Une des missions de l’année fixée par le Gouvernement et par l’Assurance maladie est de réduire le nombre de personnes en ALD sans médecin traitant. Dans ses voeux aux soignants du 6 janvier 2023, le Président de la République Emmanuel Macron annonçait 600 000 patients, reprenant des données datées de 18 mois (30 juin 2021). D'après l’Assurance maladie, il y avait 510 000 patients en ALD sans médecin traitant fin 2018 et 714 000 fin 2022. Cette augmentation est attendue compte tenu de la diminution du nombre de médecins généralistes en exercice, et du vieillissement de la population, avec augmentation du nombre d’ALD. Néanmoins, ce nombre préoccupant de patients en ALD sans médecin traitant concerne tous les médecins généralistes, pour plusieurs raisons. D’abord, il pourrait faire croire que nous, médecins généralistes, laisserions 1 % de la population française sans suivi malgré une pathologie chronique. Ensuite, dans le cadre des missions des CPTS sur l’accès aux soins, nous devons inventer des mesures pour réduire ce nombre de patients en ALD sans médecin traitant. Mais pour pouvoir envisager cela, nous devons d’abord partager avec l’Assurance maladie notre point de vue et notre expérience de médecins généralistes pour que les données soient de la meilleure qualité possible. Notre but commun doit être de pouvoir cibler le plus aisément possible les patients en ALD réellement sans médecin traitant, et ne pas non plus passer à côté de la problématique de la désertification des Ehpad ou des patients sans ALD, par sous-diagnostic. Détaillons.
Les médecins continuent d’augmenter leur activité
Même s’il n’y a pas de volonté de l'Assurance maladie de critiquer les médecins généralistes à travers ces chiffres, il semble important de rétablir une certaine réalité quant à l’exercice des médecins actuels :
- En 2018, il y avait 11,11 millions de patients en ALD (510 000 sans médecin traitant, 10,6 millions avec) pour 59 629 médecins généralistes libéraux en exercice
- en 2021, 12,13 millions de patients en ALD (600 000 sans médecin traitant, 11,53 millions avec) pour 57 533 médecins généralistes libéraux
- en 2022, l’Assurance maladie signale 13 millions de patients en ALD (714 000 sans médecin traitant, 12,3 millions avec) pour 57 033 médecins généralistes libéraux.
Ainsi, malgré une diminution progressive du nombre de médecins en exercice, le nombre de patients en ALD a augmenté de 1,2 million en 2 ans (sans tenir compte des patients ayant plusieurs ALD simultanément). Nous sommes ainsi passés en 4 ans de 178 à 215 patients en ALD suivis par médecin traitant. Evoquons maintenant la qualité des données fournies par l’Assurance Maladie et ce qui peut l’altérer.
Ce qui augmente faussement ce nombre : les déclarations oubliées ou perdues
Certains patients sont suivis par un même médecin généraliste mais sans déclaration administrative auprès de l’Assurance maladie pour diverses raisons :
- La déclaration n’a pas été faite volontairement (contexte de changement de médecin traitant avec volonté des deux partis d’attendre une ou deux consultations avant de s’engager)
- La déclaration a été réalisée au format papier et n’a pas été envoyée, a été perdue, voire a été supprimée à l’occasion d’un changement de caisse ou lorsque le médecin est devenu salarié (perte du numéro Ameli et donc de toutes les déclarations médecin traitant rattachées).
Tous les logiciels médicaux n’affichent pas clairement le nom du dernier médecin traitant en date, et il existe encore une proportion non négligeable de médecins généralistes pas ou peu informatisés (11 % n’utilisaient pas de dossier médical informatisé d'après la Drees en 2019 : 3 % chez les < 50 ans, 21 % chez les > 60 ans). Cela est d’autant plus fréquent lors des visites à domicile chez des patients souvent en ALD, pour lesquels la consultation du statut « médecin traitant » implique un ordinateur portable avec connexion internet. En mars 2023, la Cnam a estimé ce nombre à plus de 180 000 patients en considérant les patients de 17 ans et plus en ALD ayant consulté au moins 3 fois le même médecin dans l’année sans que ce dernier ne soit considéré comme leur médecin traitant. L’Assurance maladie va contacter en avril ces patients suivis dans les faits mais sans déclaration administrative, ainsi que leurs médecins généralistes, pour régulariser ces situations — ce qui simplifiera grandement la tâche que chaque CPTS aurait dû faire en ce sens ! Il serait sûrement intéressant de vérifier également pour les patients suivis semestriellement, soit 2 fois par an seulement.
