’ai pu lire, qu’il y a une méconnaissance de notre formation. Nous avons une formation solide, basée sur les données de la science, avec un apprentissage des drapeaux rouges, de...

nos limites, la possibilité d’un diagnostic kinésithérapique. Nous sommes responsables de nos actes. Nous sommes capables de savoir à quel moment adresser au médecin, nous le faisons d’ailleurs en permanence.  

Après, les kinésithérapeutes en sont aussi responsables. Moi je plaide depuis très longtemps pour que les masseurs-kinésithérapeutes donnent systématiquement les bilans aux médecins. Ainsi, le travail pour faire connaître aux médecins ce que nous faisons, serait déjà à moitié fait. 

 

Certains médecins vous ont-ils, à l’inverse, manifesté leur soutien sur l’accès direct ?  

J’ai notamment vu passer une pétition [et une tribune a été publiée sur Le Figaro à ce sujet lundi 8 novembre, NDLR]. De très nombreux médecins, localement, demandent cette facilitation. Il y a une véritable demande de la part de certains médecins qui, loin des craintes affichées par leurs représentants, tâtent le terrain avec les kinésithérapeutes, les orthophonistes. Ils connaissent notre formation et, dans le cadre d’un exercice coordonné, sont tout à fait demandeurs de cette simplification.  

Leur profil : ils travaillent en exercice coordonné, sont engagés sur des protocoles et des parcours de soins... En revanche, le soutien à l’accès direct n’est en rien une question d’âge. On ne peut pas opposer les jeunes médecins, qui partageraient cette vision, à des médecins plus âgés, qui eux, seraient arc-boutés. Ce qu’ils [les soutiens à l’accès direct] ont en commun, c’est une vision commune de la santé, le fait de ne plus être dans la verticalité.  

 

Qu’espérez-vous pour la suite ?  

Je pense qu’il faut une généralisation rapide. Il faut aller plus loin, de toute façon. Moi, mon souhait, c’est qu’on ait ce qui se passe dans la plupart des pays du monde. Et ce qui a été acté dans les deux protocoles d’accès direct pour les kinésithérapeutes sur l’entorse de cheville et la lombalgie [aiguë], prévus dans le pacte de refondation des urgences en 2019. Là, dans le cadre d’une équipe de soins coordonnés, il y a la possibilité d’accès direct avec prescription d’antalgiques, prescription d’un arrêt de travail jusqu’à une semaine, prescription d’imagerie, prescription de kinésithérapie.  

Si on voit qu’il y a quelque chose de plus sérieux évidemment au-delà d’une semaine, bien sûr à ce moment-là, ça nécessite peut-être des examens complémentaires, d’aller voir le médecin traitant. On est tout à fait conscients que le médecin doit rester la pièce maîtresse du dispositif, mais pas l’unique porte d’entrée du système.  

 

Véran s’en prend à l’Ordre des médecins, qui “torpille” les volontés d’avancer 
"Je ne serai pas le ministre qui freinera [ces mesures]. Je le dis en tant que ministre, médecin et comme ancien député." Face aux sénateurs qui examinaient, dès lundi, le projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2022, Olivier Véran a défendu les amendements introduisant l’accès direct aux orthoptistes, orthophonistes, et aux masseurs-kinésithérapeutes, ainsi que la primo-prescription pour les infirmières en pratique avancée (articles 40 et 41).
Soutenant face aux sénateurs qu’il faut "bouger notre système de santé et apprendre des erreurs du passé", Olivier Véran a déploré la prise de position de l’Ordre des médecins qui, a-t-il estimé, "fait des communications pour torpiller toutes velléités qui consistent à permettre à des soignants paramédicaux, parfaitement compétents, de participer à l’offre de soins dans les territoires".
"Ce n’est pas ici au Sénat, dans la maison des élus locaux, qui m’écrivent du matin au soir pour me dire qu’on manque de soignants et que les Français n’ont pas accès aux soins, qu’on va nous empêcher d’avancer", a-t-il lâché. "J’ai prescrit des wagons de rééducation kiné sans savoir forcément mieux que le kiné […] ce qui était bon pour mon malade", a par ailleurs fait valoir le médecin neurologue. 

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