Qui étaient ces officiers de santé qui ont traumatisé les médecins français ?

05/12/2020 Par Aveline Marques
Histoire
"C'est le retour des officiers de santé!" La tentative, récemment avortée, de créer des professions médicales intermédiaires entre l'infirmière et le médecin dans le code de santé publique a fait bondir l'ensemble de la profession, ravivant le "traumatisme" d'un épisode fondateur de l'histoire de la médecine en France. De la Révolution jusqu'à la fin du XIXe siècle, il existe en effet deux catégories de médecins : les officiers de santé et les docteurs. Retour sur ce "malentendu historique", à l'origine de la défiance des médecins envers les pouvoirs publics.

  "Nul ne peut exercer la médecine en France s'il n'est muni d'un diplôme de docteur en médecine." Promulguée le 30 novembre 1892, la loi Chevandier pose les bases de la médecine française, en mettant un terme à un siècle de lutte de la profession face à la concurrence, jugée déloyale, des officiers de santé. Tout commence à la Révolution. En 1791, les corporations, symboles de l'Ancien régime, sont interdites et l'exercice de la médecine devient libre d'accès. L'année suivante, les facultés de médecine de Paris, Strasbourg et Montpellier, congrégations enseignantes, doivent fermer leurs portes. Puis en 1793, les révolutionnaires créent des "agences de secours" dans chaque arrondissement afin de s'occuper des "enfants, vieillards et indigents", sur le plan financier comme sur le plan sanitaire. "Etabli près de chaque agence", un "officier de santé" est "chargé du soin de visiter à domicile et gratuitement tous les individus secourus par la nation, d'après la liste qui lui sera remise annuellement". Mais cet idéal de "médecine sociale et de proximité", "jalons d'un service de santé d'Etat", comme le décrit Didier Tabuteau, titulaire de la chaire santé de Sciences po qui a longuement travaillé sur le sujet, est très vite contrarié par la guerre. Les officiers de santé sont engagés par l'Armée pour soigner les blessés et les effectifs grandissent au fil des campagnes révolutionnaires. La nécessité de mieux les former s'impose dès 1794, et se traduit par la création d'écoles de santé à Paris, Strasbourg et Montpellier. En 1803, ces trois écoles sont converties en écoles de médecine. La même année, face à la prolifération de charlatans, le Consulat rétablit le monopole d'exercice de la médecine par les médecins, qu'ils soient docteurs (en médecine ou en chirurgie)… ou officiers de santé. Le double cursus médical est installé.   Médecins des riches, médecins des pauvres Tandis que les docteurs en médecine, formés à la faculté (rétablies en 1808), exercent dans les villes auprès d'une patientèle plutôt fortunée, les seconds, titulaires d'un brevet et formés en écoles de santé, maillent les campagnes et les faubourgs. "Pour devenir officier de santé, il fallait réussir un examen départemental à l'issue de trois ans d'études ou de cinq ans de pratique dans un hôpital, ou encore après six ans d'apprentissage auprès d'un docteur", détaille Didier Tabuteau, dans un article de la revue Droit social. Alors que les docteurs, du fait de leur haut niveau de formation, peuvent exercer sans limite, les officiers de santé sont cantonnés – à l'instar des instituteurs- au département où ils ont passé leur examen et ne peuvent "pratiquer les grandes opérations chirurgicales que sous la surveillance et l'inspection d'un docteur" : la distinction entre petite et grande chirurgie s'appréciera en fonction de la réussite, ou non, des interventions.

