"Pour être un grand psychiatre, il faut avoir eu des problèmes"

19/12/2014 Par Sandy Bonin
Bonnes feuilles

Psychiatre installé depuis 60 ans, le Dr Henri Amoroso exerce encore à 90 ans. Il revient sur sa vie aux multiples facettes dans son livre "Contre ut et contre tous", publié aux éditions Ovadia. Nous en publions le chapitre 3, dans lequel il explique "comment devient-on psychiatre?"   Lire l'interview du Dr Amoroso   "Deviens ce que tu es, dit Pauwels. Certains métiers, dont celui de psychiatre, requièrent des dispositions particulières, je n’ai pas dit des qualités exceptionnelles, ce qui impliquerait dès le début une connotation qualitative et par conséquent élitiste. J’ai vu toutefois de jeunes médecins hésiter dans leur choix : certains sont devenus dermatologues et d’autres nutritionnistes parce qu’ils pouvaient bénéficier, opportunément, d’un créneau hospitalier, d’une cession de clientèle, d’une aide parentale, financière évidemment. Le devenir du psychiatre est infiniment complexe : je pense que l’on naît psychiatre, car sur cette spécialité convergent, si l’on souhaite remplir ce rôle, d’indispensables dispositions d’esprit aussi divergentes que multiples. Il faut évidemment éliminer les frénétiques du geste médical, de la cure de sommeil à tout va, plus soucieux du stakanovisme de l’acte que des résultats authentiquement accomplis. Prévoyant les difficultés de cette spécialité, le législateur de la Sécurité sociale a permis une cotation du "C" psychiatrique, surévaluée pour certains, mais correspondant grosso modo au double de la consultation du médecin généraliste. Ceux qui font ce choix pour le lucre ne vont pas bien loin, ce sont des besogneux de la spécialité, jonglant avec une douzaine de termes scientifiques couramment utilisés : cyclothymie, délire d’influence, délire interprétatif, frustration affective, relation inter-subjective, etc. ils "achètent quelques lits de clinique", ils ne représentent qu’eux-mêmes. Les malades qu’ils utilisent plutôt qu’ils ne traitent, inconscients par leur pathologie, ignorent la vacuité intellectuelle de leur thérapeute. Il y a ensuite les psychiatres, voire les psychanalystes, qui ne se sont lancés dans cette spécialité que parce qu’il s’agissait d’une mode : vers 1950, Lacan a ouvert une brèche à Paris, snobisme et opportunisme aidant, chef de secte et sectaire, gourou à peine intéressé, il a donné naissance à quelques avatars. À ce jour, la débâcle est totale, la vraie psychothérapie, inductive et reconstructive, reprend ses droits, mais il y a encore des malades qui viennent me demander si je suis lacanien ou jungien. Le naufrage psychique dans lequel ils sont, le désarroi qui a provoqué leur rendez-vous, m’empêchent de leur demander ce qu’ils pensent du lacanisme ou du jungisme, au risque d’aggraver leur état clinique. La plupart des malades que je vois, évoluent sous l’épée de Damoclès du suicide, voire d’un...[ pagebreak ] réel danger qu’ils peuvent provoquer sur un entourage immédiat. Notre premier geste, plein de réalisme, doit être de réassurer nos vis à vis, par notre conduite très ferme, notre sollicitude, l’aide temporaire d’un apport pharmacologique. Reste à présent la troisième manière de devenir psychiatre : c’est celle que j’ai connue, et nombre de mes collègues et amis sont dans ce cas. Il me semble que c’est la seule. J’ai dit qu’avant même le passage de ma deuxième partie de bac, "acharné de l’introspection", je recherchais déjà l’insolite psychologique, la caricature comportementale, le mirage affectif. Ai-je souffert de mes tribulations affectives infantiles, d’un cordon ombilical jamais sectionné, ou pour tout dire mal sectionné ? Ai-je souffert d’une mauvaise assimilation du message religieux ? Ai-je souffert de pulsions sexuelles, hétérosexuelles évidemment, mais précoces, et fortement encouragées par l’exemple transalpin ? Sans aucun doute également ; disons que, en résumé, l’éducation diffusée par un clergé séculier, l’omniprésence d’une mère jalouse, de violentes et précoces dispositions sexuelles, concentrées sur un même adolescent, ne pouvaient que conduire à l’insatisfaction et, partant, à la souffrance. J’ai vécu tout cela pendant les années d’occupation, ce qui ne facilitait guère l’évolution affective des jeunes gens, les tabous socio-politiques n’engageaient pas à la rigolade, la pudeur était de rigueur, nul ne songeait à explorer l’inconscient et ses mystères, on ne parlait que vices et vertu, Travail et Patrie, sinon Famille. Mais il faut, pour être un grand psychiatre, non seulement avoir eu des problèmes affectifs personnels et s’être efforcé de les résoudre, avoir mêlé par conséquent l’éthique et l’hormonal, mais avoir également des dispositions intellectuelles précises : grande vigilance, c’est-à-dire attention exacerbée, grande perspicacité et, si possible, sagacité, cette pénétration faite d’intuition, de finesse et de vivacité. Cette sagacité dont Balzac disait "qu’elle doit être froidement cruelle pour pouvoir permettre à celui qui la possède de tout deviner parce qu’il sait tout supposer…" Ça, c’est surtout génétique, ça s’entretient mais ne s’acquiert pas. Je tenais cette disposition de mon père, j’en aurais eu besoin si j’avais voulu être policier ou avocat. J’ai rencontré beaucoup de psychiatres sur qui convergeaient ces qualités naturelles, mais à qui il manquait également l’essentiel, c’est le cœur. Certes, il faut être capable d’évaluer tous les mouvements humains, analyser les uns, compléter les autres, être capable d’extrapoler ou de généraliser, apprécier par abstraction, éviter le jugement qualitatif. A un certain niveau de maturation intellectuelle et affective, le jugement de valeur disparaît, perdu dans les mystères de la génétique et de la mystérieuse alchimie socio-culturelle et il faut aimer de plus en plus ses vis-à-vis malheureux."   Contre ut et contre tous, Les éditions Ovadia, 397 p. , 20€

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