Ce qui augmente faussement ce nombre : le délai de déclaration après un départ en retraite
D'après les chiffres de la Drees, il y avait 64 142 médecins généralistes en exercice libéral exclusif en 2012, 63 059 en 2013 (…) et 57 033 en 2022… soit en moyenne 700 médecins généralistes en moins par an (ce qui est cohérent avec la perte de 800 médecins généralistes par an d'après les prévisions du Cnom en 2018). En supposant que chaque médecin généraliste suive environ 200 patients parmi les quelque 10 millions en ALD en France, cela laisse 140 000 nouveaux patients en ALD sans médecin traitant par an. A la date d’analyse des données par l’Assurance maladie, nous pouvons estimer qu’environ 50 000 sont entre deux suivis (avec une dernière ordonnance pour 3 ou 6 mois). Certains n’ont pas (encore ?) obtenu de nouvelle déclaration médecin traitant, parce que leur ordonnance n’est pas arrivée à échéance ou parce qu’il a été décidé avec le nouveau médecin traitant de différer la déclaration à la deuxième consultation, par exemple. Il serait là aussi intéressant de connaître le taux de patients qui retrouvent un médecin, avec le délai, suite au départ en retraite de leur précédent médecin traitant.
Ce qui augmente faussement ce nombre : les patients suivis par un médecin traitant non généraliste (et non déclaré)
Tout médecin peut être déclaré médecin traitant en théorie, mais cela est rarement utilisé en pratique… Ainsi, les 50 000 patients hémodialysés en France sont suivis (souvent en milieu hospitalier) tous les deux jours, et consultent leur néphrologue tous les 1 à 3 mois, pour leur suivi médical. Certains n’ont pas de médecin généraliste traitant, mais est-ce vraiment un problème ?
De façon plus anecdotique, certains patients peuvent être hospitalisés pendant une longue durée, durant laquelle leur médecin peut être parti en retraite (soins de suite et réadaptation, psychiatrie, neurologie notamment), d’autres peuvent avoir une ALD ne nécessitant qu’une ordonnance annuelle (hémochromatose par exemple), voire une ALD sans traitement médicamenteux et un risque de sortie de soins (troubles cognitifs notamment). En mars dernier, l’Assurance maladie signale que les patients en ALD sans médecin traitant recourent moins aux soins : 20 % n’ont vu aucun médecin généraliste en ville contre 4 % des patients en ALD avec médecin traitant. Cela peut être lié à l’impossibilité de trouver un médecin généraliste, ou à l’inutilité d’en trouver un dans le cadre d’un suivi par un autre spécialiste, ou dans le cadre d’une institutionnalisation (Ehpad, long séjour, etc.). Là encore, il serait pertinent de connaître le détail du non-suivi par type d’ALD, si cela est autorisé par la Cnil. Il serait possible de diminuer ce nombre lors du prochain calcul des patients en ALD sans médecin traitant, en incitant par exemple les non-médecins généralistes à se déclarer s’ils ont vu trois fois ou plus le patient dans l’année.
Ce qui augmente faussement ce nombre : les patients institutionalisés
En 2015 d'après la Drees, 730 000 patients sont accueillis dans des établissements d’hébergement pour personnes âgées, dont 32 790 en unités de long séjour. Environ 30 % des Ehpad sont à budget global : les médecins généralistes n’ont pas accès à la carte Vitale de leurs résidents et dans ce cadre, les déclarations ne sont pas faites, ou par papier avec de multiples occasions de non-déclaration (oubli d’envoi, envoi à la mauvaise caisse, etc.) Dans un Ehpad de Boulogne-sur-Mer, j’ai récemment dénombré 23 patients sur 60 sans suivi par un médecin généraliste (mais ayant peut-être un médecin traitant déclaré !)… et ce taux ne fait qu’augmenter au fil des années. Même si on suppose qu’il y a 10 % des patients en Ehpad sans déclaration de médecin traitant, cela ouvre de nouvelles perspectives pour réduire le nombre global de plus de 70 000. Il serait intéressant de savoir combien de patients en institution (d’après l’adresse connue par l’Assurance maladie) sont « sans médecin traitant » alors qu’ils sont suivis par des équipes soignantes, des médecins hospitaliers ou médecins coordinateurs ; la fameuse « équipe soignante » proposée par le Président de la République lors de ses vœux. Néanmoins, les Ehpad masquent également une autre problématique… Renversons la vapeur avec ce qui « diminue » ce nombre de patients en ALD sans médecin traitant !
Ce qui diminue faussement ce nombre : les patients institutionalisés (bis)
En effet, il est fréquent qu’un médecin reste déclaré médecin traitant d’un patient institutionnalisé, qu’il a décidé de ne pas suivre, pour des raisons d’éloignement (changement de région ou distance de l’Ehpad) ou par choix. La mission de santé sur les déclarations administratives médecin traitant ne doit pas faire oublier les difficultés rencontrées par les résidents en Ehpad (et leurs familles) pour trouver un médecin traitant, et l’intérêt de celui-ci dans leur suivi, auquel ne peut que rarement subvenir seul le médecin coordinateur (dont ce n’est pas le rôle de suivre tous les résidents…). Il reste beaucoup à faire en Ehpad, pour mieux les médicaliser, par l’accueil d’internes supervisés, par la création de nouveaux postes attractifs, par la délégation de tâches aux IPA, etc. Nous savons que 4 % des patients en ALD avec médecin traitant n’ont pas vu de médecin généraliste dans l’année : combien sont en Ehpad ?