Les officiers de santé sont réduits "aux soins des plus ordinaires, aux procédés les plus simples de l'art", expose Michel-Augustin Thouret, directeur de la faculté de médecine de Paris au début du XIXe siècle. Mieux vaut des médecins moins formés que des faiseurs de miracle, des empiriques et des charlatans, juge-t-on. "Ils porteront les premiers secours aux malades, aux blessés, traiteront les affections les moins graves, s'occuperont des pansements communs et journaliers ; et, leur science principale devant consister à reconnaître les cas où ils ne doivent pas agir, ils formeront, sans doute, une classe moins relevée dans la hiérarchie médicale", déclare Thouret. Dans une société où les inégalités sont admises, voire institutionnalisées, cette médecine à deux vitesses ne choque pas. Les officiers de santé comblent un besoin que les docteurs, formés en nombre insuffisant et trop onéreux pour le commun des Français, ne peuvent, voire ne veulent, satisfaire. Et dans l'idée générale, les pauvres ont des maladies simples, qui ne requièrent pas le haut niveau de compétence du Docteur. "Les maladies des paysans sont en général simples comme leur mode de vie ; elles se rapportent à un petit nombre de causes qu'on peut expliquer sans peine. Les médicaments chers et précieux n'ont point cours dans les villages", fait valoir le marquis de Rougé, en 1826. "A des malades simples et pauvres, il faut un médecin pauvre et simple comme eux, qui, né dans une condition peu élevée, ayant conquis son grade à peu de frais, puisse se contenter d'une modeste rétribution", souligne le député Bonjean, à la fin du Second empire.   Charles Bovary et le pied-bot d'Hippolyte La classe des officiers de santé est de fait un bon moyen de s'élever dans la hiérarchie sociale et d'acquérir un statut de notable dans le village. Certains officiers de santé réussiront même à devenir docteurs, tels Pierre-Fidèle Bretonneau (1778-1862), médecin chef de l'hôpital de Tours, fondateur de la faculté de la ville, célèbre pour avoir identifié la typhoïde et la diphtérie. Mais le plus connu des officiers de santé est un personnage fictif : Charles Bovary, le Monsieur de la Madame de Flaubert, lui-même fils de Docteur. Pour épater son épouse, le petit médecin de Yonville-L'Abbaye, poussé par l'apothicaire, tente de soigner un pied-bot en se lançant dans une ténotomie, procédé récemment mis au point par Delpech.   [EXTRAIT]

"Ni Ambroise Paré appliquant pour la première fois depuis Celse, après quinze siècles d'intervalle, la ligature immédiate d'une artère ; ni Dupuytren allant ouvrir un abcès à travers une couche épaisse d'encéphale ; ni Gensoul, quand il fit la première ablation de maxillaire supérieure, n'avaient, certes, le cœur si palpitant, la main si frémissante, l'intellect aussi tendu que M. Bovary quand il approcha d'Hippolyte son ténotome entre les doigts. Et, comme dans les hôpitaux, l'on voyait à côté, sur une table, un tas de charpie, des fils cirés, beaucoup de bandes, une pyramide de bandes, tout ce qu'il y avait de bandes chez l'apothicaire. C'était M. Homais qui avait organisé dès le matin tous ces préparatifs, autant pour éblouir la multitude que pour s'illusionner lui-même. Charles piqua la peau ; on entendit un craquement sec. Le tendon était coupé, l'opération était finie. Hippolyte n'en revenait pas de surprise ; il se penchait sur les mains de Bovary pour les couvrir de baisers.
— Allons, calme-toi, disait l'apothicaire, tu témoigneras plus tard ta reconnaissance envers ton bienfaiteur !
Et il descendit conter le résultat à cinq ou six curieux qui stationnaient dans la cour et qui s'imaginaient qu'Hippolyte allait reparaître marchant droit. Puis Charles, ayant bouclé son malade dans le moteur mécanique, s'en retourna chez lui, où Emma, tout anxieuse, l'attendait sur la porte. Elle lui sauta au cou ; ils se mirent à table ; il mangea beaucoup ; et même il voulut au dessert prendre une tasse de café, débauche qu'il ne se permettait que le dimanche lorsqu'il y avait du monde.
La soirée fut charmante, pleine de causerie, de rêves en commun. Ils parlèrent de leur fortune future, d'améliorations à introduire dans leur ménage ; il voyait sa considération s'étendant, son bien-être s'augmentant, sa femme l'aimant toujours ; et elle se trouvait heureuse de se rafraîchir dans un sentiment nouveau, plus sain, meilleur, enfin d'éprouver quelque tendresse pour ce pauvre garçon qui la chérissait. L'idée de Rodolphe un moment lui passa par la tête, mais ses yeux se reportèrent sur Charles. Elle remarqua même avec surprise qu'il n'avait point les dents vilaines.
Ils étaient au lit, lorsque Mr Homais, malgré la cuisinière, entra tout à coup dans la chambre, en tenant à sa main une feuille de papier, fraîche écrite. C'était la réclame qu'il destinait au Journal de Rouen. [ il la leur apportait à lire. ]
— Lisez, vous-même, dit Bovary.
Il lut : « Malgré les préjugés qui recouvrent encore une partie de la face de l'Europe comme un réseau, la lumière cependant commence à pénétrer dans nos campagnes. C'est ainsi que mardi, notre petite cité d'Yonville s'est vue le théâtre d'une expérience chirurgicale qui est en même temps un acte de haute philanthropie : M. Bovary, un de nos praticiens les plus distingués… »
— Ah ! c'est trop, c'est trop ! disait Charles, que l'émotion suffoquait.
— Mais non, pas du tout !… comment donc ?… « a opéré d'un pied-bot. » Je n'ai pas mis le terme scientifique, parce que, vous savez, dans un journal… tout le monde peut-être ne comprendrait pas ; il faut que les masses…
— En effet, dit Bovary. Continuez.
— Je reprends, dit le pharmacien…
« M. Bovary, un de nos praticiens les plus distingués, a opéré d'un pied-bot le nommé Hippolyte Tautain, garçon d'écurie depuis vingt-cinq ans à l'hôtel du Lion d'or, tenu par Mme veuve Lefrançois, sur la Place d'armes. La nouveauté de la tentative et l'intérêt qui s'attachait au sujet avaient attiré un tel concours de population, qu'il y avait véritablement encombrement au seuil de l'établissement. L'opération, du reste, s'est pratiquée comme par enchantement, et à peine si quelques gouttes de sang sont venues sur la peau, comme pour dire que le tendon rebelle venait enfin de céder sous les efforts de l'art. Le malade, chose étrange (nous l'affirmons de visu), n'accusa point de douleur. Son état, jusqu'à présent, ne laisse rien à désirer. Tout porte à croire que la convalescence sera courte ; et qui sait même si, à la prochaine fête villageoise, nous ne verrons pas notre brave Hippolyte figurer dans des danses bachiques, au milieu d'un chœur de joyeux drilles, et ainsi prouver à tous les yeux, par sa verve et ses entrechats, sa complète guérison ? Honneur donc aux savants généreux ! honneur à ces esprits infatigables qui consacrent leurs veilles à l'amélioration, ou bien au soulagement de leur espèce ! Honneur ! trois fois honneur ! N'est-ce pas le cas de s'écrier que les aveugles verront, les sourds entendront et les boiteux marcheront ? Mais ce que le fanatisme autrefois promettait à ses élus, la science maintenant l'accomplit pour tous les hommes. Nous tiendrons nos lecteurs au courant des phases successives de cette cure si remarquable. »

  Cinq jours plus tard, le malheureux Hippolyte se tord de douleurs. La gangrène gagne sa jambe et un célèbre Docteur en médecine de Neufchatel est appelé à son chevet.

 

"Docteur en médecine, âgé de cinquante ans, jouissant d'une bonne position et sûr de lui-même, le confrère ne se gêna pas pour rire dédaigneusement lorsqu'il découvrit cette jambe gangrenée jusqu'au genou. Puis, ayant déclaré net qu'il la fallait amputer, il s'en alla chez le pharmacien déblatérer contre les ânes qui avaient pu réduire un malheureux homme en un tel état. Secouant M. Homais par le bouton de sa redingote, il vociférait dans la pharmacie :
— Ce sont là des inventions de Paris ! Voilà les idées de ces messieurs de la capitale ! c'est comme le strabisme, le chloroforme et la lithotritie, un tas de monstruosités que le gouvernement devrait défendre ! Mais on veut faire le malin, et l'on vous fourre des remèdes sans s'inquiéter des conséquences. Nous ne sommes pas si forts que cela, nous autres, nous ne sommes pas des savants, des mirliflores, des jolis cœurs ; nous sommes des praticiens, des guérisseurs, et nous n'imaginerions jamais d'opérer quelqu'un qui se porte à merveille ! Redresser des pieds-bots ! Est-ce qu'on peut redresser des pieds-bots ? c'est comme si l'on voulait, par exemple, rendre droit un bossu !"

 

Au cours de la première moitié du XIXe siècle, le Parlement tente à plusieurs reprises de réformer la profession de médecin. En 1845, un congrès médical réunit 1200 délégués, représentant 7000 médecins : à l'unanimité, ils se prononcent contre le maintien de deux ordres de médecins. Le corps des officiers de santé dégrade l'image de la profession par sa compétence douteuse et représente une concurrence déloyale, du moins dans les endroits où docteurs et officiers se partagent la patientèle.
 