Ce qui diminue faussement ce nombre : les non déclarations d’ALD
Le nombre de patients en ALD augmente au fil des ans d'après les données annuelles de l’Assurance maladie avec par exemple 10,39 millions en 2016 et 12,13 millions en 2021. Néanmoins, il est notoire que certains pathologies sont sous-diagnostiquées ou sous-déclarées : par exemple, il y a 368 800 patients en ALD15 (maladie d’Alzheimer et autres démences) alors que 1,2 million de patients seraient concernés, soit un ratio de 1/3 déclaré en ALD (non-diagnostic par le médecin et le patient, diagnostic par le médecin mais patient réticent à faire des tests ou anosognosique, diagnostic par le médecin et le patient mais pas de déclaration car non souhaité par le patient ou patient déjà en ALD pour une autre cause et absence d’intérêt concret pour la déclaration…). De la même façon, nous pouvons être appelé pour constater le décès prématuré d’un patient sans médecin traitant, sans ALD, sans suivi médical… Enfin, rappelons que les ALD sont quasi toujours déclarées par les médecins généralistes ; l’absence de suivi par un médecin généraliste favorise la non-déclaration en ALD… diminuant faussement le nombre de patients en ALD sans médecin traitant !
Concrètement, qu’est-ce que ce point de vue de généraliste implique ?
Tout d’abord, après ces limites apportées aux chiffres fournis par l’Assurance maladie, il est important de redire clairement qu’il existe bien sûr des patients sans médecin traitant (en ALD ou non), et même des patients en ALD avec médecin traitant déclaré mais sans suivi (notamment en Ehpad). Il serait d’ailleurs temps que l’Assurance maladie ne pénalise plus financièrement les patients qui se retrouvent hors parcours de soin par défaut de médecin traitant : cette mesure est difficile à défendre à l’heure où les pouvoirs publics s’alertent des difficultés pour obtenir une déclaration médecin traitant… L’accès aux soins est une priorité en santé : tous les soignants en ont bien conscience et globalement ce qui peut être fait… l’est déjà (comme illustré avec l’augmentation des patientèles en ALD). Une des missions des CPTS est de trouver des solutions pour identifier les patients en ALD sans médecin traitant. L’Assurance maladie va nous aider à résoudre en avril 2023 le premier problème, avec des listes nominatives de patients suivis au moins 3 fois par an par le même médecin. Néanmoins, il reste beaucoup de difficultés, dont la principale semble être le suivi en Ehpad… Et cette quête des patients en ALD sans médecin traitant risque d’être chronophage au sein de nos CPTS pour une conclusion décevante pour les professionnels de santé. Certes, le nombre va rapidement être réduit par correction des anomalies suscitées : il n’y aura pas 800 000 patients en ALD sans médecin traitant en fin d’année, c’est déjà une certitude ! Cela sera au moins un succès politique pour le Président en janvier prochain (même s’il « faudra faire plus », on le sait), mais il me semble peu probable que cela aboutisse à une réelle amélioration dans nos cabinets de l’accès aux soins, qui ne dépend que du temps médical disponible. L’augmentation du temps médical disponible devrait donc être la priorité sur l’accès aux soins avec notamment trois leviers d’actions concrets insuffisamment mis en avant :
- diminuer les tâches de soins inutiles, telles que celles relayées dernièrement par le Collège de médecine générale à travers le site certificats-absurdes.fr (suppression des certificats médicaux pour arrêts de travail courts et absence pour enfant malade notamment),
- poursuivre la délégation de tâches en ouvrant le remboursement à d’autres professionnels de santé dont les actions en matière de prévention sont reconnues (diététiciens, psychologues, ergothérapeutes),
- diminuer les raisons de recourir aux soins par des actions de prévention contre le tabac, l’alcool, l’obésité, mais aussi les infections par le plan d’amélioration de la qualité de l’air promis par le candidat Emmanuel Macron entre deux tours de la présidentielle dont les effets dans les écoles étaient attendus fin 2022 (réduction des infections à transmission respiratoire, réduction des allergies, amélioration de la concentration des élèves, diminution de l’absentéisme et des consultations médicales, etc.)
C’est en réduisant les consultations par des mesures de prévention et de simplification que nous permettrons aux médecins de retrouver du temps pour suivre des patients en Ehpad ou pour continuer d’accepter de nouveaux patients suite au départ en retraite de leurs confrères.
La sélection de la rédaction
Etes-vous favorable à l'instauration d'un service sanitaire obligatoire pour tous les jeunes médecins?
M A G
Non
Mais quelle mentalité de geôlier, que de vouloir imposer toujours plus de contraintes ! Au nom d'une "dette", largement payée, co... Lire plus