L'acharnement du Dr Antoine Chevandier Le législateur choisit finalement, à plusieurs reprises, de durcir les conditions d'accès à la profession. A partir de 1847, où l'on recense 7456 officiers de santé pour 10643 docteurs, leur nombre décroît : ils ne sont plus que 3203 en 1881, exerçant aux côtés de 11 643 docteurs. Mais ça ne satisfait pas le député de la Drôme Antoine Chevandier, lui-même Docteur en médecine. "Dans une époque de progrès comme la nôtre, fait valoir le Dr Chevandier, cité par le journal Le XIXe siècle en février 1890, il ne peut être question de prendre l'officiat pour type de l'unité médicale. C'est lui qui doit disparaître", tranche-t-il. Le député soumet alors pour la troisième fois depuis 1872 sa proposition de loi visant à instituer le monopole d'exercice de la médecine par les docteurs. Dans le camp des opposants, se trouve le doyen de la faculté de médecine de Paris, le Pr Paul Brouardel, qui "croit que cette suppression n'aurait d'autre résultat que d'encourager le développement de l'industrie des rebouteurs et empiriques de tout genre, le nombre des docteurs en médecine étant inférieur aux besoins de la population", rapporte le même journal. "Ce n'est pas autant la science des livres que la pratique intelligente et dévouée qui fait un bon médecin", plaide un confrère, le Dr Coltemps, dans La Médecine nouvelle en avril 1891. Au terme d'un périple législatif long de deux ans, la loi est enfin adoptée et promulguée le 30 novembre 1892. Le monopole des docteurs est institué et l'exercice illégal de la médecine, accompagné ou non d'une usurpation du titre de docteur, devient passible de 100 à 3000 francs d'amende et de six mois à un an d'emprisonnement. La loi ne réglemente pas seulement la profession de médecin, mais aussi celles de chirurgiens-dentistes (le grade de docteur en chirurgie est aboli) et de sages-femmes. Elle encadre la pratique des praticiens étrangers, autorise les internes à remplacer, oblige les professionnels à déclarer leur installation et à faire enregistrer leur diplôme à la préfecture, ainsi qu'à déclarer les cas de maladies épidémiques et prévoit une suspension ou interdiction d'exercer pour le professionnel condamné par la justice.

Quant aux quelques 3000 officiers de santé encore en exercice, ils conservent le droit d'exercer la médecine et pourront s'ils le souhaitent, tenter d'obtenir le grade de docteur en médecine. Parmi ceux qui venaient d'obtenir leur diplôme en 1892, quelques-uns exerçaient encore dans les années 1950.   Le syndrome du "tout médecin" Ce "bras de fer séculaire entre les élites médicales et les pouvoirs publics sur l'organisation de la médecine en France" a laissé des traces, juge Didier Tabuteau. Véritable "traumatisme", l'invention de l'officiat de santé par la puissance publique a été l'origine d'un "isolationnisme idenditaire" de la profession, "tant à l'égard des pouvoirs publics et des organismes de Sécurité sociale que des autres acteurs de système de santé", qui n'ont eu de cesse de rejeter l'ingérence étatique et de "sacraliser leur monopole d'exercice". "Le syndrome du 'tout médecin' s'est alors développé. Cela pourrait expliquer que de nombreux actes soient aujourd'hui réservés en France aux médecins alors qu'ils sont pratiqués dans d'autres pays par des professionnels ayant une formation moins complète", écrit Didier Tabuteau dans Droit social, soulignant que cela a contribué au retard de développement des professions paramédicales en France. Alors que Florence Nightingale a promu les soins infirmiers dès les années 1850 outre-Manche, il faut attendre 1922 en France pour voir la profession infirmière être réglementée par décret, sous l'impulsion de Léonie Chaptal. Enfin, "l'invention des officiers de santé a fortement contribué à structurer la représentation du corps médical", relève Didier Tabuteau. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la loi de 1892 autorise enfin la profession à se constituer en associations syndicales, huit ans après la loi Waldeck-Rousseau. Ces mêmes associations syndicales qui, unies, signaient le 13 novembre dernier un communiqué pour dire non aux professions médicales intermédiaires, spectres des officiers de santé.  

Sources:
TABUTEAU Didier, "L'avenir de la médecine libérale et le spectre de Monsieur Bovary", Droit social, N° 4, 2009/04, pages 383-392.
TABUTEAU Didier, "Les officiers de santé : un schisme professionnel aux effets délétères et durables", Le Concours médical, Tome 140, décembre 2018, pages 12-14.
Dr GALERANT, "Un officier de santé nommé Charles Bovary", Les Amis de Flaubert, Bulletin n°37, 1970.
HOERNI Bernard, La loi du 30 novembre 1892, Histoire des sciences médicales, Tome XXXII, n°1, pages 63-67.
LEGAYE Jean, "L'Enseignement de la médecine sous la Révolution et l'Empire", Histoire des sciences médicales, Tome XLVIII, n°3, 2014, pages 397-404.

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